Société

Le « wokisme » n’existe pas

Politiste

Le « wokisme » ne désigne pas un mouvement car nul ne s’en revendique ; à défaut d’être un phénomène identifiable, il est le mot par lequel on cherche à éloigner le débat sur le caractère systémique des injustices. Le procès du « wokisme » permet en réalité de disqualifier les minorités dans leurs revendications et participe à une offensive réactionnaire contre l’éveil (wokeness) de la société.

L’idée de l’inexistence du « wokisme » paraîtra sans doute surprenante à nombre de lecteurs. On le comprend : livre après livre, tribune après tribune, des auteurs de toutes disciplines, des journalistes aussi, décrivent une nouvelle configuration idéologique dont il conviendrait d’examiner, toutes affaires cessantes, les redoutables effets. Le doute, ici exprimé, quant à sa réalité ne relève pourtant ni de la provocation, ni de la cécité. Je n’ignore évidemment pas l’existence de cas qui donnent crédit à l’hypothèse d’atteintes systématiques aux libertés d’expression et de création. Quel que soit leur véritable nombre, il est parfaitement légitime de s’en préoccuper : ces libertés sont au fondement de la démocratie et doivent être soigneusement préservées.

publicité

Le point de vue que je défends se construit, pour l’essentiel, autour de trois propositions.

La première est d’établir que l’hétéro-désignation manque sa cible, le « wokisme » supposé étant introuvable non seulement parce que nul ne se revendique d’un mouvement qui porterait ce nom, mais surtout parce que les traits supposés le définir sont tellement généraux qu’ils permettent de ranger sous la même dénomination des théories parfaitement distinctes. Je chercherai à établir la valeur de cette proposition en procédant à l’analyse critique de l’idéaltype du « wokisme », tel qu’il est décrit par l’un de ses adversaires les plus déterminés.

La deuxième proposition consiste à montrer que le champ indéfini d’extension de l’accusation tient à sa nature : elle ne vaut que par la fonction qu’elle remplit et n’a nullement pour objectif de décrire le réel. Il s’agit d’euphémiser, voire de nier, la réalité des discriminations ou, au moins, de ne pas reconnaître leur nature et leurs causes.

Enfin, face au caractère systémique des injustices, que celles-ci se situent dans le champ social, dans celui des rapports de sexe ou dans celui des identités raciales, il s’agira d’énoncer ce qu’exige l’éveil par rapport à celles


[1] Laure Murat, Qui annule quoi ?, Seuil/Libelle, 2022.

[2] André Gunthert, « “Cancel culture” mode d’emploi », Mediapart, 8 mai 2021.

[3] Jean-Yves Pranchère, « Le wokisme vu de Belgique », Postface à Alain Policar dans Le « wokisme » n’existe pas. La fabrication d’un mythe, éditions Le Bord de l’eau, 2024

[4] Bérénice Levet, Le Courage de la dissidence, L’Observatoire, 2022

[5] Géraldine Bozec, « Nationalisme cognitif et représentations ethnicisées des publics scolaires à l’école primaire française », in Françoise Lorcerie (dir.), Éducation et diversité : les fondamentaux de l’action, PUR, 2021, p. 149-162.

[6] C’est sur ces risques qu’insiste Yascha Mounk dans Le piège de l’identité. Comment une idée progressiste est devenue une idéologie délétère, L’Observatoire, 2024. Mais son argumentation souffre d’un important défaut : elle ne prend pas en compte l’échec des politiques d’indifférence à la différence et, dès lors, se montre inattentive aux inégalités fondées sur des appartenances à des groupes discriminés. La question des pouvoirs de faire, des capabilités est totalement absente car elle supposerait d’examiner la pertinence des actions compensatoires. Et, comme dans tous les ouvrages sur le sujet, le fondement empirique est absent (nul ne sait ce que représente quantitativement le phénomène décrit).

[7] Phrase extraite d’un entretien avec Elisabeth Young-Bruehl. Voir : Hannah Arendt, Fayard (Pluriel), 2011 (parution originale en 1999).

[8] Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, Maspero, 1961.

[9] Achille Mbembe, « Adopter un plan de réparation de l’esclavage pour tenter de guérir le monde », Entretien avec Coumba Kane, Le Monde, 13 juin 2021.

Alain Policar

Politiste, Chercheur associé au Cevipof

Mots-clés

Cancel Culture

Notes

[1] Laure Murat, Qui annule quoi ?, Seuil/Libelle, 2022.

[2] André Gunthert, « “Cancel culture” mode d’emploi », Mediapart, 8 mai 2021.

[3] Jean-Yves Pranchère, « Le wokisme vu de Belgique », Postface à Alain Policar dans Le « wokisme » n’existe pas. La fabrication d’un mythe, éditions Le Bord de l’eau, 2024

[4] Bérénice Levet, Le Courage de la dissidence, L’Observatoire, 2022

[5] Géraldine Bozec, « Nationalisme cognitif et représentations ethnicisées des publics scolaires à l’école primaire française », in Françoise Lorcerie (dir.), Éducation et diversité : les fondamentaux de l’action, PUR, 2021, p. 149-162.

[6] C’est sur ces risques qu’insiste Yascha Mounk dans Le piège de l’identité. Comment une idée progressiste est devenue une idéologie délétère, L’Observatoire, 2024. Mais son argumentation souffre d’un important défaut : elle ne prend pas en compte l’échec des politiques d’indifférence à la différence et, dès lors, se montre inattentive aux inégalités fondées sur des appartenances à des groupes discriminés. La question des pouvoirs de faire, des capabilités est totalement absente car elle supposerait d’examiner la pertinence des actions compensatoires. Et, comme dans tous les ouvrages sur le sujet, le fondement empirique est absent (nul ne sait ce que représente quantitativement le phénomène décrit).

[7] Phrase extraite d’un entretien avec Elisabeth Young-Bruehl. Voir : Hannah Arendt, Fayard (Pluriel), 2011 (parution originale en 1999).

[8] Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, Maspero, 1961.

[9] Achille Mbembe, « Adopter un plan de réparation de l’esclavage pour tenter de guérir le monde », Entretien avec Coumba Kane, Le Monde, 13 juin 2021.