Pourquoi tant de passion pour la « froide vérité » ?
Un film documentaire intitulé Climat. Le Film (La froide vérité) alimente une vive controverse sur les conditions de crédibilité de l’expertise scientifique. Encore une !
La « froide vérité » promue dans ce film de Martin Durkin, réalisateur britannique connu depuis 2007 comme « le Michael Moore de droite » parce qu’il affiche ouvertement son climato-scepticisme et ses penchants libertariens, consiste : à dénier le réchauffement (résultat biaisé parce que les thermomètres sont placés dans les zones urbaines surchauffées par le béton) ; à nier que le CO2 soit la cause de la hausse des températures et à invoquer le temps long de l’histoire de la Terre pour soutenir que nous sommes plutôt dans « une famine de CO2 » ; à protester contre la science officielle qui parvient à un consensus sur le climat uniquement par exclusion des doutes sceptiques ; à dénoncer les intérêts des scientifiques du GIEC qui utilisent le climat comme un instrument pour financer leurs recherches ; à « dévoiler » une manœuvre politique anticapitaliste dans les sciences du climat ; à dénoncer cet agenda politique comme hostile au confort et à la prospérité des pauvres et des pays du Sud.
Bref une tornade d’arguments qui déborde le genre classique du déni climatique pour en faire un enjeu de société. En guise de froide vérité, le film met en scène des questions vives, brûlantes, enjeux de controverses politiques plus que scientifiques.
De l’autre côté, la vérité s’échauffe pareillement. Nombre de citoyennes et scientifiques de toutes disciplines s’insurgent qu’on puisse encore proférer de telles inepties. Les expertes du GIEC se lassent de ne pas être écoutées par les politiques qui sacrifient l’habitabilité de la Terre et les générations futures aux intérêts immédiats. Bravant le dogme de la neutralité de la science, des scientifiques en rébellion critiquent ouvertement la myopie des pouvoirs en place et vont jusqu’à la désobéissance civile au nom de la vérité scientifique et contre les mensonges d’État. L’engagement des scientifiques dans la sphère publique inquiète les organisations de recherche comme le CNRS ou l’Inrae qui ont saisi leurs comités d’éthique et organisent un débat public le 21 mai 2024 sur cette question.
Dans les deux camps, on parle avec certitude au nom de la vérité scientifique et on dénonce les agendas politiques des adversaires comme parasitant la quête de la première. Ce faisant, les institutions politiques et scientifiques s’enlisent dans la méfiance publique, au risque d’ébranler l’autorité des scientifiques comme des politiques à force de chercher à maintenir une distinction qui n’a plus lieu d’être.
Cet affrontement révèle en effet deux enseignements qu’il nous semble important de discuter plus avant dans le débat public. D’une part, la vieille démarcation entre faits scientifiques et choix de société, que les sciences sociales s’appliquent à démonter depuis quatre décennies, est encore bien vivace. Elle empêche d’entendre que la « froide vérité » des sceptiques exprime, derrière les chiffres et courbes, une colère relative aux enjeux et conséquences politiques des faits présentés. D’autre part, et comme de façon symétrique, l’affrontement rend visible la fragilité de l’expertise. Pour sortir du cercle vicieux de la méfiance auto-entretenue par le jeu de suspicion et dénonciation réciproques, on propose de relever le défi lancé par l’argumentaire desdits climato-dénialistes. Ne serait-il pas temps de repenser les fondements mêmes de la mission confiée aux expertes ?
Classiquement, le principe même de l’expertise repose sur l’établissement d’une ligne de démarcation entre science et pouvoir, entre conseil et décision, entre évaluation et gestion des risques. « Dire le vrai au pouvoir », selon la définition canonique du rôle des experts leur assigne deux missions : alerter sur un danger, et répondre à une question posée par les politiques. Il s’agit en général d’une question vive, qui est sujet de préoccupation pour les pouvoirs publics. Les agences d’expertise ont été créées pour fonder les décisions politiques sur des « évidences », des faits incontestables susceptibles d’entraîner une adhésion des citoyens et de faire taire les controverses. Leur objectif est de servir le bien commun plutôt que des intérêts particuliers en garantissant l’indépendance des mesures réglementaires à l’égard des pressions économiques ou politiques.
En France par exemple, l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) a été créé en 2002 après le scandale des déclarations officielles en 1986 sur le « nuage radioactif » dû à l’accident de la centrale de Tchernobyl qui se serait arrêté aux frontières de la France. L’agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) a été créée en 2010 à la suite des affaires de la vache folle et des OGM. Elle a pour mission d’évaluer et surveiller les risques concernant les produits phytosanitaires et alimentaires grâce à des équipes de chercheurs et chercheuses répartis sur 16 sites en France qui mobilisent en outre des experts indépendants. Il s’agit en quelque sorte d’une délégation d’autorité par le pouvoir, délégation légitime dans la mesure où les experts sont responsables non seulement vis-à-vis du pouvoir mais aussi vis-à-vis du public.
Érigée en idéal régulateur, la démarcation nourrit un culte de l’indépendance de l’expertise, alors que la protection qu’elle confère est toujours relative. Car l’expertise est fondamentalement un genre hybride. Plutôt qu’une barrière étanche, la démarcation est une membrane qui filtre la demande du politique en amont, et, en aval, émet des énoncés scientifiques en vue de décisions concernant l’action ou la réglementation. L’expertise conjugue les règles déontologiques de la recherche scientifique avec celles d’un mandat de conseil auprès des politiques sur des sujets d’inquiétude, voire des questions brûlantes.
C’est donc l’ensemble de cette chaîne solidement tressée de politique – expertise – politique qu’il s’agit de placer au cœur du débat face à une opposition qui a compris depuis longtemps que la neutralité scientifique n’était qu’un moment précis dans la production de connaissances sur l’état du climat terrestre et l’habitabilité de la planète.
Quelle que soit la rigueur des procédures et la transparence du travail d’expertise, on ne peut tracer une ligne de partage claire entre science et politique.
On peut distinguer deux étapes dans la pratique d’une expertise. La première consiste à refroidir la question posée par les politiques. Elle est reformulée en des termes qui la rendent susceptible d’un traitement scientifique de manière à parvenir à des conclusions impartiales, objectives. Par exemple : la question « est-ce que l’usage d’herbicides à base de glyphosate est dangereux pour la santé humaine ? » est retraduite en toxicologie : « à quelle dose cette substance active a-t-elle un impact sur le système immunitaire et reproductif d’une cohorte de rats ou de poissons ? »
Comme une bonne expertise est en général collective et interdisciplinaire, la question est pareillement traduite dans le cadre disciplinaire de l’épidémiologie et de la médecine. Une vérité froide, dont on attend qu’elle puisse éteindre les controverses, est construite au prix d’un travail laborieux sur plusieurs sites par comparaison des résultats de tests et par des revues systématiques de la littérature scientifique prenant en compte les connaissances les plus avancées. Afin de garantir l’impartialité des résultats, des règles déontologiques très strictes sont mises en œuvre avec l’obligation pour toute experte de déclarer les liens familiaux, professionnels ou financiers qui pourraient entraîner des conflits d’intérêt.
Mais quelle que soit la rigueur des procédures et la transparence du travail d’expertise, on ne peut tracer une ligne de partage claire entre science et politique. Si les faits purifiés ainsi construits sont effectivement décontaminés de toute trace d’idéologie, ils ne font pas sens au-delà des communautés scientifiques concernées. Ils ne parlent pas aux politiques et ne répondent pas de manière pertinente à la question posée. Aussi ce travail de purification des faits n’est-il qu’un passage obligé avant de les transformer en conseils ou recommandations pour décider et agir.
Un nouveau processus de traduction est alors engagé qui consiste d’abord à faire une synthèse des résultats livrés par les disciplines concernées, puis à produire un résumé court, puis en extraire une sélection des messages clés pour des politiques dont on imagine (souvent à tort) qu’ils ne seront pas aptes à lire un rapport complet. Cette succession d’énoncés intègre de plus en plus d’ingrédients non épistémiques, de considérations sociales, politiques ou simplement pragmatiques qui comptent beaucoup pour les prises de décision. Comme une colonne de distillation qui fonctionnerait à l’envers, ce travail de reformulation « dépurifie » le message palier par palier. Bref, on réchauffe la vérité froide, robuste scientifiquement, pour lui donner une pertinence politique et la réinjecter hors des murs du laboratoire, au risque de la contestation et de la controverse. Face au vrai, le pouvoir bien souvent détourne le regard, dilue les recommandations ou simplement les enterre sous des considérations budgétaires ou électorales.
L’orientation pragmatique efface graduellement la frontière entre science et politique soigneusement instaurée dans la première étape. Cette frontière n’est donc pas marquée une fois pour toutes. Dans la pratique, la circulation entre science et pouvoir est constamment renégociée, en fonction des circonstances et contingences. Pour assurer l’autorité des experts, il n’est donc guère pertinent d’invoquer toujours les principes d’indépendance et de transparence. Il serait plus efficace de refonder l’expertise sur d’autres piliers.
Tout d’abord assumer la dépendance effective de la recherche scientifique et de l’expertise à l’égard du politique. Relever le défi lancé par les climatosceptiques qui utilisent cet argument pour semer le doute sur le consensus des communautés scientifiques exige qu’on cesse de se draper dans un rêve de pureté pour accepter de poser le problème en termes politiques. Ceci ne discrédite pas les pratiques de recherche et d’expertise, mais permet de souligner les limites que le régime actuel de politique scientifique, piloté par des appels à projets ciblés et mis sous pression de concurrence et de productivité, impose aux institutions scientifiques. Des pans entiers de science non faite (undone science), qui ont été abandonnés parce qu’incompatibles avec les priorités de financement, seraient pertinents pour faire face aux défis actuels. Par exemple l’entomologie a été délaissée comme science vieillotte et serait bien utile pour substituer du biocontrôle aux pesticides.
Ensuite, pour répondre aux préoccupations des politiques et des citoyennes, il faut non seulement souligner les lacunes à combler, les pans de recherche non faite (ce qui se fait déjà dans certaines agences comme l’Anses), mais aussi montrer les limites des modèles produits en explicitant les hypothèses qui les sous-tendent. Il faut en quelque sorte ouvrir la boîte noire de la production de connaissances et du processus d’expertise qui transforme ces connaissances en outils de décision. Partager les incertitudes que les scientifiques affrontent quotidiennement au lieu de les dissimuler sous prétexte d’une prétendue aversion du public pour l’incertitude.
Enfin, il serait utile de reconnaître que l’expertise est une activité hybride, délicate, dont il faut prendre soin. Les expertes que l’on voudrait au-dessus de la mêlée, proférant la vérité du haut d’une forteresse, se trouvent en réalité prises dans un entrelacs de données scientifiques et de considérations sociales ou politiques. Les appels à l’autorité renouvelée de l’expertise dissimulent en fait une très grande fragilité de ses avis qui peuvent soit cautionner des choix politiques autoritaires, soit être retardés, ou bien mis au placard et passés sous silence par les décideurs ; comme le dénonce une récente tribune signée par des centaines de scientifiques. La complainte selon laquelle les politiques manquent de culture scientifique est largement répandue, mais il apparaît de plus en plus que les scientifiques manquent d’une formation politique à la diplomatie pour négocier avec les décideurs. Pour réchauffer la vérité, il est nécessaire de faire le deuil du mythe de la neutralité, de plonger les sciences dans la mêlée et d’en assumer les conséquences.
NDLR : Bernadette Bensaude-Vincent et Gabriel Dorthe ont récemment publié Les sciences dans la mêlée. Pour une culture de la défiance aux éditions du Seuil