écologie

L’architecture entre nature et culture ?

Architecte, Architecte

Naviguer entre les paradigmes de nature et de culture dans l’architecture amène à considérer celle-ci non seulement comme une réponse matérielle aux besoins humains mais aussi comme une expression de notre relation complexe et dynamique avec l’environnement. Un défi conceptuel fondamental à relever, à l’heure de l’Anthropocène.

Les discours ambiants enjoignent aux architectures de s’accorder à la nature, mère inspiratrice et bienveillante, de prendre leçons auprès des savoirs immanents qui guident ses déploiements, de mieux mitiger les habitats humains par les milieux vivants.

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Telles seraient les conditions pour engager la bifurcation écologique qui s’impose à nos mondes. Sans succomber cependant à l’empire des naïvetés, pourrions-nous dire, en demeurant alignés sur les savoirs vifs de l’anthropologie, attentifs aux théories des habitats qui nous enseignent que, parmi les fonctions culturelles de l’architecture, comptent celles qui instituent les collectifs humains, avec les relations qu’ils entretiennent entre eux, au sein des écosystèmes dont ils procèdent.

L’architecture

Un imaginaire commun compare les habitats à des enveloppes protectrices qui adapteraient les fragilités humaines à leurs environnements, telles les coquilles générées par les mollusques. Leur construction répondrait ainsi à d’impérieux besoins. Ce n’est pas si simple ! Tant la construction des enveloppes que les besoins auxquelles elles répondraient ne sont inhérents aux nécessités humaines de survie, au point d’y épuiser toutes leurs raisons.

Prétendre être en mesure de les atteindre détourne l’attention des institutions symboliques et collectives où les architectures tiennent une fonction majeure : davantage que des enveloppes qui abriteraient les collectivités et leurs sujets, les architectures déploient pour les ouvrir des espaces – des espacements matériels –, des vides habitables où repos et mouvements trouvent à se loger et à composer avec les altérités et les adversités.

Ces dispositifs n’émergent pas spontanément, au fil d’expressions innées qui seraient inscrites au creux de l’intimité d’Homo sapiens. Ce sont les cultures, avec leur diversité indénombrable, qui composent le foyer de leurs inventions. Les travaux de l’architecte Amos Rapoport, dans les années 1960, ont patiemment informé ces variations infinies qui naissent dans des contextes où les ressources matérielles, autant que le climat, sont semblables. À propos de la forme donnée aux habitats, il a suggéré d’inverser les méthodes d’investigation. « Nous devrions chercher ce qu’un environnement culturel ou physique rend impossible, plutôt que ce qu’il rend inévitable[1] »: les pressions du milieu n’épuisent pas les causes formelles des habitats !

Davantage que de construction et en prolongeant les analyses de Rapoport, il s’agit de parler d’architecture. Celle-ci supplée à l’impossible face auquel la construction, entendue comme infini de possibilités et d’impossibilités, place les sujets humains. Les architectures sont inventées et construites. Leurs parties établies par pure construction ne sont analysables a posteriori qu’avec des difficultés formelles et pratiques, emmêlées qu’elles sont à la disposition générale des ouvrages, bien qu’elles assurent la prise en charge des forces que nous impose le non-humain : l’atmosphère, le climat, le minéral, le vivant mettent en respect l’humain dans son désir de produire un vide habitable.

L’« enveloppe protectrice » paraît donc être un vain mot qui vise une chose inaccessible vers laquelle, tout au plus, l’humain peut tendre. Pourtant, dans le contexte actuel des urgences écologiques, le mot d’ordre de la nature à laquelle il faudrait s’accorder, tend à écraser les analyses critiques et à ranger les instances symboliques du côté des menaces dont il convient de se prémunir.

Retenons ici, en guise d’indice patent et parmi de multiples expressions, l’ouvrage récent L’histoire naturelle de l’architecture[2] où l’auteur mène une patiente révision de l’histoire compliquée de l’architecture pour extraire le fil d’une fidélité quasi exclusive aux lois de la nature : « L’architecture n’est donc fondamentalement pas une « construction sociale », faite de signes ou symboles culturels, mais bien une construction physiologique qui protège l’homme des excès climatiques[3].» Dans l’acte de bâtir se jouerait la polarité nature – culture et au sein de ce binôme, le second terme aurait abusé du premier, ornière fatale dont les urgences actuelles commanderaient de se dégager.

Ce couple d’opposés est de facture moderne. Les travaux de Philippe Descola l’ont démontré avec soin : l’arrogance théorique, prétendument portée au sommet par Claude Lévi-Strauss, qui verrait les cultures humaines s’instituer en rupture, mais surtout en surplomb des faits de nature, est défaite en ses principes supposés et rapportée à une occurrence singulière, celle de l’occident moderne[4].

La polarité nature–culture s’est développée à partir de la Renaissance, sous le reflux des emprises théologiques et dans la foulée des rencontres de nouveaux mondes. Si la « nature » est bien une instance de référence pour les sociétés humaines depuis l’Antiquité, elle agit comme une figure de l’altérité – modèle et/ou puissance instauratrice – pour des sociétés qui ne se réfléchissent pas elles-mêmes comme sa contrepartie : les cultures humaines se pensent peu, ou pas du tout, à partir d’un point théorique extérieur d’où elles s’examineraient. Dans cette configuration, l’architecture se doit d’être, si elle vise l’excellence, conforme à l’ordre présumé de la nature, cet « autre » trop faiblement représenté parmi les affaires du bas monde : le motif est récurrent, sous des formes très diverses.

Pour les théoriciens de l’architecture, la nature est synonyme d’ordre des choses du monde, d’harmonie cosmique que les pratiques des bâtisseurs se doivent d’imiter, de reproduire, de poursuivre. Car du côté des modèles ou des principes, un ordre équilibré règne, créé par Dieu ou par la nature elle-même, en ce compris ceux qui régissent son œuvre ultime : le corps des humains, aux côtés des corps célestes et des nids d’oiseaux qui, comme l’a écrit Leon Battista Alberti[5], s’inscrivent en une géométrie parfaite – circulaire ou sphérique.

Nature et culture

Qu’implique pour l’architecture cette polarité entre nature et culture ? Au long de la tradition moderne, le curseur se place et se déplace, à mesure de la reconnaissance d’une primauté absolue ou relative réservée à l’un des termes. Reprenons quelques étapes.

Au XVIIe siècle, Claude Perrault, l’auteur de la colonnade du Louvre, divise le Beau en deux versants indépendants[6] : le Beau positif, naturel qui est inscrit par naissance dans les tropismes humains, et le Beau arbitraire qui est acquis par des conventions rôdées à l’accoutumance collective, auxquelles d’autres habitudes auraient pu être préférées. C’est là l’apparition précoce de la notion d’arbitraire dans les affaires humaines, future pierre angulaire de la linguistique construite par de Saussure et par-delà du structuralisme. Elle explose comme une anticipation des découplages inné/acquis, nature vs société humaine : tout en un, l’autonomie de la culture est entrelacée aux évidences de la nature.

Le Beau naturel ou positif engage la qualité des matériaux, l’art du chantier, le bel ouvrage, la simplicité géométrique des formes. Le Beau arbitraire décide de l’invention des éléments architectoniques, commande leurs régimes de formation et d’assemblages. La convention qui entretient le parti esthétique est soutenue par l’accoutumance. Celle-ci implique une mécanique sociale qui excède le donné naturel : le positif et l’arbitraire y croisent leurs polarités !

À la fin du XIXe siècle, à Chicago, l’architecte Louis Sullivan œuvre à la mise au point de l’immeuble de grande hauteur – le gratte-ciel. Il cherche la structure logique qui permette de déployer la répétition, en grand nombre, d’étages identiques. On lui doit la fameuse maxime « form ever follows function, and this is the law[7] » qui convoque la nature comme modèle conjoint d’ordre formel et de rationalité fonctionnelle. Pas d’arbitraire, la nature ne connaît que l’ajustement à ses propres nécessités, sans détours inutiles : les architectures à venir devront donc être conçues sous le règne d’une légalité similaire.

La formule accompagnera comme un mantra le courant de l’architecture du XXe siècle dit fonctionnaliste. Mais – on en parle moins – elle résonne avec les abondants motifs ornementaux déployés par les architectures de Sullivan, comme par celles de ses collègues de l’École de Chicago : force figures végétales dont les écheveaux cisèlent les corps bâtis. Ces architectures convoquent la nature deux fois : comme la raison d’ordonnancement des espaces et des matières, et comme le réservoir de formes à imiter.

Dans les termes d’aujourd’hui, nous évoquerions une addition de biomimétisme théorique et de biomorphisme concret. Quelques années plus tard, l’architecture moderniste abandonne violement le recours aux ornements. « L’ornement est un crime » écrit Adolf Loos en 1910, à Vienne, revenu de son séjour à Chicago auprès des collègues de Sullivan. L’anathème rampe au cours du XXe siècle au-dessous de l’antienne : « la forme suit la fonction ». Le curseur s’est alors mobilisé pour un long temps du côté de la nature, dotée des vertus de la rationalité géométrique, mais dévêtue des oripeaux devenus « capricieux » des formes mimétiques !

Plus récemment, au tournant des années 2000, une revue d’architecture réputée[8] manifeste à nouveau la persistance du précepte occidental qui commande à l’architecture de s’accorder avec l’ordre naturel. Le contenu du périodique exhibe, avec une ironie involontaire, la grande volatilité de ce commandement séculaire. Charles Jencks[9] explique : l’architecture qui mérite d’être célébrée à l’aube du nouveau millénaire est celle qui est conçue en conformité avec les sciences émergentes de la nature. Telles sont les œuvres de Frank Gehry, Daniel Libeskind, Peter Eisenman, parmi beaucoup d’autres. Elles mettent en œuvre la connaissance « moderne », c’est-à-dire scientifique, de la nature – l’entropie des systèmes, le mouvement brownien des particules, la théorie des catastrophes, la géométrie fractale, etc., soit la science complexe des chaos où se fondent ordres et désordres.

Le magazine illustre ses pages avec des images d’architectures en chute, qui rompent l’aplomb des descentes de charges, déhanchant l’orthogonalité qui fut adoptée, très souvent, par les édifices des grandes sociétés sédentaires. Mais en réalité, ces bâtiments demeurent obstinément immobiles, pareils aux instantanés photographiques de dynamiques désastreuses. Le Musée Guggenheim à Bilbao de Frank Ghery est mis en parallèle avec une collision de paquebots en mer ; la Neuer Zollhofde à Dusseldorf du même auteur voisine la photographie d’un groupe d’immeubles qui s’écroulent sous les bombes à Grozny, en Tchétchénie. Ces images ressemblent à celles des implosions réelles de grands ensembles de logements à St-Louis, dans le Missouri en 1972, pointées par Jencks comme le signe premier de la ruine de l’architecture moderne elle-même, dans le livre où il a proclamé l’heureuse advenue de l’ère postmoderne[10]….

Les architectures des temps nouveaux décrites par Jencks sont ainsi à l’image authentique des sciences de la nature ; de plus ces images progressent bien au-delà de l’imitation pour épouser les logiques du chaos et en multiplier les éclats[11]. Elles entrent en symbiose avec l’ordre catastrophique qui régit la nature, dont la connaissance permet d’accomplir une nouvelle « cosmogénèse » de la culture : les deux bornes du curseur nature – culture se fracassent l’une sur l’autre, l’entropie et la néguentropie font la fête. Résonnent alors les chants heurtés des architectures appelées déconstructivistes[12] !

Du XVIIe à l’aube du XXIe siècle, en négligeant ici de nombreuses étapes et leurs époques contrastées, le curseur nature – culture a glissé d’une borne à l’autre, magnifiant voire hypostasiant l’une au détriment de l’autre. La Nature a fait face à l’invention des Modernes à l’époque de la Querelle ; elle involue sous la forme « catastrophe » à l’acmé du moment postmoderne, symptôme peut-être le plus fracassant – c’est le cas de le dire – de la polarité qui s’effondre en se retournant sur elle-même.

Culture de la nature vs nature de la culture

Un quart de siècle plus tard, l’ère n’est plus à la fête. Le chaos sublimé a fait place au réel de l’effondrement. L’anthropocène est le temps où la nature, ses lois et ses milieux – les écosystèmes, se réorganisent sans ménager les habitats humains. Les décisions de bifurquer s’imposent aux régimes de production, aux systèmes sociaux, aux modes de vie, comme aux organisations territoriales.

La construction des habitats sur Terre est partie prenante, avec force, des logiques écosystémiques bouleversées : extractions de ressources, procès productifs, générations de déchets, pollutions délétères. Si la part technique effective de la construction n’est pas facile à isoler dans les dispositifs architecturés, des efforts importants sont néanmoins déployés, en recherche, en actions, en modes de production, en usages pour en maîtriser les externalités négatives. Comment ne pas les limiter à un exercice marginal ?

À suivre certains auteurs et acteurs, le mot d’ordre serait d’abandonner l’anthropocentrisme : les actions humaines devraient être conçues, construites et conduites à l’aune des fonctionnements de la nature et du vivant, entendus en leur généralité. Avec cette supposition forte – plutôt impensée, voire mal pensée – qu’une forme d’harmonie globale mériterait d’être visée en adoptant les modes de développement spontanés de la nature pour les adapter aux actions et organisations humaines[13]. Le curseur nature – culture se (re)presse aux côtés de la nature en cette posture, dotée de vertus morales dont les humains se seraient écartés. Les tumultes intimes de la nature, vantés par Charles Jencks, sont refoulés sous les conséquences des (ir)responsabilités anthropiques.

Un double remède est fréquemment mobilisé pour réorienter la construction des habitats à leurs diverses échelles, et se distingue au sein d’autres alternatives : le biomorphisme et le biomimétisme[14].

Le biomorphisme[15] postule ceci : le vivant peut être saisi selon ses apparences formelles que les instances, les processus et les productions humaines se devraient de répliquer. Les humains étant des vivants parmi d’autres, c’est une voie naturelle à emprunter par des représentations organiques menées de proche en proche.

Mais les formes du vivant sont-elles saisies selon des appareils physiologiques perceptifs purs, indépendamment des constructions artefactuelles propres aux humains, telle la perspective linéaire avec ses multiples déclinaisons projetées sur les écrans ou introverties, pour faire simple et par exemples ? Soit : est-il possible de prendre pour modèle formel la nature au-dehors d’un dispositif culturel ? Auquel cas, celui-ci ne mérite-t-il pas d’être interrogé au même titre que l’ordre biologique où il projette de s’inscrire ?

Le biomimétisme[16] postule ceci : le vivant peut être saisi selon ses structures génératives que les instances, les processus et les productions humaines se devraient de reproduire. Les humains étant des vivants parmi d’autres, c’est une voie naturelle à emprunter par la duplication de noyaux systémiques.

Mais les structures du vivant sont-elles saisies selon des vecteurs de connaissance immanents aux vivants en généralité, indépendamment des constructions instrumentales propres aux humains, telle la lunette, le microscope et leurs avatars, les appareils d’auscultation pour faire simple et par exemples ? Soit : est-il possible de prendre pour modèle structurel la nature au-dehors d’un dispositif culturel ? Auquel cas, celui-ci ne mérite-t-il pas d’être interrogé au même titre que l’ordre biologique qu’il prétend réitérer ?

L’encapsulement de la culture dans la nature

Nous le voyons, la polarité nature – culture mène à des paradoxes, voire à des impasses épistémologiques, théoriques et pratiques ; elle fourbit de maigres contenus de pensées qui obvient la position des anthropes qui sont à la fois naturels et culturels, ce qui ruine la pertinence d’une opposition de rupture. Georges Bataille a écrit : « Tout animal est dans le monde comme de l’eau à l’intérieur de l’eau[17] ». Sans épouser l’idée d’une telle continuité dont Homo s’excepterait, il est difficilement contestable que l’humain est encapsulé dans le vivant. Cela ne permet pas de conclure que tout l’humain prolonge ou décline les lois générales du vivant, mais bien qu’il y advient en grande partie, avec des pans culturels sans fins qui les excèdent… en interne ! Il suffit de mesurer les lois tranchantes du langage, d’examiner les gigantesques panoplies artefactuelles – qui ne sont pas de simples extensions des compétences animales – pour n’en pas douter. La destruction même du vivant à quoi les humains s’adonnent dans le contexte historique de l’anthropocène alimente ce constat : dans la nature, mais hors de la nature !

Quant au vivant et à ses modes de déploiement (l’évolution, selon Darwin) ils sont, à leur tour, encapsulés dans les régimes décrits par la physique de l’énergie et la chimie des matières, en particulier sur la pente où la néguentropie s’enchâsse dans l’entropie ; soit à nouveau sous les regards de spéculations, d’expérimentations, de connaissances préparées et combinées au cœur des cultures qui s’instituent en tant que telles. En 1968, Serge Moscovici écrit : « l’homme s’approprie et récupère, en qualité d’agent, l’histoire de la matière dont il fait son histoire, tout en continuant de faire de son histoire propre, sur un autre mode, l’histoire de la matière[18] ».

Si les dispositifs culturels sont encapsulés dans la nature, il n’y a nulle raison d’inférer que leur place soit centrale et surplombante. La critique active des positions dominantes, à l’ordre du jour – mais ce n’est pas récent – doit cependant s’accompagner de pensées affinées de l’encapsulement. Un ouvrage cardinal d’André Leroi-Gourhan porte le titre Le geste et la parole[19] ; les deux mots condensent la mise en exergue des artefacts et du langage qui est conduite par son auteur. Ils soutiennent les conditions d’émergence des hominidés sur fond de leurs ancrages biologiques. L’advenue des anthropes est impensable sans le déploiement simultané de systèmes d’ustensiles, d’appareils, de protocoles, sans l’édiction de règles et sans l’énoncé de lois, qui se trouvent imbriqués dans le cours des rituels et de récits.

Parmi ces régimes structurants comptent, à titre majeur, les institutions qui fabriquent et scandent le temps et l’espace[20]. Leurs dispositifs prédisposent l’organisation des usages communs dans la durée et sur l’étendue des territoires, du proche aux lointains – passés et à venir ; usages qui comprennent les tâches d’entretiens, d’adaptation et de transmission des appareils qui les accueillent : machines à rythmer le temps ou balises d’itinéraires ; les occurrences sont nombreuses. Les architectures s’y logent, actives aux échelles domestiques jusqu’aux terres inconnues. Elles espacent les corps et les matières, elles distinguent entre eux les lieux des collectivités, tout en articulant leurs séjours respectifs.

Ainsi va le village Bororo, analysé par Claude Levi Strauss où « la structure morphologique [du village] traduit immédiatement l’organisation sociale[21] » et réciproquement, pourrions-nous ajouter. Ainsi vont les villes orthogonales inventées par les Grecs dont la matrice, garante de l’égalité des positions, a essaimé au fil des siècles sur l’ensemble des continents[22]. Les architectures sont encapsulées dans le donné naturel qui est saisi à la fois comme matériau et comme site de localisation. Le donné est évidé pour donner places à la mobilité des corps sociaux et des corps des sujets. Socles, pans, niches, arches, voûtes et colonnes, la liste des éléments composés est interminable, qui mobilisent de manière inextricable des ressources matérielles avec des valeurs symboliques.

La théorie des habitats et la théorie des architectures

En occident, la tradition d’une théorie de l’architecture anime la conception des ouvrages[23]. D’autres ensembles civilisationnels ont dressé une théorie ad hoc de leurs habitats, qu’elle soit savante et écrite, implicite ou transmise par le geste et la parole ; en Inde, en Extrême-Orient, en Méso-Amérique, dans les Andes, etc. Les théories sont compliquées en ce qu’elles conjoignent plusieurs thèmes discursifs. Elles explicitent les faits culturels et sociaux propres aux collectivités, elles décrivent les types d’ouvrages à édifier, elles énoncent les règles qui prescrivent les agencements formels. Depuis le traité de Vitruve[24] qui marque un départ – qui sera renouvelé à la Renaissance, les traités théoriques remodèlent continument leur armature conceptuelle, arc-boutés aux enjeux de leurs temps, avec une vigueur et une finesse exigeantes. Une lecture rétrospective des textes peinerait à y distinguer les références aux faits de culture et aux faits de nature dont les combinaisons sont trop intimes pour être détachées ; parce que leurs empiètements sont ordinaires !

L’insistance actuelle pour (re)centrer les efforts conceptuels et projectuels vers la nature à la façon biomimétique ou biomorphique dévoie la granulométrie fine des corpus théoriques. Une proposition de réécriture de l’histoire de l’architecture, telle que développée par Philippe Rahm, avec l’intention de redresser son ossature « naturelle », est surprenante. Sous couvert d’une critique du postmodernisme[25], elle soumet la culture  à un déterminisme bâti mécaniquement par les lois du milieu – modelé en particulier par les contraintes climatiques et sanitaires. On ne peut mieux manquer la compréhension de l’architecture en ce qu’elle compte parmi les dispositifs majeurs où la nature et la culture s’ajointent réciproquement.


[1] Amos Rapoport, House, Form and Culture, Prentice Hall, 1969, p.26.

[2] Philippe Rahm, Histoire naturelle de l’architecture, Pavillon de l’Arsenal, 2020.

[3] Ibid. p. 9.

[4] Voir Par-delà nature et culture, Éditions Gallimard, 2005.

[5] « La nature aime tout particulièrement les objets ronds, comme il ressort avec évidence de ce qui existe, naît ou se produit sous cette forme. Ai-je besoin de mentionner l’orbe du monde, les astres, les arbres, les animaux et leurs nids, etc., que la nature a tous voulus ronds ? », Leon Battista Alberti, L’Art d’édifier, traduction, notes et présentation de Pierre Caye et Françoise Choay, Le Seuil, 2004, p. 327.

[6] Claude Perrault, la nouvelle traduction française des Dix livres d’architecture de Vitruve, Jean-Baptiste Coignard, 1673.

[7] Louis Sullivan, « The Tall Office Building Artistically Considered », Lippincott’s Magazine, Philadelphia, 1896.

[8] Lotus International 104, Revista trimestriale di architectura, Milano, 1999.

[9] Charles Jencks est un critique et architecte d’origine américaine, reconnu internationalement pour avoir défini le postmodernisme en architecture en 1977 dans The Language of Post-Modern Architecture.

[10] Charles Jencks, The Language of Post-Modern Architecture, Rizzoli, 1977.

[11] « Si nos bâtiments, comme je l’ai soutenu, reflètent nos visions du monde, nous devons les modifier pour nous rapprocher de ce que nous savons maintenant de l’univers – sa non-linéarité, son émergence, sa complexité et son auto-organisation. » (traduction), The Architecture of the Jumping Universe, Academy Editions, 1997, p. 159.

[12]  Voir le thème de l’exposition organisée au MoMa (1988) « Deconstructivist Architecture », avec les projets de Peter Eisenman, Franck Gehry, Zaha Hadid, Coop Himmelb(l)au, Rem Koolhaas, Daniel Libeskind et Bernard Tschumi ; commissaires de l’exposition : Philip Johnson et Mark Wigley.

[13] Voir, par exemples, du côté scientifique : Olivier Hamant, La Troisième voie du vivant, Éditions Odile Jacob, 2022 ; du côté « artistique » : Luc Schuiten, Les cités végétales.

[14] Voir : l’exposition « La fabrique du vivant » au Centre Pompidou, 20 février – 15 avril 2019 ; également : Lauren Kamili, Perig Pitrou et Fabien Provost « Biomimétismes, imitation des êtres vivants et modélisation de la vie », Techniques & culture, 73 |2020.

[15] Voir David Romand, Julien Bernard, Sylvie Pic, Jean Arnaud (dir.), Biomorphisme, Approches sensibles et conceptuelles des formes du vivant, Éditions Naima, 2023.

[16] Voir Natasha Chayaamor-Heil, François Guéna et Nazila Hannachi-Belkadi, « Biomimétisme en architecture. État, méthodes et outils », Les Cahiers de la recherche architecturale urbaine et paysagère, 1 | 2018.

[17] Georges Bataille, Théorie de la religion, Éditions Gallimard, 1973.

[18] Serge Moscovici, Essai sur l’histoire humaine de la nature,, Flammarion, 1968, p.55.

[19] André Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole, éd. Albin Michel, 1964.

[20] « L’homme n’est homme que dans la mesure où il l’est parmi d’autres et revêtu des symboles de sa raison d’être. Nus et figés, le grand prêtre et le vagabond ne sont que des cadavres de mammifères supérieurs dans un temps et un espace sans signification parce qu’ils ne sont plus le support d’un système symboliquement humain. », ibid , p. 338.

[21] Claude Lévi-Strauss, « Contribution à l’étude de l’organisation sociale des Indiens Bororo », Journal de la Société des Américanistes, Tome 28 n°2, Paris, 1936, pp. 269-304.

[22] Voir la conférence « La ville orthogonale et égale », Jean Stillemans, Colloque International d’architecture Le rêve européen, Paris, Société Française des Architectes, juin 2023 :

[23] Voir par exemple Traités et autres écrits d’architecture, Pierre Caye, Olga Medvedkova, Renaud Pleitinx, Jean Stillemans (dir.), Éditions Mardaga, 2020.

[24] Vitruve, De l’architecture , Les Belles Lettres, 2015.

[25] Philippe Rahm : « Qualifiée de postmoderne par le philosophe Jean-François Lyotard, [cette nouvelle ère] voit les sciences humaines l’emporter sur les sciences naturelles, les interprétations sociales sur les faits naturels, la subjectivité sur l’objectivité. », op. cit., p. 186.

Jean-Jacques Jungers

Architecte, Enseignant-chercheur à l'Université de Louvain

Jean Stillemans

Architecte, Professeur émérite de l'Université de Louvain

Notes

[1] Amos Rapoport, House, Form and Culture, Prentice Hall, 1969, p.26.

[2] Philippe Rahm, Histoire naturelle de l’architecture, Pavillon de l’Arsenal, 2020.

[3] Ibid. p. 9.

[4] Voir Par-delà nature et culture, Éditions Gallimard, 2005.

[5] « La nature aime tout particulièrement les objets ronds, comme il ressort avec évidence de ce qui existe, naît ou se produit sous cette forme. Ai-je besoin de mentionner l’orbe du monde, les astres, les arbres, les animaux et leurs nids, etc., que la nature a tous voulus ronds ? », Leon Battista Alberti, L’Art d’édifier, traduction, notes et présentation de Pierre Caye et Françoise Choay, Le Seuil, 2004, p. 327.

[6] Claude Perrault, la nouvelle traduction française des Dix livres d’architecture de Vitruve, Jean-Baptiste Coignard, 1673.

[7] Louis Sullivan, « The Tall Office Building Artistically Considered », Lippincott’s Magazine, Philadelphia, 1896.

[8] Lotus International 104, Revista trimestriale di architectura, Milano, 1999.

[9] Charles Jencks est un critique et architecte d’origine américaine, reconnu internationalement pour avoir défini le postmodernisme en architecture en 1977 dans The Language of Post-Modern Architecture.

[10] Charles Jencks, The Language of Post-Modern Architecture, Rizzoli, 1977.

[11] « Si nos bâtiments, comme je l’ai soutenu, reflètent nos visions du monde, nous devons les modifier pour nous rapprocher de ce que nous savons maintenant de l’univers – sa non-linéarité, son émergence, sa complexité et son auto-organisation. » (traduction), The Architecture of the Jumping Universe, Academy Editions, 1997, p. 159.

[12]  Voir le thème de l’exposition organisée au MoMa (1988) « Deconstructivist Architecture », avec les projets de Peter Eisenman, Franck Gehry, Zaha Hadid, Coop Himmelb(l)au, Rem Koolhaas, Daniel Libeskind et Bernard Tschumi ; commissaires de l’exposition : Philip Johnson et Mark Wigley.

[13] Voir, par exemples, du côté scientifique : Olivier Hamant, La Troisième voie du vivant, Éditions Odile Jacob, 2022 ; du côté « artistique » : Luc Schuiten, Les cités végétales.

[14] Voir : l’exposition « La fabrique du vivant » au Centre Pompidou, 20 février – 15 avril 2019 ; également : Lauren Kamili, Perig Pitrou et Fabien Provost « Biomimétismes, imitation des êtres vivants et modélisation de la vie », Techniques & culture, 73 |2020.

[15] Voir David Romand, Julien Bernard, Sylvie Pic, Jean Arnaud (dir.), Biomorphisme, Approches sensibles et conceptuelles des formes du vivant, Éditions Naima, 2023.

[16] Voir Natasha Chayaamor-Heil, François Guéna et Nazila Hannachi-Belkadi, « Biomimétisme en architecture. État, méthodes et outils », Les Cahiers de la recherche architecturale urbaine et paysagère, 1 | 2018.

[17] Georges Bataille, Théorie de la religion, Éditions Gallimard, 1973.

[18] Serge Moscovici, Essai sur l’histoire humaine de la nature,, Flammarion, 1968, p.55.

[19] André Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole, éd. Albin Michel, 1964.

[20] « L’homme n’est homme que dans la mesure où il l’est parmi d’autres et revêtu des symboles de sa raison d’être. Nus et figés, le grand prêtre et le vagabond ne sont que des cadavres de mammifères supérieurs dans un temps et un espace sans signification parce qu’ils ne sont plus le support d’un système symboliquement humain. », ibid , p. 338.

[21] Claude Lévi-Strauss, « Contribution à l’étude de l’organisation sociale des Indiens Bororo », Journal de la Société des Américanistes, Tome 28 n°2, Paris, 1936, pp. 269-304.

[22] Voir la conférence « La ville orthogonale et égale », Jean Stillemans, Colloque International d’architecture Le rêve européen, Paris, Société Française des Architectes, juin 2023 :

[23] Voir par exemple Traités et autres écrits d’architecture, Pierre Caye, Olga Medvedkova, Renaud Pleitinx, Jean Stillemans (dir.), Éditions Mardaga, 2020.

[24] Vitruve, De l’architecture , Les Belles Lettres, 2015.

[25] Philippe Rahm : « Qualifiée de postmoderne par le philosophe Jean-François Lyotard, [cette nouvelle ère] voit les sciences humaines l’emporter sur les sciences naturelles, les interprétations sociales sur les faits naturels, la subjectivité sur l’objectivité. », op. cit., p. 186.