Quelles sanctions pénales pour les policiers ? – après l’affaire Théodore Luhaka
Vendredi 19 janvier 2024 : il y avait un mélange d’apaisement et de colère à l’annonce du délibéré de la cour d’assises du tribunal de Bobigny, après deux semaines d’audience, condamnant les trois policiers mis en examen à 12 mois avec sursis pour le principal accusé et 3 mois avec sursis pour les deux autres. Et à nouveau, il y avait de quoi s’interroger ; non pas tant sur cette décision de justice en soi que sur la volatilité d’un problème d’ordre politique dissout dans le rituel du procès pénal et l’habile rhétorique de ses acteurs.
Si l’acquittement demandé par les avocats de la défense n’a pas été obtenu, comment expliquer ce délibéré alors que le préjudice physique et moral subi par la victime a été reconnu suite à une interpellation particulièrement traumatisante ? Est-ce l’absence de peine de prison ferme qui devrait émouvoir, ou – à nouveau – la minimisation de la brutalité des violences exercées ?
Ce que l’on a appelé « l’affaire Théo » (du nom de Théodore Luhaka) a soulevé bien des questions ; celle en amont de la politique de gestion des risques des quartiers populaires ; celle en aval des conditions requises d’une pénalisation des illégalismes policiers ; et celle, plus généralement, de la violence politique d’État dans son caractère bien souvent insaisissable.
Longtemps invisibilisée, cette violence d’État est un fait : elle a sévit durant la séquence des années 1960 avec, notamment, « les massacres d’État » durant la guerre d’Algérie et en Guadeloupe[1], puis lors des années 1970, où une police des quartiers et une jurisprudence des « crimes racistes ou sécuritaires » marqué par une culture de l’impunité se sont progressivement mises en place[2]. La violence d’État, c’est de l’histoire, dans son déni même. On se souviendra à la phrase historique d’Emmanuel Macron face aux nombreuses protestations dénonçant les violences des « forces de l’ordre » contre des manifestants désarmés, en plein mouvement des « gilets jaunes » : « Ne parlez pas de répression et de violences policières. Ces mots sont inacceptables dans un État de droit » (2 mars 2019). Un tel déni tournerait à la farce si ce n’était si grave.
Certes, la brutalité des interventions en maintien de l’ordre s’inscrit dans un contexte et des circonstances spécifiques ; de façon générale, elle n’est jamais comparable avec celle en matière de sécurité publique. D’ailleurs, le maintien de l’ordre n’est pas considéré par la sociologie de la police comme une activité policière mais de stricte exécution[3], longtemps de prérogative militaire. On s’intéressera donc ici à des affaires récentes qui relèvent de l’exercice habituel du métier policier, reposant sur « l’inversion hiérarchique », telle que théorisée par le sociologue Dominique Monjardet[4], en se concentrant sur ce procès suivi dans le public une bonne partie de l’audience du 9 au 18 février 2024, à Bobigny.
Policiers et gendarmes au tribunal
Sans revenir sur les années 1960-1970, considérons quelques affaires exemplaires survenues depuis une décennie, afin de mieux situer le degré d’exceptionnalité de ce délibéré.
Le 21 avril 2012, un coup de téléphone anonyme indique la présence d’un homme recherché pour vols à main armée, en face d’un bar de Noisy-le-Sec. Un équipage de police en patrouille se rend sur les lieux et tente de l’interpeller alors qu’il est en fuite. Le policier Damien Saboundjian tire dans le dos d’Amine Bentounsi, qui décède la nuit suivante. Il est mis en examen pour homicide volontaire ayant entrainé la mort sans intention de la donner. Survenu entre les deux tours de l’élection présidentielle de 2012, cette affaire est rapidement politisée, entre manifestations policières, polémique sécuritaire et soutiens à la famille d’Amine.
Lors du procès devant la cour d’assises de Paris, en 2016, bien que l’avocat général ait confirmé que le policier avait cédé à la panique, sans être en légitime défense, requérant cinq ans de prison avec sursis et l’interdiction d’exercer, le policier est acquitté. Le représentant du Parquet avait considéré que cet acquittement équivaudrait à un « permis de tuer », et il décide de faire appel. Lors du second procès en 2017, Damien Saboundjian fut cette fois condamné à une peine de 5 ans de prison avec sursis et l’interdiction porter une arme durant la même durée. À la sortie de l’audience, Amal Bentounsi, grande sœur de la victime, fondatrice de « Urgence contre les violences policières ! », qui a cherché à faire de ce procès un événement politique, déclarera à la sortie du tribunal : « c’est une demie-victoire ! ». Maintenu à son poste, le policier exerce aujourd’hui ses fonctions, avec un mandat syndical, à Grenoble.
En décembre 2015, 18 garçons et filles de 14 à 18 ans décident de déposer une plainte contre des policiers d’une brigade de proximité pour « violences volontaires aggravées », « agression sexuelle aggravée », « discrimination » et « abus d’autorité » lors de contrôles d’identité dans leur quartier du 12e arrondissement de Paris. Leur avocat qualifie ces gestes d’agressions sexuelles. Accusés de violences aggravées contre des jeunes du 12e arrondissement de Paris, trois policiers sont condamnés à 5 mois de prison avec sursis et 2000 euros chacun de dommages et intérêts par le tribunal correctionnel de Paris, le 4 avril 2018.
Le 19 juillet 2016, Adama Traoré meurt dans la caserne de Persan, près de deux heures après son arrestation dans sa ville de Beaumont-sur-Oise (Val-d’Oise) au terme d’une course-poursuite. Après une longue procédure judiciaire marquée par une bataille d’experts sur les circonstances du décès et une politisation de cette affaire par le Comité Adama, elle trouve son dénouement le 1er septembre 2023 : les gendarmes auteurs de l’interpellation sont relaxés. La famille d’Adama Traoré a annoncé faire appel.
Quelques mois plus tard, le 2 février 2017, lors d’une intervention de quatre policiers de la BST (Brigade spécialisée du territoire), à Aulnay-sous-Bois, Théodore Luhaka est victime de violences graves suite à un coup de matraque dans la zone rectale, d’abord qualifié de « viol » – qualification finalement non retenue par l’accusation.
Alors que l’Assemblée nationale vote un projet de loi assouplissant les règles de légitime défense et l’usage des armes à feu, cette affaire est également d’emblée politisée. D’abord, par un rassemblement devant le TGI de Bobigny, le 12 mars, donnant lieu à des affrontements entre jeunes des quartiers voisins et forces de l’ordre ; ensuite, par la prise de position en faveur de la victime, a priori étonnante de la part d’un ancien syndicaliste policier, du maire Les Républicains d’Aulnay-sous-Bois Bruno Beschizza ; enfin, par la venue du Président Hollande au chevet de Théodore Luhaka. Son prénom prend place dans la série des victimes de la police : « Zyed, Bouna, Théo et Adama, on n’oublie pas, on ne pardonne pas ! ». La gravité des faits conduisait à leur criminalisation.
Entre 2019 et 2020, des policiers de la brigade territoriale de contact (BTC) du quartier des Quatre-Chemins à Aubervilliers commettent des faits de violence au préjudice d’habitants des cités Scandicci et des Courtillières, connues pour héberger du trafic de drogues. Le 14 septembre 2023, le tribunal de Bobigny en condamne cinq à des peines allant de six mois avec sursis à trois ans de prison, dont deux avec sursis, pour des faits de violences et de faux procès-verbaux.
Le 30 mai 2019, à Saint-Ouen, lors d’un contrôle d’identité de personnes qui improvisent une séance de sport, un des quatre policiers de la Compagnie de sécurisation et d’intervention de Seine-Saint-Denis (CSI 93) plaque un homme de 39 ans au sol en le saisissant par les chevilles, puis en le frappant au visage de plusieurs coups de poing. Il en sort avec dix jours d’incapacité totale de travail (ITT). Pour avoir voulu filmer avec son téléphone la scène dont il était témoin, un autre jeune de 23 ans reçoit, lui, une décharge de taser, qui permet aux policiers de le maîtriser.
Les quatre policiers âgés de 35 à 43 ans sont jugés devant la 14e chambre correctionnelle de Bobigny pour violences, détention de cannabis, faux PV ou encore vol. Deux policiers de la compagnie de sécurisation et d’intervention de Seine-Saint-Denis sont condamnés pour violences à sept et neuf mois de prison ferme, aménageables, le jeudi 15 juin 2023 par le tribunal correctionnel de Bobigny. Cette affaire s’inscrit dans le vaste scandale qui a touché la CSI 93, unité aux méthodes controversées visée par une quinzaine d’enquêtes depuis 2019 et deux procès à venir. Promise à la dissolution par le préfet de police de l’époque Didier Lallement, la compagnie a été finalement réorganisée et replacée sous l’autorité de la CSI de Paris. Son ancien patron a pris le commandement du service spécialisé du maintien de l’ordre circulant à moto, la BRAV-M.
Dans l’après-midi du 21 juin 2022, un jeune homme alors âgé de 19 ans est arrêté sur un point de trafic de drogue et amené au commissariat de Sevran, suspecté de vendre des stupéfiants. Cinq heures plus tard, deux policiers filmés par la vidéosurveillance du poste de police pénètrent dans la cellule et le rouent de coups occasionnant quatorze jours d’incapacité totale de travail (ITT). Le 2 novembre 2023, un des deux policiers est condamné par le tribunal correctionnel de Bobigny à six mois de prison avec sursis et trois mois d’interdiction professionnelle. « Vous avez complètement dérapé face à une situation que vous pouviez totalement maîtriser », a assené le procureur Loïc Pageot, tenant audience tous les jeudis à Bobigny sur des affaires similaires.
Arrêtons-là cette liste de procès récents de policiers dans l’exercice de leurs fonctions. Elle n’est en rien exhaustive. De plus, il y a des affaires qui ne sont pas jamais sorties. En outre, il faudrait leur ajouter ceux ayant mis en cause en particulier des membres des forces de l’ordre (CRS) lors du mouvement des « gilets jaunes », en 2018-2019, qui ont été condamnés à des peines de prison avec sursis ; ou encore, la mort de Cédric Chauviat, suite à un contrôle de policiers, le 3 janvier 2020, dont l’instruction est en cours.
Enjeux d’une forte médiatisation et politisation, d’une visibilité sans commune mesure avec ce qu’elle était avant l’ère d’Internet et des smartphones, parallèlement à la montée en puissance des syndicats policiers majoritaires proches de l’extrême droite, ces cas ne permettent pas pour autant de disposer d’une vue d’ensemble à partir de statistiques pénales sur l’ensemble du territoire lors des dix dernières années, laquelle vision d’ensemble nécessiterait une enquête systématique, au moins dans une plus ou plusieurs juridictions (en particulier en Seine-Saint-Denis). Elles constituent néanmoins une base pour l’analyse sociologique.
Quelles leçons en tirer ? La tendance est, au terme parfois de longues instructions et batailles de procédures, à une pénalisation accrue des conduites déviantes des policiers sur la voie publique, au travers de peines de prison avec sursis, qui n’empêchent nullement les accusés d’exercer leur métier par la suite couverts qu’ils sont par leur hiérarchie. Voilà le paradoxe. Néanmoins, cette tendance n’est pas nouvelle, comme l’avait déjà montré Fabien Jobard en 2002, puisque que l’on est passé, au cours du dernier demi-siècle, de quelques condamnations judiciaires à une vingtaine à la fin des années 1990 (pour, néanmoins, près de 600 plaintes) ne retirant rien « aux séries de prononcés de peines étonnement cléments ». On voit qu’elle se confirme : on ne peut pas – ou plus – dire que les policiers bénéficient d’une totale impunité au plan pénal de nos jours, même si la logique du deux poids deux mesures demeure…
Certes, on pourra toujours objecter un autre paradoxe consistant à la fois à dénoncer l’horreur carcérale et à regretter que les coupables n’aillent pas en prison. Pour autant, trois phénomènes sont frappants. Le premier est d’ordre juridique : c’est le décalage entre les principes et les faits, les peines encourues (jusqu’à 15 ans de prison ferme), les réquisitions du Parquet et les peines octroyées. Le deuxième est la capacité de l’institution policière à se protéger pour donner l’image de faire corps, même dans le pire, comme on le verra à la fin de cet article. Le troisième réside dans les inégalités de traitement judiciaire qui conduisent à payer cher les mêmes violences contre les agents dépositaires de l’autorité publique par rapport à celles dont ils sont accusés, inégalité plus probante encore si on la compare à des peines pour des délits de droit commun.
Un exemple parmi d’autres pourrait en convaincre. La veille du verdict du sursis des policiers ayant mutilé Théodore Luhaka, un jeune sans-abri de 27 ans, qui vit dans une tente à Narbonne, a été condamné à 8 mois de prison ferme, pour avoir été surpris ce 14 janvier, en train de s’introduire dans une maison et enfiler directement les vêtements chauds qu’il venait de dérober pour se réchauffer[5]. Dans la poche de la doudoune se trouvaient des airpods et 200 euros selon les propriétaires des lieux, qui ont porté plainte contre le jeune homme. Au verdict de 8 mois de prison ferme, s’est ajouté la révocation d’un sursis antérieur de six mois datant d’une condamnation de septembre 2022 : il part donc pour 14 mois en prison et aura 300 euros à verser à la « victime » au titre du préjudice.
La légitimité de la violence d’État en question
Ce que Foucault appelait la « gestion différentielle des illégalismes » est couverte par l’ambiguïté de la notion de « violences policières ». Étrange euphémisme qui s’est banalisé dans le discours réunissant de façon inversement symétrique les tenants de la loi et l’ordre et les militants radicaux qui les dénoncent comme étant au service des pouvoirs et des institutions. Car si pour les premiers violence et police sont parfaitement conciliables dès lors que la force publique est nécessaire, strictement proportionnée, adaptée à la situation (couverte par la légitime défense, par exemple), pour les seconds toute violence de la police appelle la dénonciation ; et si cette dernière ne parvient pas à sa judiciarisation et à des condamnations, c’est du fait de la collusion d’intérêts entre la police et la justice. Violence légitime versus violence illégitime, tel est le débat.
Le concept de légitimité est y donc central, et nécessite de revenir à Max Weber. En effet, il possède deux significations très différentes : l’une normative et juridique, l’autre proprement sociologique dans la perspective du sociologue. Désormais convoqué à la barre, il l’est le plus souvent à tort et à travers. On se souviendra aussi de la sortie de l’actuel ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, croyant faire étalage de sa culture, devant la Commission des lois en 2020 : : « La police exerce une violence, certes légitime, mais une violence, et c’est vieux comme Max Weber ».
Et alors que se multiplient à travers le monde les manifestations contre l’assassinat de George Floyd, mort étouffé par la police, et au-delà, contre les violences policières, Gérald Darmanin croit sans doute faire de l’humour en ajoutant « Quand j’entends le mot « violences policières », moi personnellement je m’étouffe… » Or c’est un contre-sens majeur, car il n’existe dans le monde aucun État de droit qui n’a pas eu recours à des formes illégales et illégitimes de violence policière a tel ou tel moment de son histoire ! Par exemple : la République Française depuis au moins 1944. Un seul exemple : le 17 octobre 1961, qui a fait des centaines de morts, tous Algériens. Le responsable de ce massacre fut le préfet de police de Paris, Maurice Papon, qui fut jugé pour d’autres faits datant de la collaboration avec le régime nazi dans la déportation des Juifs.
Or que disait donc Weber ? Dans Économie et société (1921), il propose sa célèbre définition de l’État : « on peut définir comme « État » une institution politique, écrit-il, lorsque « elle revendique avec succès (…) le monopole de la contrainte physique légitime ». Il ajoute plus loin que l’État utilise beaucoup d’autres moyens pour se faire obéir, mais « la menace et éventuellement l’application de la violence » est partout, « en cas de défaillance des autres moyens, l’ultima ratio ». Dans sa conférence sur « La vocation d’homme politique » (1919), il proposait une définition quelque peu différente : « l’État est cette communauté humaine qui, à l’intérieur d’un territoire déterminé (…) revendique pour elle-même et parvient à imposer le monopole de la violence physique légitime comme moyen de domination et qui, dans ce but, a réuni dans les mains des dirigeants les moyens matériels de gestion. »[6]
Mais qu’entendait Weber par le concept de légitimité ? Loin d’avoir le sens normatif de « juste », il désigne uniquement la croyance en la légitimité du pouvoir, son acceptation comme légitime par les sujets de la domination. Dans ce sens, « l’invocation de Weber pour légitimer la violence d’État tient à la fois de la magie et du sophisme »[7]. Au fond, le Code pénal ne s’y trompe pas en qualifiant la violence légitime dès lors qu’elle est strictement nécessaire et proportionnée (interpellation difficile, légitime défense, maintien de l’ordre nécessitant l’usage de la force ou des armes), et à l’inverse illégitime lorsqu’elle est jugée disproportionnée ou abusive.
Il revient alors à la justice administrative, le cas échéant l’IGPN (Inspection générale de la police nationale), et à la justice pénale de trancher entre violence légitime et illégitime. Le problème est que le poids politique de l’institution policière et ses liens avec l’institution judiciaire conduisent à dénier le caractère illégitime de la violence. C’est ce qui fait que nombre d’instructions débouchent sur des non-lieux et, lorsqu’il y a procès, tantôt sur l’acquittement de policiers incriminés (par exemple les trois policiers mis en cause dans l’électrocution de Zyed Bena et Bouna Traoré, en 2005), tantôt sur des peines de quelques mois avec sursis.
Dans nombre des affaires récentes citées plus haut s’ajoute une dimension fondamentale : la dimension raciale, venant buter elle aussi sur une logique du déni. Depuis les années 1970, elle est pointée par le discours et le travail des militants de cité. Certes leur mobilisation dans les années 1980 et 1990 a contribué à réduire le nombre de jeunes hommes issus des immigrations postcoloniales ayant trouvé la mort suite à une interaction violente avec la police. Mais ces drames n’ont jamais disparu, comme le montre le cycle des émeutes urbaines qui sont d’abord des émeutes de la mort, à l’image de celle qui a suivi l’homicide policier sur la personne du jeune Nahel, le 28 juin 2023.
En revanche, le contrôle d’identité – seul outil juridique au service de la police urbaine dans ses interventions sur la voie publique – a déplacé la zone grise de la violence institutionnelle[8]. Il revient aux travaux en sciences sociales d’avoir pointé la surreprésentation, parmi les cibles des contrôles policiers, des jeunes appartenant aux catégories populaires et racialisées habitant dans les « zones urbaines sensibles » dans les années 2000[9] .Ces travaux soulignent le faible rendement pénal des contrôles dans la détection et la poursuite d’infractions. Enfin, les enquêtes internationales comparatives ont mis en lumière le style particulièrement répressif de la police française[10].
Trois policiers en cours d’assises
Or qu’a-t-on vu et entendu en particulier lors des audiences de la cour d’assises de janvier 2024 ? Répétons-le : la difficulté à établir et reconnaitre les faits à hauteur du préjudice corporel et moral subi par Théodore Luhaka. Sa vie a basculé. Il n’a plus été que l’ombre de lui-même dans sa famille comme pour ses amis. Terminée sa carrière sportive dans le football professionnel, qui était sa passion et son rêve. Il le dira lui-même à la barre : « je suis mort le 2 février 2017 ».
Alors que les experts défilaient à la barre, sous le feu des questions de la cour et des avocats, pour disserter sans réserve sur son corps meurtri, il ne pouvait que se tenir la tête dans la main, soutenu dans cette nouvelle épreuve par sa famille et ses proches présents tout au long de ces deux semaines de débats pour entendre vérité et justice dans le calme. « Je suis devenu un truc, une agression, une “Théo”. “Une Théo”, c’est une matraque dans les fesses. Peu importe ce que je fais, je serai toujours celui qui s’est fait violer. » Inversement, les policiers suspendus après leur mise en examen ont tous repris du service depuis, d’une façon ou d’une autre. Comme le note une journaliste, « ce n’est pas le moindre des paradoxes : plus le couperet des assises approchait, plus leur administration semblait prête à leur pardonner. »
De même, tout au long du procès les éléments à charge se sont accumulés tout en étant minimisés. Le coup de matraque dans l’anus était-il « tout à fait légitime » pour interpeller un « individu récalcitrant » ? « Une scène rare aux assises, note une journaliste : c’est le service enquêteur qui prête de bonnes intentions aux accusés, énumère leurs contraintes et leur trouve des excuses. »[11] Les policiers de l’IGPN, saisie pour « viol en réunion », venus témoigner à la barre, concluront à un « usage proportionné de la force » aux « conséquences tragiques ». Le commissaire de l’IGPN penchera, lui, pour un « usage disproportionné de la force ».
D’après le décompte d’un expert auditionné, le principal inculpé en a au moins mis sept, avec son bâton de défense et sa main, avant le huitième qui le blesse gravement. Théodore Luhaka dit aussi avoir reçu du gaz lacrymogène dans la bouche. Des vidéos prises dans la zone où ce dernier tentait coûte que coûte de se maintenir afin d’être le champ des caméras de vidéo-surveillance, mais aussi des photos de Théodore le montrant le visage tuméfié et le tee-shirt en sang, seront exhibées à plusieurs reprises en audience. Face à l’accusation, les trois policiers se sont enferrés dans leurs contradictions, exprimant leur compassion et regret tout en restant jusqu’à leurs derniers mots droits dans leurs bottes : « Nous avons fait notre travail ».
Leur ligne de défense était particulièrement claire à cet égard. En guise d’éléments de contexte, ils n’ont cessé d’évoquer l’image qu’ils se font des « cités pourries » du 93 où ils sont amenés à intervenir pour, disent-ils encore, « chasser le voyou ». C’était déjà inverser la charge : ce sont les policiers qui subissent l’agressivité des jeunes, s’exposent à leurs insultes et à leur refus d’obtempérer ; bref, ce sont eux les premières victimes – comme ces trois-là ne cesseront de se présenter dès le début du procès en soulignant combien cette affaire a bouleversé leur vie.
Ici, il n’est pas question d’invoquer la situation sociale dans ces quartiers populaires qui voient s’accumuler les problèmes sociaux et sont à l’origine de ce que les médias et politiques appellent « la crise des banlieues » lorsqu’elle explose. Lorsque le chef de bord et adjoint du chef de groupe vient à la barre, pour donner sa version de l’interpellation, il insiste d’abord sur la dangerosité de ce supposé important point de deal (contesté par des témoins au regard d’un autre point, plus actif, situé un peu plus loin), le climat de tension qui y règne en général, la présence ce jour-là « d’individus hostiles ». « J’en ai marre de ces cités pourries, de ces cons », lâchera-t-il. De quoi justifier le port d’un LBD (lanceur de balle de défense) et de grenades lacrymogènes (M 16), d’arriver en vue d’un contrôle d’identité comme son collègue, matraque à la main. De carrure imposante, l’homme concède pratiquer les arts martiaux, « utiles dans mon métier, plutôt que la danse ou le hochet… ».
Un des avocats de la partie civile pourra regretter que les gardiens de la paix aient cédé la place aux forces de l’ordre. Là encore doux euphémisme face à la « bataille de tranchées » (le mot sera prononcé) que sont les zones réputées criminogènes et au diktat de faire du chiffre – culture du résultat oblige. Mais comme cela a été dit et répété, ce n’est pas « le procès de la police » qui a lieu ; ce n’est pas non plus celui d’une politique publique ; c‘est celui de déviances policières n’ayant pas de cause structurelle.
Cet équipage de la BST a mauvaise réputation. Certains habitants racontent des tabassages en règle à l’abri des regards, dans les halls, la nuit. Le 2 février, des témoins ont filmés la scène. L’IGPN s’étonnera de n’avoir reçu aucune image. L’absence d’un dépôt de plainte s’expliquerait par la crainte de représailles de la police. « Balivernes » que tout cela, rejette un des policiers à la barre. D’ailleurs « à chaque fois, on a gagné ! » Autrement dit, peu importe la réalité des violences illégitimes, les décisions de justice les annulent de droit. « Circulez y’a rien à voir ! » Ce n’est pas seulement le raisonnement qui est bancal, c’est le décalage entre la version policière et les faits rapportés par la partie civile et l’avocat général, qui contribue à invisibiliser le problème de la police des quartiers.
L’arrivée de l’équipage de la BST sur zone provoque d’emblée la tension. Théodore Luhaka s’en plaint. Mal lui a en pris. Il est physique (1,90m), et la tentative « d’amener au sol » du chef de bord rate : il tombe pour se retrouver sous lui, envoie un jet de gaz lacrymogène, s’en prend plein les yeux, en tenant son homme par la jambe. L’interpellation « propre » sera pour un autre jour – si cela existe dans un tel contexte. Il faut en venir aux coups, dont le principal dans l’anus de la victime, faire face à l’opposition de Théodore d’être menotté et de l’assoir, avant de le prendre avec ses collègues chacun par un membre pour l’allonger – le tout filmé par la vidéo.
Immobilisé au sol, il prend des coups. La vidéo montre et remontre le coup de pied d’un des trois policiers, justifié par un objet à écarter sous le corps de Théodore. Quel type de coup de pieds est-ce donc ? Un geste footballistique ou un coup de savate ? Et pourquoi attendre plutôt que filer au commissariat tout proche ? Pour que la zone soit sécurisée ? Le chef de bord a pourtant envoyé un message radio d’appel à des renforts suite à « une petite altercation ». Rien de grave, non rien de grave. Ce policier le dira à la barre : ce n’est qu’une fois arrivé au commissariat, « quelques temps après, qu’on apprend qu’il y a eu un gros problème »…
À entendre ce policier, désormais en poste dans une Bac à Lille, on sent poindre son dilemme : assumer son rôle de policier en « zone sensible » et reconnaître ses difficultés à maitriser l’intervention ; s’en remettre à ses « collègues face à un individu violent et agressif », alors qu’il est menotté, et ne peut rien voir, ni le coup de matraque fatidique, ni que Théodore saigne beaucoup (« il saigne du fion » alertera un collègue du commissariat) ; juste qu’il ne cesse de se débattre (« et il continu, continu, continu »), sans avoir l’impression de mettre une portée excessive dans ses gestes (« Sa tête cogne contre le mur, ça m’étonne ! » ; « Je commets un mauvais geste mais je ne le vois pas comme une faute »), ni être surentrainé (« On n’a jamais le temps de s’entrainer, je précise »). Il aurait préféré que les « individus agressifs » viennent discuter avec eux, alors que l’intervention des policiers participe elle-même de « ce climat de tension extrême ». Quant aux coups reçus par Théodore et aux insultes racistes (« Négro, bamboula, salope »), il dément formellement. C’est personne, une pure invention.
On attendrait une explication de ce coup transperçant la chair sur dix centimètres, on n’en aura pas. Suite à la médiatisation de l’affaire, ce policier prend du recul, ne lit pas les journaux, revient dans son village, « sans avoir le sentiment d’avoir fait quelque chose de répréhensible – même si je le sais aujourd’hui ». Il se fait plus virulent à l’égard du fonctionnaire de l’IGPN, qui lui donne des leçons d’interpellation dans le 93, alors qu’il n’y aurait jamais mis les pieds. L’avocat de la partie civile a beau dire que les violences policières, ça arrive, on le voit dans le journal, il n’en démord pas : « Il n’y a jamais eu de violences illégitimes. Un seul coup, le reste était légitime ». La parole des parties civiles ne vaut pas celle des policiers, c’est entendu.
On sait le rôle des experts central en cour d’assises[12]. Plusieurs experts ont été auditionnés (médecins, proctologues, psychiatres). Pendant plusieurs journées, ils sont venus exposer et répondre aux questions des magistrats et des avocats. Théodore Luhaka a vu son intimité dévoilée, disséquée, commentée par les médecins ; de quoi se prendre la tête dans les mains et saigner du nez à certains moments. Le psychiatre, préposé aux dangers individuels, a la charge de dévoiler la biographie du criminel, de répondre à la question qui est-il, d’inférer de son identité son crime[13]. Ici, ils ont pu également livrer leur diagnostic clinique de la victime et des trois policiers avec l’autorité scientifique qui leur est accordée par le tribunal.
L’expertise psychiatrique du chef de bord fait état d’un homme sans antécédent, d’une « bonne intelligence », « bon vivant », dont les conséquences de l’événement sont diverses (troubles du sommeil, cauchemars thématiques, subdépression fluctuante, moindre investissement). Celle du principal accusé décrit un individu « pas impulsif », qui a absorbé toute la médiatisation « comme une éponge », tout en bénéficiant du socle idéologique de l’institution policière : la solidarité.
Quant à l’expertise psychiatrique de Théodore Luhaka, elle suscite les réactions et questions de la cour et de l’avocat général sur l’explication à donner à la vingtaine de versions différentes qu’il a données. Question du procureur : – « ‘‘On ne peut exclure l’imaginaire dans la représentation de la police’’, dites-vous. Pouvez-vous développer ? » – « Il n’y a pas de critique systématique (de la police), mais l’hypothèse que cela peut mal se passer avec certains policiers. Le sujet oscille entre la vérité et des ajouts dans une reconstruction psychique pour attribuer un sens alors que la réalité est tout à fait différente. » Bref, « ce qui s’est passé n’est pas le plus important », on ne peut pas vraiment savoir ; ce qui importe, c’est non pas le coup fatidique, mais le traumatisme.
À quoi servent les experts psychiatres ? D’un côté, non pas tant à se prononcer sur la responsabilité pénale ou la démence des accusés que sur la « normalité » des policiers ; de l’autre, sans trancher sur l’évaluation de l’intelligence de la victime, « moyenne-basse » ou « moyenne-haute », relativiser la version de la victime sur la violence qu’il a subie, emportée par son imaginaire. « Est-ce qu’il aurait pu dire quelque chose qui n’a pas existé ? » la notion d’« ajout » a ouvert une brèche dans laquelle les avocats de la défense n’ont pas manqué de s’engouffrer.
Ceci n’est pas le procès de la police
Les avocats de la partie civile avaient pris leur précaution : « il ne s’agit pas du procès de la police mais de celui de la violence illégitime – qui ne peut être perdu », avait ajouté l’un d’entre eux. On comprend en situation cet argument rhétorique afin d’être entendu des jurés et ne pas offrir à la défense un boulevard pour dénoncer ce sentiment que « tout le monde déteste la police ». Il s’agit de faire la part entre l’institution policière et certains policiers, qualifiés selon les cas de « brebis galeuses » ou de « pommes pourris », dont la mise au ban vient légitimer la première. C’est en cela « une affaire de justice, pas de police ».
Pas si simple pourtant. C’est que la difficulté est la suivante : « les preuves de violence sont difficiles à apporter, car c’est la police qui apporte les preuves ». Or que dit l’équipage de la BST : qu’intervenir en « zone sensible », sur un point de deal, suppose l’exercice de la force. Pourtant, l’audience l’a montré, Théodore Luhaka n’a rien à voir avec le « milieu de la violence » ni avec les dealers. Il rentrait de Belgique, en formation dans un club professionnel de football, et devait apporter une paire de chaussures à une amie. Au mauvais moment au mauvais endroit, il a été choqué par un contrôle abusif, les insultes et claques (« ils nous parlent comme des chiens »). C’est pourquoi, dans sa naïveté même, il est intervenu auprès des policiers.
Mal lui a en a pris. Plaqué dos au mur, frappé, mis au sol, gazé, avant de recevoir ce terrible coup de bâton de défense dans le rectum, sans que les policiers ne se rendent compte, disent-ils, de la gravité de leur geste. De plus, les images accusent les policiers. Ayant enfin immobilisé et menotté Théodore, ils continuent de le tabasser pendant le transport au commissariat. Pire encore : les trois policiers ne lui portent aucun secours.
C’est un policier du commissariat qui se rend compte que Théodore saigne abondamment et prévient d’urgence les pompiers. Voilà la culture de l’impunité : négliger, minimiser, dénier. Le préjudice n’est donc pas seulement physique mais moral ; il est de l’ordre de l’humiliation. « Chasser les voyous », c’est s’en prendre à des « sous-hommes », sans aucun discernement, les déshumaniser. Entrer en condamnation au regard du préjudice corporel et moral, concluront les avocats de la partie civile, « doit servir à quelque chose : changer le cours des choses ».
De son côté, lors de ces observations l’avocat général s’était attardé sur le PV d’interpellation rédigé par un des policiers pour souligner des erreurs manifestes et des mensonges par omission : – « Il y a un certain nombre de choses que vous omettez de signaler. » – « J’étais un jeune policier ! » – « Elles sont où les précisions ? Pourquoi vous n’évoquez pas les blessures et le sang ? » – « C’est une erreur de ma part, c’est un des premiers (PV d’interpellation) que j’ai faits » – « Pourquoi alors mentionner un fait sur votre collègue entraînant un jour d’ITT, et pas les blessures de Théodore Luhaka ? » Le plus jeune des policiers n’en dira pas plus.
Dans son réquisitoire, l’avocat général s’en tiendra à ce que l’on voit. « Le droit à exercer la violence n’est pas absolu ». Il démontrera qu’il n’y avait pas de légitime défense et qu’à la mutilation de la victime s’ajoutait une infirmité permanente, sans parler des coups reçus par ce dernier que rien ne justifiait (des « violences gratuites ») alors qu’il était menotté – et donc déjà gravement blessé. Il finira son réquisitoire en pointant du doigt les trois hommes : « Nous avons besoin d’une police qui nous protège, pas de ces policiers. » Et il demandera après de deux heures de réquisitoire 3 ans de prison avec sursis et cinq ans d’interdiction d’exercer sur la voie publique pour le principal inculpé, 12 mois avec sursis et deux ans d’interdiction d’exercice pour le chef de bord, et trois mois avec sursis pour le dernier.
Les quatre avocats de la défense se feront forts de balayer les accusations. Le jeune avocat du principal accusé commencera sa plaidoirie – la première en assises – par un effet de dramatisation à l’adresse des jurés : « Peut-être avez-vous voulu voir le visage du monstre ? Eh bien il a fait de son mieux et comme il pouvait : voilà le principe ». « Bousculer n’est pas un délit ! » « Bien sûr que violence et police sont conciliables. » C’est affaire de légitimité. Et de démontrer pourquoi et comment est définie la proportionnalité en sept points : une gestuelle pas désordonnée, pas d’élan, un coup piston, un geste appris, le choix des mots, la nature de l’arme, la parole des experts qui le confirme. « Les mobiles racistes sont venus insidieusement polluer le dossier. Ce que vous devez juger, c’est l’objectif poursuivi, non ses conséquences. La peine, il l’a déjà subie depuis sept ans. »
Le dernier avocat de la défense à parler, spécialiste réputé de la légitime défense, citera son client : « J’avais le droit de le faire ! ». Après un rapide exposé sur la fonction sociale de la police, en référence au Léviathan de Hobbes, il s’emploiera à justifier le contrôle d’identité des dealers (sic) dans un quartier surnommé « Kill les flics » comme parfaitement légitime, démonter l’accusation (« décousue, de mauvaise foi et idéologique »), souligner l’absence de preuve de la brutalité policière (« personne n’a fourni de vidéos, qui ne manquaient pas »), railler les instructeurs de l’école de police (« ne pas enseigner les mauvais coups, mais là on ne peut pas faire autrement ») pour conclure : « si Théo avait eu un bleu, est-ce qu’on en aurait parlé ? » Il s’agit donc de préserver la vie des citoyens et la confiance de la justice dans sa police. Mais à quel prix ?
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En réalité, il faut protéger l’institution policière. Voilà le message, la logique inversée conduisant à son autonomisation politique. On peut l’expliquer de diverses manières. La déviance de quelques-uns ne peut entacher l’institution elle-même, sachant que le pouvoir discrétionnaire est une caractéristique de toutes polices. Il y a des raisons d’ordre politique, comme le constatait déjà au moment des faits le sociologue Marwan Mohammed. « L’exécutif national, qu’il soit de droite ou de gauche, est nettement plus sensible aux demandes des syndicats de police majoritaires qu’aux demandes provenant de la société civile d’un contrôle accru et d’une réforme radicale du fonctionnement de l’institution policière, particulièrement les agents affectés au maintien de l’ordre public. Le discours contre les violences policières de la population n’est pas un discours anarchiste opposé à toute autorité policière. Il y a une demande de sécurité, comme partout ailleurs, mais elle ne doit pas se faire au prix du mépris, de l’indignité, de la violence de l’État. » Or force est de constater, rapports après rapports, enquêtes après enquêtes, que cette dernière est au rendez-vous.
Creuser cette piste en reviendrait à analyser l’« économie morale du travail policier », comme l’a proposé dans son enquête de terrain l’anthropologue Didier Fassin. Il entend par là « la tension entre un principe de justice en rupture avec la société démocratique (les forces de l’ordre ne sont pas censées se faire justice elles-mêmes) et une logique de ressentiment qui tient au rôle qu’on leur attribue (faire le sale travail de répression sans qu’on leur en donne les moyens) (…) »[14].
Dans un contexte où « le laxisme de la justice » est un thème récurrent du discours des syndicats majoritaires de policiers loin d’être avéré, se faire justice est une manière de dissiper cette tension par des châtiments physiques, des humiliations morales et des poursuites pour rébellion et outrage ; et cela, sans préjuger de leurs éthiques individuelles. De sorte que dans nombre de situations ordinaires observées, « c’est l’insensibilité qui est la norme et la compassion la déviance »[15].
Un puissant ressort de cette économie morale est le secret : faire corps, c’est garder le silence ; parler, c’est trahir. L’organisation policière selon le schéma de l’ « inversion hiérarchique » y contribue grandement. C’est bien ce qui ressortait du public à l’audience : bien visibles et reconnaissables, les policiers civils n’ont pas soufflé mot pendant les débats ; ils étaient venus soutenir leurs collègues à la barre par leur présence, faisant bloc avec ceux en service et les gradés sur place.
Le procès des trois policiers impliqués dans la mort de Cédric Chauviat[16] risque de mettre en lumière des obstacles comparables « à la manifestation de la vérité » et la même analyse d’une réalité sociologique établie en matière de déviances policières et/ou d’illégalismes policiers, mais aussi de manque de formation initiale et d’expérience de terrain des jeunes policiers[17]. Faute de mieux, en dénoncer les excès et en parler est un moindre mal. Au fond, tel est – et a toujours été depuis le XIXème siècle – la dimension politique du procès pénal : faire entendre ce qu’une société donnée ne peut tolérer.
Quant à la prison, dissipons un malentendu pour finir : elle n’est souhaitable pour personne, mais que certains y aillent plus que d’autres dit quelque chose de sa fonction sociale. Elle a été un temps un haut-parleur de révoltes et mutineries, mais ce temps est passé ; seuls les rapports et les enquêtes des chercheurs s’accumulent pour dire la misère de ce qui reste « le sale petit secret de la société ». Entre la dénonciation du non-droit dans l’État et la neutralisation par ce dernier de toute contestation à son égard, la marge est étroite pour que les choses changent, du fait de l’asymétrie entre les acteurs en jeu.