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La philosophie russe en guerre

Politiste

Tandis que, pendant la période soviétique, les philosophes russes en exil poursuivaient une réflexion sur l’identité, l’histoire ou encore l’Orthodoxie russes, les intellectuels russes forcés aujourd’hui à quitter leur pays reconstruisent une œuvre critique, à rebours de la philosophie de guerre qui s’est depuis imposée en Russie.

Ivan Iline (1883-1953) et Alexandre Zinovev (1922-2006) ont tous les deux fui l’Union soviétique (URSS), persécutés pour leurs idées anti-communistes. Le premier, aristocrate débarqué en Europe par le « bateau des philosophes » en 1922, s’est installé en Allemagne, puis en Suisse. D’abord attiré par la montée en puissance du nazisme, il finit par s’en détourner pour développer les principes d’un conservatisme monarchiste[1]. En 1978, c’est au tour de Zinovev, poursuivi pour ses écrits satiriques et critiques du régime soviétique, d’être expulsé et démis de sa citoyenneté. Depuis Munich, Zinovev devient un virulent détracteur de l’« Occidentalisme » (zapadnizm), qu’il associe au phénomène de mondialisation sous domination des États-Unis, et finit par rentrer en Russie en 1999, nostalgique de l’URSS[2].

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Ces deux philosophes sont aujourd’hui brandis en tête d’affiche de la mobilisation idéologique mise en place par le régime russe depuis son invasion de l’Ukraine en 2022. L’École politique supérieure Ivan Iline vient d’être créée à l’Université d’État des sciences humaines de Russie (RGGU) avec pour objectif « de développer et de mettre en œuvre une nouvelle approche (un nouveau paradigme socio-humanitaire) dans l’enseignement national des sciences humaines et sociales, visant à former la vision du monde des étudiants sur la base de l’identité civilisationnelle russe et des valeurs spirituelles et morales traditionnelles de la Russie. » Nommé directeur de cette nouvelle école, Alexandre Douguine, théoricien de longue date de la reconstitution d’un empire russe eurasien et autocratique, a récemment annoncé son objectif d’œuvrer à la « militarisation totale » de la Russie en faisant la promotion d’une « idéologie militaire, l’idéologie de la victoire […] qui doit s’affirmer dans tout : dans la culture, dans la politique d’information, dans l’éducation, dans l’enseignement, dans l’état d’esprit même des élites et des masses, dans la psychologie de la vie quotidi


[1] Sur la pensée d’Ivan Iline, voir Walter Laqueur, Histoire des droites en Russie, Paris, Michalon, 1996, p. 105-106 et Michel Eltchaninoff, Dans la tête de Vladimir Poutine, Actes Sud, 2015.

[2] Pour une présentation détaillée des idées d’I. Iline et d’A. Zinovev et de leur récupération en Russie contemporaine, voir le chapitre 2 de l’ouvrage de Mikhail Suslov, Putinism – Post-Soviet Russian Regime Ideology, London, Routledge, 2024.

[3] Les « agents de l’étranger » sont soumis à des audits et doivent préfacer toutes leurs communications publiques d’une clause signifiant qu’elles sont produites et diffusées par un « agent de l’étranger ».

Juliette Faure

Politiste, au Centre de recherches internationales de Sciences Po

Notes

[1] Sur la pensée d’Ivan Iline, voir Walter Laqueur, Histoire des droites en Russie, Paris, Michalon, 1996, p. 105-106 et Michel Eltchaninoff, Dans la tête de Vladimir Poutine, Actes Sud, 2015.

[2] Pour une présentation détaillée des idées d’I. Iline et d’A. Zinovev et de leur récupération en Russie contemporaine, voir le chapitre 2 de l’ouvrage de Mikhail Suslov, Putinism – Post-Soviet Russian Regime Ideology, London, Routledge, 2024.

[3] Les « agents de l’étranger » sont soumis à des audits et doivent préfacer toutes leurs communications publiques d’une clause signifiant qu’elles sont produites et diffusées par un « agent de l’étranger ».