En Iran, le courage de Toomaj Salehi
L’opposant et rappeur iranien Toomaj Salehi, figure du mouvement Femme Vie Liberté, a été condamné à mort. La nouvelle est un choc, un degré franchi dans la politique de terreur qui s’installe actuellement en Iran.
À l’extérieur, le gouvernement fait peau neuve à la tête d’un « axe de la résistance » aux crimes d’État israéliens à Gaza, et fait oublier le consensus qui unit désormais son peuple contre lui. À l’intérieur, la répression dans les prisons et dans les rues s’enfonce dans une brutalité nouvelle, destinée à dissoudre les racines du mouvement révolutionnaire. Les femmes, qui poursuivent la révolte à travers une désobéissance civile au port du voile obligatoire, subissent une violence policière de plus en plus grande.
L’État iranien, que le soulèvement a mené au bord du renversement en 2022, a persisté et s’est relevé depuis, au prix d’une répression sanguinaire qui s’appuie sur sa position internationale : les États occidentaux ont utilisé à leur profit les acquis de la rue iranienne afin de reprendre dès janvier 2023 – en position de force face à un régime affaibli par la contestation interne – les négociations sur l’arrêt du programme nucléaire. Dans ce processus, ils ont redonné à l’État iranien le pouvoir matériel et symbolique dont il avait besoin pour sa survie, particulièrement en montrant à toutes ces franges indécises et grises, rouages de fait du régime et de la répression, qu’il n’était pas dans leur intérêt d’opter pour la défection.
Malgré les discours d’hostilité à la théocratie iranienne, la stabilité de celle-ci est devenue un élément important dans un Moyen-Orient dans lequel l’ordre hégémonique s’est maintenu depuis plus de vingt ans en « gérant le chaos global »[1] (trois millions de morts directs et indirects, et 38 millions de déplacés dans le sillage de la « guerre contre la terreur » menée par les États-Unis en Irak, au Pakistan et en Afghanistan). La République islamique assure en effet le maintien de l’ordre d’une partie de la région à travers sa politique impérialiste chiite et son soutien clientéliste aux milices et aux forces armées du Liban, d’Irak, du Yémen, de Syrie, de Jordanie, de Palestine et même d’Afghanistan.
Or sur ces terres de sang, il n’y a pas de « moins pire » allié. Il y a des États tous taillés dans des délires de puissance patriarcale, assis sur des dépenses militaires stratosphériques, qui tiennent leurs sociétés à travers des politiques de cruauté qui ne cessent d’apprendre et de s’inspirer les unes des autres, et qui, entre deux répressions brutales (de la Marche du retour de Gaza en 2018, des soulèvements iraniens de 2017-19, du soulèvement libanais de 2019-20, des révoltes irakiennes de 2019-21) parviennent, dans des moments de tension comme ceux que nous vivons aujourd’hui, à rallier avec eux une partie de leur population perdue depuis longtemps, en canalisant les peurs et les indignations dans des récits guerriers où il faut bien choisir son camp et prier pour la survie de la nation.
La guerre, l’état d’exception, le patriotisme face au danger existentiel, la redéfinition de tout opposant comme ennemi de l’intérieur à la solde de l’ennemi de l’extérieur : voici le creuset dans lequel s’est forgée la République islamique à travers la guerre Iran-Irak qui, au long des années 1980, a consolidé en une théocratie inédite le devenir islamique de la révolution de 1979. C’est à cette pratique du gouvernement dans et par la guerre qu’est retourné le pouvoir iranien lorsque ses piliers ont été soufflés dans le soulèvement « Femme, Vie, Liberté ». Or, il est intéressant de tendre l’oreille vers cette société dont les cris se sont assourdis depuis un an. Il semble bien que les ressorts de la propagande guerrière ne fonctionnent pas pour l’heure. Il semble bien que le soulèvement « Femme, Vie, Liberté » ait tracé, dans son ressac, une ligne de fuite : cet héritage, lui aussi féministe, d’une pensée qui refuse la binarité des camps de guerre, et qui ne se laisse pas pousser dans les bras d’un « père sévère » par peur de l’annihilation, du malheur, de la destruction de la guerre – dont le souvenir n’est pourtant pas lointain.
La guerre soude le sort des sociétés à celui de leur gouvernement. Force est de constater, pour l’heure, que cette opération n’a pas permis la restauration escomptée du pacte social brisé en Iran. De 1981 à 1984, il avait fallu une répression immensément plus cruelle et vaste pour parfaire ce mouvement de construction de l’identité nationale républicaine islamique, en soumettant par la terreur les franges rebelles que l’union sacrée et les alignements patriotiques de la guerre n’avaient pas persuadées. Jusqu’où la répression ira-t-elle cette fois ? Et que vient faire le sort d’un homme, Toomaj Salehi, rappeur condamné à mort, dans cette histoire de violence régionale qui nous enivre de colère et de souffrance à des échelles tellement plus grandes ?
Le destin de Toomaj est important parce qu’en lui se nouent les deux ruptures par lesquelles le soulèvement « Femme, Vie, Liberté » a renversé les fondements du pouvoir iranien, quelle que soit à terme la survivance (ou la « mort-vivance ») de ce pouvoir. Une subjectivité politique a pris corps à travers le pays, en opposition assumée avec l’État. Les valeurs et le régime d’affect se sont retournés, ébranlant le soubassement moral et émotionnel de la République islamique et de la société qu’elle a su gouverner si longtemps.
De la prudence au courage
Toomaj Salehi n’est pas seulement puni de mort pour avoir exercé sa liberté d’expression. Il pratique et exprime, à travers son rap, une résistance radicale et têtue, qui s’en prend explicitement à la culture politique réformiste jusqu’alors dominante, y compris au sein de la contestation. Il faut se rappeler que le respect des lignes rouges et l’évitement de toute remise en cause frontale de la République islamique ont dominé la vie du pays durant des décennies. Ce sens commun prenait racine, souvent sans en avoir conscience, dans l’expérience de la terreur post-révolutionnaire. Une valeur était partagée après la révolution de 1979 par tous ses participants, victimes et bourreaux : un certain idéal du martyre sous différentes formes, laïques ou religieuses.
C’est autour de cet idéal que s’est construite la nécropolitique de la République islamique, en faisant du martyr le moteur de la machine de guerre contre l’Irak, et en faisant des opposants politiques des anti-martyrs. Les martyrs avaient raison de mourir et les opposants avaient tort : leur exécution et le spectacle de leur supplice (leur anti-martyr) avaient le but de supprimer les plus téméraires et militants, mais aussi de s’adresser à la société dans son ensemble pour en refaçonner les valeurs. Ce patient travail de propagande, infusé des politiques de la cruauté, a atteint un double objectif. Le premier était de retravailler les valeurs traditionnelles pour imposer l’idéologie républicaine islamique. Le deuxième était de retravailler la notion de responsabilité individuelle pour faire des prisonniers politique les co-responsables de leur répression, par leur entêtement et leur refus de collaborer – et par ricochet, les co-responsables du niveau de violence répressive dans la société.
En exerçant une violence extrême contre tout opposant au projet de la République islamique, c’étaient l’antagonisme et le refus comme position politique que l’État cherchait à frapper d’opprobre : ces dispositions ne pouvaient mener qu’au plus cruel des désastres. Quand, au terme d’une décennie de répression et de guerre, tous les obstinés furent supprimés – tués, poussés à l’exil ou brisés, quand tous les candidats au martyre eurent été engloutis par la guerre, les survivants et les suivants se dirent qu’une façon de gripper la machine pourrait être de refuser cet idéal. L’obstination est devenue un signe d’immaturité et d’irresponsabilité. La prudence et l’intérêt bien compris se sont imposés comme vertus politiques.
Il s’agissait dans un premier temps d’une riposte intelligente : puisque le pouvoir concevait l’opposition comme une confrontation à mort dans laquelle il n’y aurait que des os et des volontés brisées, alors il fallait réinventer une opposition qui n’ait pas assez de consistance pour être trainée dans cette arène-là. Il fallait ne laisser aucune prise sur quelconque volonté à briser. Ce qui a impliqué une réinvention de l’action : ne plus mettre sa dignité dans des positions à tenir, retricoter une résistance plus modeste, à un plus petit niveau. Le courage est devenu celui d’être pragmatique, pour le bien commun, pour la paix sociale. Un statu quo s’est construit autour de ces nouvelles tactiques : on a oublié qu’elles étaient d’intelligentes ripostes ; elles sont devenues de nouvelles valeurs. L’obstination est devenue un gouffre dangereux. La prudence et l’esquive des formes de sagesse, de ruse et même de non-violence. Rapidement, la mémoire des résistants postrévolutionnaires et jusqu’aux traces de leur existences et de leurs luttes ont été effacées.
En 2022, le geste révolutionnaire de brandir son voile, de le brûler, a renoué avec une forme d’antagonisme assumée, valorisant une mise en jeu de soi et un désir de renversement : c’est en cela que le voile n’était pas l’objectif ou l’objet de la contestation, mais son langage de lutte. La grâce accordée le 9 février 2023 par le Guide suprême Khamenei à des dizaines de milliers de manifestant·e·s emprisonné·e·s, en échange de leur repentance officielle, a été une tentative de désactiver l’antagonisme et de retisser la toile des valeurs qui organisaient la vie politique iranienne à l’intérieur des lignes rouges. Mais à peine sorties de prison, les détenues ont enlevé leurs voiles et crié « Femme ! Vie ! Liberté ! ». Elles ont crié, comme l’activiste syndicale Sepideh Gholian : « Khamenei tyran ! On te mettra six pieds sous terre ! » Cette dernière a été re-arrêtée quelques heures à peine après sa libération, et condamnée à nouveau à plusieurs années de détention. Mais son cri résonne sur les réseaux sociaux : l’image qu’elle a produite rappelle les coordonnées de la lutte et le niveau auquel se situe la résistance.
Tout comme Sepideh Gholian, Toomaj Salehi a été réarrêté peu après avoir été gracié parce qu’il s’est immédiatement entêté à reprendre sa résistance au point où elle avait été congelée. Depuis plusieurs années, le chanteur a construit son rap et son combat à partir de cette position d’antagonisme radical. Il l’a mise en musique pour toute une génération, participant du mouvement, en ferment depuis les révoltes de 2017, par lequel le courage refait surface comme valeur désirable dans la boussole politique des iranien·ne·s. Cette résurgence est vulnérable. Elle ne bénéficie pas des rouages d’une théorie aboutie, comme c’est le cas par exemple du nationalisme décolonial en Ukraine dans la guerre menée contre l’envahisseur russe. Elle ne s’appuie pas non plus complètement sur une disposition à mourir pour une cause, la relation au sacrifice étant marquée par une grande complexité du fait de l’histoire postrévolutionnaire. Mais c’est une bouture, une ouverture des horizons d’actions et de participation politique. Elle nous indique pour le moment qu’il est encore possible aujourd’hui, dans notre monde, de se soulever, même si le projet politique et l’organisation collective capables de donner puissance à ce soulèvement sont à élaborer. Comme le rappelle de façon préliminaire le slogan « Femme Vie Liberté », ils le sont du côté du féminisme.
De l’indifférence à la résistance affective
Toomaj Salehi a été arrêté le 2 novembre 2022, au plus fort du soulèvement, auquel il prenait part dans la clandestinité. Détenu durant un an, il a été condamné à l’automne 2023 à plusieurs années de prison avant d’être remis en liberté conditionnelle au mois de novembre dernier. Ayant témoigné sur les réseaux sociaux des tortures qu’il avait subies et appelé à la résistance sur les réseaux sociaux, il a été kidnappé peu après sa sortie et a disparu plusieurs mois, avant de réapparaitre lors d’un nouveau procès devant le tribunal révolutionnaire d’Ispahan, qui a rendu son verdict le 24 avril 2024 (contredisant les décisions de justice précédentes).
Condamner Toomaj Salehi à mort, c’est, pour le pouvoir iranien, se réapprovisionner en stock de « matière prisonnière à négocier », les otages occidentaux se faisant plus rares. C’est intensifier son gouvernement par la peur, qui fait de la violence d’État une expérience intime de supplice affectif et d’intimidation pour chaque iranien·ne. Cette condamnation à mort est aussi une tentative de décapiter symboliquement une révolte qui ne s’éteint pas, quand bien même elle est écrasée. Mais ce soulèvement n’a pas de « tête », comme tant d’autres qui secouent le monde et particulièrement le Moyen-Orient depuis une décennie : Toomaj en est l’un des visages parmi beaucoup d’autres.
La mobilisation massive que provoque sa condamnation confirme un second retournement, au niveau des affects cette fois : du règne, subi, de l’indifférence et de la peur, à celui, agissant, de l’empathie comme grammaire de lutte. Plus de cinq cents personnes ont été tué·e·s dans la rue ou sous la torture depuis septembre 2022, et des centaines ont disparues. Mais l’exécution de quelques manifestants de milieux modestes ont eu un effet de dissuasion de toute autre ampleur sur le mouvement. Pourquoi ? Parce que l’État ne reconnaît jamais la mort qu’il sème dans la rue ou dans ses centres de détention : suicides, personnes n’ayant pas existé, dépouilles volées… En revanche, de ses exécutions il fait un spectacle. L’annulation in extremis des peines, ou au contraire leur exécution avant même l’audience d’appel, mettent en scène l’arbitraire du pouvoir, un surplus de puissance tiré de son imprévisibilité, et l’inscrivent dans nos consciences. La peine sera-t-elle exécutée ? Et quand ? Cette expérience collective du suspens, paradoxalement, nous sépare les un·e·s des autres. On assiste au compte à rebours sans rien pouvoir faire pour l’empêcher. Avant et après les pendaisons sont diffusées des vidéos de confessions forcées. La télévision retransmet les procès et les conférences de presse des juges révolutionnaires, qui véhiculent – par le pli des vestes, le calme des maintiens, le ton administratif – un air de normalité et de bienséance disant aux Iraniens : voici les lois sous lesquelles vous vivez, voici le droit.
Non pas que la violence des exécutions soit plus grande que celle des morts extralégales, mais les possibilités de résistance sont plus réduites et les agents de la violence plus localisés, dans une autorité officielle, souveraine et légale, donc l’effet de terreur est plus opérant. Le secret et le spectacle fonctionnent ensemble dans une économie qui vise à gouverner par l’angoisse. Elle transforme la communauté du soulèvement en une communauté dé-liée par l’impuissance et la culpabilité.
L’idée est de répéter le spectacle jusqu’à ce que la dernière personne solidaire, empathique, tourne le dos. Ma tante Fataneh Zarei, militante d’un parti révolutionnaire d’opposition, a été exécutée en 1982, quelques mois après son arrestation, alors qu’elle avait rejoint la lutte clandestine. Mon grand-père raconte dans ses mémoires que le plus difficile à supporter, à l’annonce de l’exécution de sa fille, était que la foule amassée devant les portes de la prison se détourne à son passage, « fondant comme neige au soleil »[2]. Le soudain isolement vécu par les familles révèle que la République islamique a cimenté son pouvoir à travers une ingénierie des affects : indifférence, défiance, répulsion. Cela s’est reproduit après la vaste contestation de 2009 : l’exécution de trois manifestants, en janvier 2010, avait sonné la fin du « mouvement vert » de contestation des fraudes électorales et de demandes démocratiques.
Or, ce n’est pas ce qui se passe cette fois-ci, comme le prouve le mouvement de défense de Toomaj Salehi, et avant cela, les vastes mouvements de défense des manifestants exécutés dès décembre 2022, dont les noms, les visages et la mémoire restent très présents. La rage bat encore dans nos cous. Elle nous lie dans une intuition du chemin parcouru, qui n’est pas un cercle d’éternel recommencement. Par elle, la société iranienne maintient l’affirmation d’un collectif – de la lutte, de la volonté populaire de se débarrasser de ce régime – comme forme d’infra-résistance contre un pouvoir qui gouverne par l’atomisation et l’isolement. La terreur reste la terreur ; mais la propagande, le mensonge et la stratégie de persuasion de l’État ne sont plus en phase avec les mentalités du public. Elles tournent à vide.
L’énergie de cette violence d’État gonfle au contraire les colères, dans les plis d’un mouvement qui a notamment été étouffé par manque de cap clair, mais qui se sédimente autour de tactiques et de valeurs. Parmi celles-ci, une politique de l’attachement – aux autres et au fait d’être vivant·e·s. Tant que dure la résistance affective, « le pouvoir est dans nos mains » comme le répétait Toomaj Salehi dans ses messages. L’État, face à cette situation, ne peut se maintenir que par la seule force, c’est-à-dire, selon les règles du gouvernement, aussi fragilement qu’un chat accroché par ses griffes sur l’écorce d’un arbre.
L’espoir comme discipline
Il est vital de s’opposer à la condamnation à mort de Toomaj Salehi. L’épreuve est cruelle, et comme à chaque fois, quand on sent la griffe du pouvoir vous chercher au sternum, on est tenté de se protéger par un pas de côté, qui nous ferait retomber dans une indifférence de protection. Le détachement est subtil et se fait souvent sans bruit. Mais l’enjeu est immense, car cette résistance affective est une méthode de combat : l’arme de celles et ceux qui ont refusé de militariser leur lutte, quand bien même les armes sont disponibles sur le terrain, notamment dans les provinces transfrontalières du Kurdistan et du Balouchestan, poumons de la révolte « Femme, Vie, Liberté ». Ne pas se laisser démoraliser, comme pratique politique de l’espoir et comme forme élémentaire de résistance, est une façon de maintenir le feu de tourbe de l’antagonisme – ce type de feu qui se consume de façon invisible dans un milieu organique, parfois un mètre sous terre, jusqu’à ce que les flammes reprennent au moindre vent.