Stratégie d’annihilation de la culture en Argentine
Depuis l’investiture de Javier Milei à la présidence de la République argentine le 10 décembre dernier, son gouvernement s’est employé à bloquer les financements d’à peu près tous les services, directs ou délégués, de l’État. Cet assèchement s’est accompagné d’une rhétorique sur une supposée gabegie antérieure des finances publiques, ainsi que d’un lot quotidien d’invectives et d’insultes qui constituent désormais une bonne part de la parole publique du haut de l’État.
À la fois cibles de coupes budgétaires remettant en cause leurs existences et des insultes présidentielles, les institutions culturelles – au sens large, depuis l’Éducation publique jusqu’à celles dédiées aux arts – sont particulièrement détestées par le nouveau pouvoir. Au-delà la violence verbale, souvent délirante, cette hargne relève d’une stratégie d’une droite qui se dit nouvelle.
Abattre les fondements de l’établissement de vérités
Recherche, journalisme, art, tous les secteurs qui se dédient à établir des vérités, par la connaissance, l’information ou l’exploration artistique, sont considérés comme peuplés de parasites et mis au pilori par le nouveau gouvernement argentin. Durant sa campagne, Milei a promis de fermer le CONICET (l’équivalent du CNRS en Argentine), probablement l’organisme de recherche le plus performant d’Amérique latine. Une fois à la tête de l’État, effectivement, le CONICET est asphyxié financièrement et de nombreux chercheurs sont contraints de prendre la route d’un exil « économique » (la distinction entre « migration économique » et exil politique n’a jamais été très convaincante du fait de politiques économiques forçant à la migration, son ineptie est flagrante dans ce cas).
L’agence de presse nationale, Télam, a brutalement été fermée. Du jour au lendemain, ses travailleurs ont trouvé porte close, dont l’accès était protégé par des clôtures et des policiers. Enfin, l’ensemble des financements des arts et de la culture ont été sévèrement sabrés, y compris l’emblématique INCAA (Institut National du Cinéma et des arts audiovisuels) qui permet à l’Argentine de compter parmi les meilleures productions de cinéma mondial. Bref, l’ensemble des professions qui ont pour raison d’être d’établir et discuter des vérités, questionner, vérifier, mettre en perspective, sont mis à l’index par le nouveau pouvoir.
Détruire les organismes qui ont pour vocation d’établir des vérités (questionnables, par nature) s’inscrit dans un agenda où le brouillage des vérités et leur recouvrement par une propagande permanente sont essentiel à ce pouvoir. Cela se comprend de la part d’un gouvernement qui vit dans une « vérité alternative », selon l’indétrônable expression de l’administration Trump. Il a cependant un acharnement particulier contre tout ce qui ressemble, de près ou de loin, au monde culturel qui interroge.
Les insultes en surplus
Tout d’abord, une telle hargne ne peut s’expliquer par le seul discours officiel, centré sur le budget et l’objectif de « déficit zéro », dont l’effet est un très rapide appauvrissement de la population bien au-delà des seuls secteurs culturels nommés. Lorsqu’il est question de recherche scientifique, de journalisme ou d’art, le gouvernement accompagne ses mesures d’asphyxie financière d’insultes ou de dénigrements envers les professions affectées.
Ainsi, Patricia Bullrich (ministre de la Sécurité) a justifié la fermeture de Télam car « les informations parviennent aujourd’hui par Twitter. Twitter est bien plus important qu’avoir une agence de presse ». Ironiquement, le chef de Reuters pour la région avait dû corriger la ministre. En effet, dans la même déclaration, elle a affirmé que l’agence britannique employait 250 journalistes à travers le monde afin de faire croire, par comparaison, que le millier de journalistes pour la seule Argentine de Télam fussent des fainéants ou des inutiles. (En réalité, Reuters emploie plus de 2500 journalistes et Télam était présent dans de nombreux pays). Quoiqu’il en soit, outre sa bêtise, Bullrich a exprimé tout le mépris dans lequel elle tient le journalisme. Mépris qu’il était tout à fait inutile d’exposer s’il ne s’agissait que d’une question d’économie budgétaire.
Plus cynique et insultant, le communiqué officiel du ministère du Capital Humain[1], annonçant des coupes drastiques dans le budget de l’INCAA, se félicitait que « les années où les festivals de ciné se finançaient avec la faim de milliers d’enfants sont terminées ». Sachant que ce même ministère a littéralement coupé les vivres à des centaines de milliers de personnes qui dépendaient de la distribution de nourritures fournies par l’État, le message est abject. Pour ce qui nous intéresse, néanmoins, il est surtout inutilement insultant à l’endroit du monde du cinéma. De nouveau, il y a une hargne particulière qui s’exprime, cette fois de la part d’une ancienne figure de second rang de la télévision. (Sandra Pettovello, ministre du Capital Humain, était auparavant « journaliste » d’une émission d’infotainment au travail plus assimilable à de la propagande que de la mise à la connaissance publique de faits).
Enfin, dans une belle confusion faite de comparaisons absurdes Milei a estimé que le CONICET avait un personnel pléthorique pour des résultats médiocres par rapport à ceux de la NASA. Il existe bien une agence dédiée aux activités spatiales en Argentine (la CONAE) mais elle n’emploie que 288 personnes. D’ailleurs, le CONICET est mieux noté que la NASA (avec un financement soixante-douze fois inférieur) dans la catégorie des organismes gouvernementaux de recherche, selon l’indicateur SCMimago (qui se dédie à cette activité particulièrement imbécile – et néfaste – de classer les institutions de recherche et l’influence de chaque revue scientifique).
Plus généralement, l’éducation publique est considérée comme une machine à « laver les cerveaux », selon l’expression maintes fois répétée par Milei qui réactive ainsi le mythe et la grande peur anticommuniste des années 1950 octroyant au camp communiste la capacité d’intervenir sur les cerveaux afin de les téléguider[2]. Milei est totalement embarqué dans une fantasmagorique croissante contre le communisme, bien résumé par le communiqué annonçant son déplacement au Forum économique mondial de Davos : « L’objectif du voyage est de promouvoir les idées de Liberté dans un forum contaminé par l’agenda socialiste 2030 qui n’apportera que misère au monde » (16 janvier 2023).
Une stratégie réfléchie mise en œuvre par des marginaux
La hargne verbale qui accompagne le démantèlement des institutions culturelles peut certes être considérée comme la forme habituelle de Milei et ses proches de s’exprimer, souvent ordurière presque toujours insane. Il est en effet rare que vingt-quatre heures ne se passent sans que Milei n’insulte une personne ou un groupe. Par ailleurs, cette détestation des espaces culturels se comprend de la part de personnes marginales, et souvent méprisées, à l’intérieur de ces mêmes espaces. Milei est un professeur d’économie d’une université peu prestigieuse, qui a adopté un crédo totalement discrédité, aussi bien par les keynésiens que les néolibéraux. Pentocaveo provient d’une émission, qui se prétend de journalisme, méprisée par la profession. La sœur de Milei – surnommée par son frère « le chef » – s’est spécialisée dans la télépathie avec des animaux, y compris morts, afin de permettre à Javier de communiquer avec son défunt chien, Conan (baptisé en l’honneur au barbare). Bref, ce sont des gens moqués et méprisés par le monde des sciences, de la culture et des arts. En retour, il est assez compréhensible qu’ils nous détestent, artistes, intellectuels, scientifiques.
Cette explication, entre le sociologique (un secteur marginal de la sphère culturelle) et le psychologique (une réaction de personnes particulièrement méprisées dans leurs œuvres), reste très incomplète et assez frustre (ils nous haïssent car nous les méprisons). Il convient surtout de comprendre ces attaques dans une stratégie à l’intérieur de ce que l’idéologue de la « nouvelle droite » et proche de Milei, Agustín Laje, appelle « la bataille culturelle »[3]. Le raisonnement de Laje, à l’instar d’une Maréchal-Le Pen en France, consiste à réduire la pensée de l’émancipation de Gramsci à une stratégie de prise du pouvoir par la culture. Et, dans un renversement, il propose aux droites, une méthode inspirée de ce Gramsci (format très réduit), afin de conquérir le pouvoir ou le consolider. Dans ce cadre de pensée, rien de plus logique que d’abattre toutes les institutions faisant vivre les arts et la réflexion intellectuelle.
Le rassemblement des droites contre la vision critique
Le même Agustín Laje (qui a une influence sur l’ensemble du monde ibérico-américain) appelle à « articuler les différents courants droitiers ». Il précise ainsi son souhait : « Une Nouvelle Droite pourrait se former dans l’articulation de libertaires non-progressistes, de conservateurs non-immobilistes, de patriotes non-étatistes et de traditionalistes non-intégristes. Le résultat serait une force résolue dans l’incorrection politique qui pourrait se traduire dans une opposition radicale à la caste politique nationale et internationale»[4].
Cet extrait provient d’un ouvrage paru en 2022. Entre temps, le candidat de cet auteur est parvenu à la présidence, si bien que l’on peut désormais observer que Milei attire bien au-delà de l’« incorrection politique » et puise essentiellement dans le personnel politique de la « caste », dont son gouvernement offre l’exacte synthèse de ce que pourrait être ce concept. Or, au-delà de l’opportunisme de ce personnel politique, on le retrouve uni dans sa croisade contre le monde de la culture. Ainsi, le gouvernement de la ville de Buenos Aires (gérée par une administration au profil de droite plus classique) souhaite fermer la seule école publique de photographie. Ici, c’est probablement moins une haine contre les savoirs qu’une vision de classe de ceux-ci : arts et sciences devraient être des activités réservées à qui a les moyens de payer des écoles privées. Nous sommes dans la logique qui a dirigé la présidence de Mauricio Macri (2015-2019), le chef du gouvernement de la Ville de Buenos Aires est son cousin, Jorge Macri. Les Macri sont l’une des familles les plus fortunées du pays. Cette logique de classes et la stratégie des miléïstes se combinent parfaitement.