Fleurs, pesticides et maladies professionnelles
La crise que traverse actuellement l’agriculture a jeté une lumière crue sur la très forte dépendance des exploitations françaises aux pesticides. L’assouplissement des conditions de mise sur le marché des pesticides est devenu une revendication totémique de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles. Les concessions faites à ce sujet par le gouvernement ont créé un effet de sidération parmi la communauté scientifique qui étudie les dangers de ces substances pour la biodiversité et la santé humaine.
Comment comprendre que les efforts entrepris pour limiter le recours aux pesticides en agriculture et mieux contrôler les nuisances qu’ils induisent soient remis en question au plus haut niveau de l’État, alors que s’accumulent les données scientifiques et les rapports d’expertise qui mettent en évidence le coût humain et environnemental des produits de traitement ? Et comment comprendre que les agriculteurs et leurs représentants politiques se battent pour continuer à utiliser des produits qui les mettent en danger plutôt que pour être accompagnés vers une moindre dépendance à leur égard ?
La littérature épidémiologique montre en effet clairement que l’exposition professionnelle aux pesticides augmente le risque de contracter une série de pathologies chroniques lourdes : cancers du sang, de la prostate, maladies neurodégénératives, problèmes respiratoires, troubles cognitifs, et la liste ne fait que s’allonger à mesure que de nouvelles données paraissent.
À rebours de leur syndicat majoritaire, plusieurs associations d’agriculteurs victimes des pesticides se battent, depuis près de 15 ans, pour un plus strict contrôle de ces produits toxiques et une meilleure reconnaissance des pathologies qu’ils induisent parmi la main-d’œuvre exposée. Ces mobilisations ont obtenu plusieurs succès politiques marquants en matière d’indemnisation des pathologies des travailleurs exposés aux pesticides.
Trois tableaux de maladies professionnelles ont ainsi été créés pour faciliter la reconnaissance de certaines de ces pathologies. En 2020, un Fonds d’indemnisation des victimes des pesticides (FIVP) réservé aux professionnels exposés a vu le jour. Celui-ci n’offre qu’une compensation chiche, bien inférieure par exemple à celle que peuvent recevoir les travailleurs victimes de l’amiante par l’intermédiaire du fonds dédié, créé en 2000. Il constitue tout de même une forme de reconnaissance que les pesticides sont un risque professionnel trop longtemps négligé et insuffisamment prévenu.
Mais qui sont ces « professionnels » exposés aux pesticides et à leurs dangers ? Contrairement à une idée reçue, ils et elles sont loin de tous travailler sur des exploitations agricoles. Si la situation des travailleurs de l’industrie agro-alimentaire ou celle des salariés du secteur des parcs et jardins a pu obtenir une certaine attention médiatique, nous souhaitons ici mettre en évidence la situation des travailleurs de la fleur, en particulier de la fleur coupée, qui sont, bien souvent, des travailleuses. A l’instar d’autres produits devenus des commodités courantes de la mondialisation globalisée, comme l’or ou les diamants, les fleurs sont des produits ambigus. D’un côté, elles sont des symboles de beauté, d’amour et de nature. De l’autre, leur production et leur circulation se fait au prix de coûts environnementaux et sanitaires non négligeables et aujourd’hui bien documentés.
Le développement de l’industrie de la fleur dans des pays du « Sud global » a été promu dès les années 1960 par des organisations internationales, en tant que source de revenus, d’emplois et parfois aussi comme alternative à des cultures jugées problématiques. Le marché des fleurs s’est ainsi développé en Colombie au cours de la deuxième moitié du XXe siècle pour réduire la production de coca. Depuis longtemps, de nombreuses études publiques, associatives ou scientifiques mettent en évidence les conditions de travail difficiles et les impacts environnementaux du développement de cette industrie, qui ont fait l’objet d’une médiatisation en Amérique du Nord depuis plusieurs décennies.
Si certains travaux pointent qu’elle a permis une relative émancipation pour des populations dominées comme les femmes des strates sociales les plus pauvres[1], la plupart des recherches insistent plutôt sur les faibles salaires, les violences ou les pénibilités physiques qui caractérisent les espaces de production de fleurs à l’échelle du globe[2]. En réaction à ces dénonciations, relayées par des ONG et des organisations internationales, se sont d’ailleurs développées depuis plus de vingt ans maintenant des filières qui revendiquent – non sans un certain décalage entre les promesses et la réalité – des pratiques plus responsables et équitables[3].
Parmi les pénibilités du marché de la fleur, beaucoup de travaux insistent sur les expositions des travailleuses et travailleurs qui cultivent les végétaux aux produits de protection des plantes.
L’industrie floricole utilise, depuis longtemps, une large gamme de pesticides susceptibles de nuire gravement à l’environnement et à la santé humaine. Dans les années 1990, des équipes de recherche documentaient l’exposition des communautés colombiennes travaillant dans l’industrie de la fleur à 127 pesticides différents et mettaient en évidence des liens avec des effets reproductifs[4]. Par la suite, d’autres études ont mesuré des niveaux d’exposition importants des travailleurs – en particulier des femmes – travaillant dans les champs et les serres de production, principalement dans le « Sud global », mais aussi dans les pays du Nord. Elles ont confirmé les liens entre expositions aux produits chimiques et problèmes de santé[5].
Comme s’en inquiétait déjà l’Organisation des Nations unies dans les années 1970, l’exposition aux pesticides ne se limite cependant pas aux travailleuses et travailleurs s’occupant directement de la production des fleurs dans les champs ou les serres. Elle concerne tous les travailleurs et les travailleuses amenés à manipuler les fleurs traitées aux pesticides le long de leur chaîne de valeur. Cette chaîne est de plus en plus longue, car le marché de la fleur, notamment de la fleur fraîche, est en expansion.
Entre 2009 et 2018, les importations de fleurs coupées ont augmenté de 46% à l’échelle mondiale, la plus grosse demande provenant de l’Union européenne[6]. Cette chaîne est aussi de plus en plus complexe[7] : les fleurs fraîches coupées circulent depuis les lieux de production, prises en charge par des transporteurs (aériens, maritimes, routiers), puis par des grossistes, qui font préparer les produits (bottes, tiges présentables, etc.) et les revendent à des commerces divers (grande distribution, artisans fleuristes, enseignes spécialisées, etc.) qui les commercialisent auprès des consommateurs.
Le long de cette chaîne, trois éléments importants au moins favorisent la présence et la circulation des résidus de pesticides. Premièrement, le commerce des fleurs est considéré comme une voie privilégiée de circulation des ravageurs susceptibles d’endommager les cultures présentes sur les territoires d’importation. Les fleurs sont donc largement surveillées et, en amont traitées, afin qu’elles restent « propres », sans insecte ni maladie. En revanche, considérées comme des produits non alimentaires, elles ne font quasiment pas l’objet de réglementation concernant les limites de résidus de pesticides qu’elles peuvent contenir, à l’exception des fleurs dédiées aux infusions[8]. Enfin, les fleurs importées proviennent de zones de production, comme le Kenya[9], où les contraintes réglementaires en termes d’encadrement de l’autorisation de mise sur le marché des pesticides sont moins fortes qu’en Europe[10].
Les études qui documentent les contaminations aux pesticides des travailleurs et travailleuses amenés à manipuler les fleurs coupées dans les marchés de gros, les usines de préparation de bottes ou chez les fleuristes de quartier sont plus rares que celles qui existent concernant les espaces de production (champs et serres). Celles qui existent attestent pourtant qu’il y a un problème de santé publique non négligeable : la contamination des travailleuses et travailleurs est généralisée, parfois à des niveaux importants.
En Belgique, une équipe a ainsi mis en évidence qu’il était fréquent que les fleuristes, qui manipulent quotidiennement des quantités importantes de fleurs, soient exposés et contaminés par la peau dans des proportions dépassant les doses sanitaires jugées protectrices pour les travailleurs au sein de l’Union européenne. Elle conclut dans un de ses articles que la situation des fleuristes semble être « un exemple d’une situation professionnelle unique où des travailleurs sont exposés régulièrement à la fois à un nombre très élevé de produits chimiques toxiques et à des niveaux de concentration élevés »[11].
En France, les données sont très lacunaires. Une étude relativement ancienne mentionne et documente également les fleuristes comme exemple de profession qui, au-delà des agriculteurs, est exposée indirectement mais régulièrement aux pesticides[12]. On peut s’interroger sur la rareté des études sur cette profession, alors que les dangers sont identifiés. Elle constitue un exemple parmi d’autres d’ignorance collective sur les risques des professions féminisées. La part des femmes parmi les fleuristes est en effet très importante.
On peut aussi rappeler que les fleuristes de commerce, évoquées dans les études disponibles, si elles sont déjà très exposées ne sont pas nécessairement les plus à risque : en amont de la chaîne de production des beaux bouquets que l’on retrouve dans les magasins, il existe une multitude d’espaces de travail et de tâches exposantes (manipulation des bottes,sélection des tiges, coupe, effeuillage, etc.) où les végétaux sont manipulés et préparés sur des périodes longues et à des cadences élevées.
On peut également s’interroger sur l’absence apparente de prise de conscience forte dans les organismes de prévention et les industries concernées par le problème. N’importe quel consommateur de fleurs peut constater l’absence de protection de la plupart des commerçants chez qui il achète un bouquet : pas de gants adaptés à la protection contre les produits chimiques ; pas de masques susceptibles de filtrer la présence de pesticides dans l’atmosphère de travail ; pas de vêtements dédiés à la protection du corps contre les produits chimiques, ce qui augmente le risque de contamination croisée des espaces professionnels et des espaces privés (par exemple en cas de lavage des vêtements dans une machine à laver en commun).
Une exploration rapide des sites web dédiés à la prévention des risques professionnels en France suggère que l’enjeu de l’exposition des travailleuses des fleurs aux pesticides n’est pas bien – voire pas du tout – pris en compte. Par exemple, sur le site web public de l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS), organisme de référence dans le domaine de la prévention des risques professionnels, on ne trouve quasiment aucune mention des risques liés à l’exposition aux pesticides des personnes qui travaillent régulièrement au contact des fleurs coupées.
On trouve un certain nombre de documents mentionnant les risques de réactions allergiques liées au contact régulier avec des plantes[13]. On trouve aussi mention, au milieu d’autres risques professionnels pour les fleuristes (manutention, de coupure, etc.), celui d’être exposé aux pesticides lorsqu’ils sont utilisés directement comme produits de protection des cultures vendues en magasin. Mais l’enjeu de la prévention des expositions au résidus des produits de traitement appliqués sur les végétaux là où ils ont été cultivés demeure, sauf rares exceptions[14], invisible, y compris sur d’autres sites consacrés à la prévention.
Les fleuristes de magasin ne sont certainement pas les seules pénalisées par cette invisibilité : en amont de la mise en rayon, nous l’avons dit, il existe des centaines de personnes qui travaillent à préparer et transporter les plantes, et qui sont elles-mêmes souvent peu ou pas informées et protégées du risque chimique lié aux expositions indirectes aux pesticides.
Cette invisibilité scientifique et dans les organisations de prévention a des effets en termes de reconnaissance des maladies professionnelles.
Dans le cas de la filière des fleurs coupées comme dans d’autres, il existe en effet une « chaîne d’ignorance » : les angles morts des connaissances scientifiques, nourrissent les angles morts de la prévention, qui alimentent la difficulté pour les victimes, une fois le risque réalisé, à s’engager dans une demande de réparation et à obtenir celle-ci.
Il est difficile de reconstituer les statistiques de sinistralité de l’ensemble des groupes professionnels susceptibles de manipuler les fleurs et d’être exposés indirectement aux pesticides. Considérer les données agrégées disponibles publiquement sur le site de l’assurance-maladie pour les entreprises de « Commerce de gros de fleurs et plantes » (Code NAF 4622Z) et les entreprises de « Commerce de détail de fleurs, plantes, graines, engrais, animaux de compagnie et aliments pour ces animaux en magasin spécialisé » (Code NAF 4776Z) permet néanmoins de faire quelques constats préliminaires, approximatifs mais éclairants.
Ces données concernent environ 33.000 salariés, qui ne manipulent pas tous des fleurs mais qui ne représentent pas non plus l’ensemble des travailleurs participant à leur production, circulation et vente. Ces données mettent en évidence que la quasi-totalité des maladies professionnelles déclarées et reconnues dans les secteurs d’activités évoqués sont liées aux troubles musculo-squelettiques et que très peu d’accidents induits par des « substances chimiques, explosives, radioactives » (facteurs agrégés dans les données) sont déclarés (3 pour les deux secteurs d’activités en 2019 et 2 en 2018).
En un mot : dans les statistiques des accidents du travail et des maladies professionnelles publiquement disponibles, les effets sur la santé de l’exposition aux résidus de pesticides présents sur les fleurs coupées n’apparaissent pas. La tentation serait grande de penser que cela veut dire qu’il n’y a pas de problème. Cependant, il est beaucoup plus probable que ces chiffres indiquent que les problèmes sont cachés : les victimes professionnelles des filières de la fleur coupée ne font probablement pas spontanément le lien entre leurs problèmes de santé aigus ou chroniques et leur exposition aux pesticides ; elles n’y sont sans doute pas assez encouragées par leur entourage professionnel ou médical ; en conséquence, les problèmes restent invisibles et la prévention ne les prend pas en considération.
Les effets de cette chaîne d’ignorance sont d’autant plus préoccupants qu’elle ne concerne pas que les adultes exposés aux pesticides mais également leur progéniture. La mise en place du Fonds d’indemnisation des victimes des pesticides (FIVP), que nous avons évoquée, ouvre en 2020 un droit totalement inédit pour les pathologies professionnelles liées aux pesticides : l’indemnisation des maladies pédiatriques (leucémies, tumeurs du système nerveux central, fentes labiopalatines, hypospadias, troubles du développement neuro-cognitifs) liées à l’exposition professionnelle prénatale du père ou de la mère à ces produits.
Ce nouveau droit traduit le progrès des connaissances quant aux effets de reprotoxicité ou de perturbation endocrinienne des pesticides. En juillet 2023, pour la première fois, le FIVP a proposé une indemnisation pour une leucémie mortelle ayant affecté la fille d’une fleuriste. Au regard des développements qui précèdent, cette reconnaissance pourrait annoncer que le voile d’ignorance qui recouvre les effets des pesticides sur la santé des fleuristes va enfin se lever.
Rien n’est pourtant moins sûr. Les obstacles qui empêchent les travailleurs et travailleuses de la fleur de se reconnaître comme victimes des pesticides et de se tourner vers le FIVP restent nombreux. Le premier d’entre eux est la prise de conscience du lien entre ses souffrances ou celles de son enfant et l’exposition aux pesticides. Les résidus de pesticides présents sur les fleurs coupées sont, le plus souvent, invisibles et inodores. Dans un univers professionnel où ces résidus ne font l’objet d’aucune prévention, il ne va pas du tout de soi de se savoir exposé. Quand bien même une fleuriste prend conscience qu’elle est exposée, elle peut très bien ignorer les maladies que ces produits peuvent provoquer dans son propre corps ou celui de ses enfants.
Deuxièmement, il n’est pas du tout sûr que les médecins qu’elle ou son enfant rencontre pourraient constituer une ressource pour faire le lien avec l’exposition aux pesticides. Les cliniciens spécialistes sont en effet très peu formés sur l’étiologie professionnelle des maladies qu’ils traitent, et encore moins sur les droits à l’indemnisation qu’elles ouvrent. Mais admettons qu’une fleuriste parvienne à identifier les pesticides comme la cause d’une maladie l’affectant elle ou sa progéniture, et qu’elle apprenne qu’un fonds peut lui octroyer une indemnisation. Elle peut alors entreprendre de constituer un dossier en vue d’obtenir cette reconnaissance.
Il lui faudra, pour cela, assembler les preuves de ses expositions passées. En sus de ses contrats de travail et de ses fiches de poste, elle renforcera sensiblement ses chances de succès en collectant des témoignages de collègues ou d’employeurs décrivant ses conditions de travail et permettant aux experts du Fonds de prendre la mesure de son degré d’exposition aux pesticides. Il faudra aussi obtenir un certificat médical attestant qu’elle – ou son enfant – est bien atteinte d’une pathologie pouvant être reconnue en lien avec son exposition aux pesticides.
En vue d’établir le préjudice subi, il lui faudra également réunir des témoignages de soignants et de proches décrivant ce qui ne se voit pas dans les compte-rendu médicaux : le temps passé, de jour comme de nuit, dans les services d’oncopédiatrie, les troubles du sommeil ou de l’alimentation résultant des difficultés de la prise en charge familiale des pathologies chroniques lourdes, les effets de ces dernières sur la santé psychique des enfants… Admettons, toujours, que cette fleuriste trouve les ressources nécessaires pour constituer un tel dossier et l’envoyer au FIVP. Elle recevra alors un courrier type dans lequel on lui demandera de remplir un questionnaire pour qualifier sa situation professionnelle. Et il lui faudra passer outre la surprise de ne trouver aucune case correspondant à sa propre situation, au risque de ne pas se considérer comme éligible au Fonds et d’arrêter là les frais.
Le FIVP est géré par la Mutualité sociale agricole et a été construit en référence à la population active la plus évidemment exposée aux pesticides : les agriculteurs. Cette référence qui façonne – nous l’avons montré tout à au long de l’article – la représentation du risque des pesticides, se retrouve dans l’infrastructure même (ici, un formulaire) des dispositifs de réparation. C’est dans le détail de cette infrastructure que se joue le « non recours aux politiques sociales ». Au détriment des fleuristes et de leurs enfants.
Dans Ce qu’on dit au poète à propos des fleurs, Arthur Rimbaud écrit :
« En somme, une Fleur, Romarin
Ou Lys, vive ou morte, vaut-elle
Un excrément d’oiseau marin ?
Vaut-elle un seul pleur de chandelle ? »
Il y a cent façons de comprendre cette question. L’une d’entre elle est d’inviter le lecteur à regarder le réel et à ne pas se perdre dans une vision abstraite et romantique de la fleur. Nous aimons décorer nos maisons de bouquets de fleurs, sans nous interroger sur leur provenance et sur les petites mains qui les composent. Les fleurs sont belles, leurs odeurs délicates, mais elles peuvent receler d’invisibles dangers. Ne l’oublions pas, au nom de la santé des travailleuses et des travailleurs.