L’empathie nous lie aux autres autant qu’elle nous aveugle
Le fait de ressentir de l’empathie, c’est-à-dire la réponse affective qui découle de la compréhension de l’état subjectif d’autrui, augmente notre désir de l’aider ou de le réconforter même dans des situations où l’aide est coûteuse. C’est sans doute la raison pour laquelle nous considérons l’empathie comme la source principale de la morale. En réalité, par sa nature même, l’empathie n’est pas le remède à tous nos maux sociaux, ni le meilleur guide dans les décisions morales.
L’empathie est un ingrédient clé dans les relations humaines. Elle nous aide à comprendre la perspective subjective et les besoins d’autrui. Elle favorise la confiance et les sentiments d’affinité entre personnes. L’empathie peut promouvoir l’action collective bienveillante en renforçant les motivations altruistes et en réduisant les préoccupations personnelles, facilitant ainsi la cohésion et la coopération au sein d’un groupe. L’empathie peut aussi inhiber l’agression interpersonnelle.
Mais la portée morale de l’empathie est limitée. Elle peut conduire au favoritisme et donc entrer en conflit avec les principes d’équité et de justice. L’empathie est moins susceptible d’être ressentie pour les groupes d’individus que pour une victime identifiable. Elle donne une plus grande priorité à nos proches qu’à des personnes étrangères. L’empathie est insulaire, favorisant les membres du groupe social avec lequel on s’identifie, qu’il soit ethnique, religieux, politique, sportif ou socioéconomique. Elle peut également motiver la vengeance, une émotion facilement manipulée par certains leaders politiques pour mobiliser les gens contre les membres d’un exogroupe dans la poursuite des objectifs de l’endogroupe. Néanmoins, l’empathie peut conduire à désirer de mettre fin à la souffrance d’une victime et contrer le processus de rationalisation.
Cette ambiguïté quant au rôle de l’empathie dans les relations interpersonnelles s’explique si on abandonne une définition philosophique de ce phénomène et que l’on adopte une perspective interdisciplinaire naturaliste qui intègre les avancées des sciences biologiques et des sciences sociales.
Qu’est-ce que l’empathie ?
Phénoménologiquement, l’empathie reflète la capacité à percevoir et à être sensible aux états émotionnels des autres, ce qui motive un souci de leur bien-être. Les travaux réalisés dans le cadre des neurosciences sociales montrent que cette adaptation biologique inclut une dimension émotionnelle (partage d’affects avec autrui) et une dimension motivationnelle (se soucier de son bien-être). Ces dimensions interagissent de façon dynamique et sont construites par les interactions sociales.
L’empathie est à la fois une expérience intra-personnelle et un transfert d’émotions avec autrui. Les émotions sont fondamentales pour la survie et ont évolué pour résoudre des problèmes adaptatifs particuliers. Dans les espèces sociales, les émotions maintiennent les animaux ensemble en groupes, aident à déterminer les priorités au sein de leurs relations sociales (dominance, hiérarchies, alliances) et avec l’environnement. Chez l’homme, les émotions sont associées à des états mentaux tels que la peur, la joie, le chagrin, la colère, le dégoût, la haine ou l’amour. Elles sont simultanément accompagnées de changements physiologiques dans le système nerveux autonome et neuroendocrinien associés à des sensations corporelles. Les émotions jouent également un rôle dans la communication interpersonnelle en suscitant des réponses des autres personnes. Ainsi, les émotions possèdent une fonction intra-personnelle et une fonction interpersonnelle.
La seconde dimension de l’empathie, le souci de l’autre (compassion), est une adaptation dérivée des soins parentaux. Pour tous les mammifères, prendre soin des petits est une nécessité biologique. Notre survie serait sérieusement compromise sans elle. La sélection naturelle a favorisé l’émergence de mécanismes biologiques et psychologiques qui conduit les individus des deux sexes à prendre soin de leur progéniture.
Les origines évolutives de l’empathie
L’empathie repose sur des prédispositions biologiques calibrées pour attirer l’attention et inciter à traiter de façon privilégiée certains signaux sociaux qui ont une valeur sélective. C’est à dire ceux qui ont compté pour la survie et le succès reproductif de notre espèce. L’empathie est ainsi non-consciemment modulée par des biais perceptifs et cognitifs. Certaines de ces heuristiques, c’est-à-dire des algorithmes simples, approximatifs et efficaces, apprises au cours de la vie de l’individu ou produites par la sélection naturelle afin d’optimiser la prise de décision peuvent être prises en défaut dans les situations du monde socioéconomique actuel.
Bien que ces heuristiques favorisent généralement l’utilité, elles sont faillibles de manière prévisible et peuvent échouer dans le contexte socio-écologique contemporain. Les biais de groupe, par exemple, qui affectent l’empathie, encouragent l’affiliation et les liens avec les individus qui sont susceptibles de rendre la pareille, et parfois nous rendent hostiles aux membres de l’exogroupe, surtout lorsque les gens sont en conflit pour des ressources limitées.
À un niveau fondamental, l’empathie repose sur des représentations neurales partagées (entre soi et autrui) dans notre cerveau. Dans le cas de la perception de la souffrance d’autrui, nous engageons en partie le même circuit neurophysiologique qui produit la sensation douloureuse en soi. C’est ce qu’indiquent de nombreuses études utilisant les techniques de neuroimagerie fonctionnelle. La perception de la douleur exprimée par un visage, des photos, la lecture d’un reportage engendre une augmentation de l’activité neuro-hémodynamique dans les régions cérébrales qui est engagée dans l’expérience de la douleur.
Variables situationnelles et biais cognitifs influençant l’empathie
On a tendance à accorder une importance disproportionnée aux caractéristiques de l’individu au détriment des facteurs situationnels. Cette erreur fondamentale d’attribution nous fait facilement oublier le rôle de l’environnement social et de la dynamique des groupes qui peuvent amplifier ou inhiber profondément nos réponses empathiques.
La résonance implicite entre soi et autrui est en effet modulée par une multitude de variables sociales et contextuelles. Les réponses cérébrales et comportementales à la souffrance des autres ne sont donc pas constantes. Elles sont amplifiées ou diminuées par nos croyances, attitudes, préjugés, les circonstances, la distance sociale et nos allégeances de groupe. Ces biais de groupe proviennent de notre interdépendance sociale et motivation d’appartenir à un groupe/alliance qui caractérise notre espèce.
L’une des conséquences est le favoritisme de groupe, qui reflète la tendance des gens à accorder un traitement préférentiel à ceux qui appartiennent au même groupe qu’eux. Cette catégorisation sociale se produit spontanément, sans grande réflexion de notre part. La conception que nous avons de notre propre identité repose en partie sur les catégories sociales auxquelles nous appartenons. Ces catégories peuvent comprendre à peu près n’importe quel attribut comme le sexe/genre, la nationalité ou l’affiliation politique.
Les gens sont plus empathiques pour ceux qui leur ressemblent sur des dimensions très diverses y compris l’origine ethnique ou nationale. Dans une étude, les participants afro-américains ou caucasiens avaient des réponses affectives plus fortes (mesurées par électromyographie et conductance cutanée) lorsqu’ils regardaient des images agréables et désagréables qui représentaient des membres de leur groupe ethnique respectif. De nombreuses études de laboratoire montrent que les signaux d’identification à un groupe renforcent l’expérience empathique et la motivation de comportements altruistes, tandis que l’inverse est observé pour les signaux provenant d’un groupe dissemblable.
Une étiquette posée sur une main comportant un seul mot indiquant l’appartenance religieuse d’une personne (hindoue, chrétienne, juive, musulmane ou scientologue), sans aucune interaction préalable, est suffisante pour moduler l’activité neurale chez l’observateur en fonction de sa propre affiliation religieuse. La réponse neurale était significativement plus importante lorsque les participants percevaient une douleur somatique associée à une main étiquetée avec leur propre religion plutôt qu’une main étiquetée avec une religion différente.
En général, nous avons tendance à manifester une plus grande compassion envers les membres de notre groupe et nous sommes plus sensibles aux comportements préjudiciables perçus par des membres extérieurs. Une absence de compassion est systématique lorsque les groupes sont en conflit (par exemple, Américains contre Arabes). Dans tous les contextes culturels, des recherches en laboratoire indiquent que l’empathie envers les membres de son groupe est un fort prédicteur de comportements altruistes mais aussi de la capacité à nuire aux membres de l’exogroupe.
Ce biais de perception à la douleur exprimée par des personnes appartenant à d’autres groupes ethniques est flexible. Il change avec le temps et est atténué par la familiarité engendrée par nos relations avec autrui. Une étude, réalisée en Australie, avait recruté des étudiants chinois à leur arrivée et au cours des cinq premières années tout en évaluant leur niveau de contact avec d’autres groupes ethniques dans différents contextes sociaux. Au cours de la session en IRM fonctionnelle, les participants ont regardé des vidéos de personnes de leur propre groupe ethnique et d’un autre, recevant des stimulations douloureuses. Au cours des premiers mois en Australie, le biais de groupe, typique dans les réponses neurales à la douleur d’autrui, était bien détecté chez ces jeunes migrants. L’activation du réseau neural impliqué dans le traitement émotionnel de la douleur était plus importante pour les personnes de leur groupe que pour les personnes d’autres groupes ethniques. Cependant, cette réponse cérébrale à la douleur de personnes d’un autre groupe ethnique augmente de manière significative au cours des années en fonction du niveau d’expérience dans leur environnement quotidienne avec les personnes des autres groupes.
Dans l’ensemble, les réponses aux signaux de souffrance d’autrui sont fortement modulées par nos préférences sociales, attitudes et préjugés, ainsi que par le contexte social dans lequel se déroule l’interaction. Le degré de pénétration dans le cerveau des informations qui véhiculent l’état de détresse d’une autre personne n’est pas automatique mais dépend largement de facteurs sociaux qui régissent les relations sociales.
Une étude en IRM fonctionnelle a démontré que la réponse empathique est amplifiée ou affaiblie par les attitudes implicites envers autrui et nos préjugés. Les participants étaient plus sensibles aux expressions faciales de douleur de personnes qui avaient contracté le virus du sida à la suite d’une transfusion sanguine (clairement victimes d’une erreur médicale) qu’à la douleur de personnes toxicomanes qui avaient contracté le sida à la suite de partage de seringues (souvent considéré comme responsables de leur condition), alors que les vidéos utilisées montraient exactement la même intensité douloureuse.
Le cerveau humain a une difficulté à appréhender les informations quantitatives. Par exemple, les gens donnent beaucoup plus d’argent après avoir lu l’histoire d’une petite fille qu’après avoir lu l’histoire de nombreuses victimes. Expliquer aux participants l’écart entre les dons envers une victime identifiable et ceux envers des victimes statistiques a en fait un effet pervers. Les personnes donnent moins aux victimes identifiables, mais n’augmentent pas leurs dons envers les victimes statistiques, ce qui entraîne une réduction globale des dons.
L’information affective influence les décisions comportementales coûteuses en énergie et ressources qui en résultent. Une étude a demandé à des participants combien d’argent ils souhaitaient donner pour contribuer au développement d’un médicament qui sauverait la vie d’un ou de huit enfants. Les participants étaient prêts à donner le même montant. Mais, lorsque le nom, l’âge et la photo d’un seul enfant étaient montrés, les dons augmentaient considérablement pour cet enfant, en raison de l’empathie ressentie par les participants.
Voir la photo d’un enfant provoque souvent une réaction émotionnelle très forte. Le 2 septembre 2015, la photo du petit Alan Kurdi, allongé face contre terre sur une plage de Turquie, fit le tour de monde, défilant sur les médias sociaux ainsi qu’à la une des journaux. Cette photo emblématique a eu plus d’impact que les rapports quotidiens sur les milliers de morts en Syrie et les milliers de personnes fuyant cette guerre civile, y compris sur les dons à la Croix-Rouge. Les personnes qui n’avaient pas été émues par l’augmentation continue du nombre de morts en Syrie semblaient soudain beaucoup plus s’inquiéter de ce drame après avoir vu la photographie du petit garçon.
Parallèlement, les messages de soutien envers les migrants ont été largement partagés sur les réseaux sociaux, au point de faire basculer l’opinion publique européenne sur cette question. Dans un sondage publié quelques jours après la circulation de cette photo, 53% des Français, 55% des Anglais et 51% des Néerlandais se montraient favorables à l’accueil des réfugiés syriens, alors qu’ils n’étaient que 44%, 48% et 44% respectivement la semaine précédente. Cependant, cette préoccupation empathique nouvellement créée s’est dissipée assez rapidement. Dans les mois qui ont suivi la publication de la photo d’Alan, plusieurs pays ont fermé leurs frontières aux réfugiés Syriens.
Ainsi, l’empathie joue un rôle important dans la motivation à prendre soin des autres. Comme l’a exprimé avec perspicacité Mère Teresa, « si je regarde la masse, je n’agirai jamais. Si je regarde une personne, je le ferai ». En effet, le cerveau humain a une difficulté à appréhender les informations quantitatives. Cependant, l’utilisation de statistiques et de données numériques reste essentielle aux décisions dans de nombreux domaines de la vie publique (santé, économie, éducation, sécurité).
Il y a de réelles limites à une approche autobiographique des évènements. Une histoire individuelle n’a pas forcément quelque chose en commun avec le reste de l’humanité. Si l’on analyse les tendances statistiques, un autre type de vérité émerge des chiffres. Certaines informations sont mieux absorbées par notre cerveau lorsqu’elles sont complétées par d’autres types d’informations et par le langage. Si l’on associe l’information numérique avec une histoire individuelle, les deux sont intégrées par le public d’une manière qui ne se produirait pas avec l’information statistique seule. Pour que l’information ait un sens, elle doit être imprégnée d’affect.
Guider l’empathie par la raison
Aujourd’hui, le succès de notre espèce repose de plus en plus sur une coopération à grande échelle entre une diversité de nations et cultures, dans un monde beaucoup plus connecté qu’il ne l’a jamais été. Nos catégories sociales ne sont pas liées à des attributs immuables. Elles sont fluides : « eux » aujourd’hui peuvent devenir « nous » demain selon les pressions écologiques et les alliances que nous formons. Néanmoins, notre héritage évolutif persiste et se manifeste par des tendances non conscientes et rapides à prendre soin de certaines personnes, mais moins d’autres, d’une personne plutôt que plusieurs.
L’empathie n’est pas optimale pour guider nos décisions morales, en particulier lorsqu’il s’agit de groupes de personnes, des situations de compétition ou de conflits, ou encore quand nous devons faire des choix à propos de personnes avec lesquelles nous sommes affectivement liées. L’empathie peut donc entraîner de graves défaillances dans le jugement éthique et être contreproductive lorsque des décisions impartiales ou utilitaristes doivent être prises. Cependant, elle peut créer une forte motivation à agir pour le bien des autres. L’empathie seule est impuissante face à la rationalisation et au déni. Mais nous avons aussi la capacité de généraliser et de diriger notre empathie par l’utilisation de la raison et de la délibération.