La critique sociale et le point de vue des dominés
La critique sociale doit se situer du côté des groupes dominés. Cette thèse se distingue par sa centralité dans l’espace intellectuel contemporain, tant au sein des sciences sociales que de la philosophie politique. Une telle affirmation n’est pas seulement politique et morale, mais aussi épistémologique. Elle suppose que l’expérience de la domination confère une forme d’accès, direct ou voilé, à la vérité des rapports sociaux.

Cette conviction est un héritage du marxisme, et tout particulièrement de la voie ouverte par Georg Lukács : l’expérience de l’aliénation révèle la vérité des rapports d’oppression. Si le marxisme n’occupe plus le devant de la scène dans le monde intellectuel depuis plusieurs décennies, cette thèse n’en reste pas moins au cœur de la pensée contemporaine.
L’idée de « point de vue » est toutefois équivoque. Elle se prête à des interprétations variées, admettant des formes et degrés divers d’élaboration théorique et scientifique. Le point de vue peut être jugé indissociable de la situation réelle des individus qu’il manifeste, comme le défendent les épistémologies du point de vue (standpoint epistemologies). Il peut aussi être considéré comme le fruit d’une reconstruction intellectuelle plus ou moins détachée de l’expérience vécue par ces derniers. Si Pierre Bourdieu, par exemple, assume une rupture épistémologique forte entre les prénotions des acteurs et l’élaboration de la science, il n’en affirme pas moins l’existence d’« une affinité » « entre la position de dominé et la position scientifique »[1]. La sociologie ne saurait à ses yeux être critique qu’en se situant du même côté de l’espace social que les dominés, même si l’accès de ceux-ci à la vérité sur le social est toujours déjà entravé par les effets de la violence symbolique. L’idée de vérité reste ainsi indissociable du point de vue dominé, depuis lequel la réalité des rapports sociaux devient seulement visible.
Or cette idée ne prend sens qu’en s’articulant à une seconde th