Une femme présidente du Mexique ?
21 avril 2023. Lové à flanc de montagne au milieu de la végétation luxuriante d’un petit parc de quartier, perdu dans une urbanisation dense et chaotique, le centre communautaire La comuna apparaît enfin. Inauguré il y a quelques semaines à peine, ce bâtiment en béton armé, assez design, fait partie du vaste programme « Pilares » de la mairie de Mexico qui en a déjà ouvert près de 300 dans d’autres quartiers populaires de la ville. Selon les besoins du lieu et les compétences du milieu associatif local, on y propose des ateliers très variés.
Cette après-midi-là, on y trouve du soutien scolaire pour des lycéens déscolarisés pendant la pandémie et qui suivent des cours en ligne, des entraînements de boxe pour adolescents, de gym, de rollers et de danses pour toutes générations, des ateliers de bijoux. À l’extérieur, quelques personnes écoutent attentivement des conseils pour faire pousser des salades. Dans un autre arrondissement, j’ai suivi un cours de plomberie comme forme d’empowerment des femmes, des cours de dessins et de tissages dispensés en langues indigènes, et surtout plusieurs formations pour développer une agriculture urbaine et domestique dans cette ville où, même dans les quartiers populaires, les maisons individuelles sont majoritaires et leurs toits plats offrent un énorme potentiel de végétalisation.
Placés sous la double tutelle du ministère local de la culture et des sports, ces centres font surtout l’objet de toutes les attentions de la maire de Mexico, Claudia Sheinbaum qui en est l’initiatrice. Ancienne ministre locale de l’Environnement (2000-2006), elle mise sur eux pour développer une culture écologique dans les quartiers populaires, mais aussi la pratique sportive et une mobilité durable et saine pour une population souvent en surpoids. Cette après-midi-là, je ne sors pas ma carte de membre du programme « Pilares » qui donne droit à suivre gratuitement des ateliers quand on le veut dans chacun des centres de la ville. J’attends et passe de salle en salle, toujours étonnée par les différentes générations réunies en un même lieu : ici une mamie fait de la gym avec sa petite-fille de 6 ans, là-bas un grand-père boxe avec son petit-fils. Soudain, c’est la cohue. Les danseuses se déhanchent de plus belle et les jeunes boxeurs affluent vers l’entrée. Claudia Sheinbaum vient d’arriver. Comme tous les jeudis après-midi, elle visite un centre. La foule ainsi réunie commence à scander « Claudia présidente ! ». Elle n’est pas encore candidate, mais ici elle est déjà présidente.
Dans cet article, je souhaite revenir sur la longue et durable implantation de la gauche dans les quartiers populaires à Mexico, et en étudier ses mécanismes. Si la capitale apporte un réservoir de voix essentiel dans la bataille présidentielle (environ 8% du corps électoral et des électeurs plus mobilisés que la moyenne nationale), elle fait surtout les présidentiables. Comment la gauche s’est-elle durablement installée dans la capitale ? Pourquoi Claudia Sheinbaum est-elle devenue la candidate incontournable ? Cet article montrera à quel point ces deux questions sont profondément entremêlées. Je m’appuie pour cela sur un travail réalisé dans des centres communautaires au cours de l’année 2023, mais bien plus largement sur une large expérience de terrain dans des quartiers de Mexico depuis la fin des années 1990 et, en particulier, depuis 2006, date à laquelle débutent les évènements relatés dans mon livre De la rue à la présidence. Foyers contestataires, paru en mai 2024 aux éditions du CNRS et dont Claudia Sheinbaum est un personnage principal, suivi sur plus de quinze ans.
Prenons l’histoire à rebours en menant de front deux interrogations. Pourquoi et comment un dispositif comme « Pilares » s’inscrit-il dans l’histoire de la gauche à Mexico ? En quoi cette histoire nous permet-elle de comprendre l’investiture de Claudia Sheinbaum ?
Quand la gauche remporte Mexico pour la première fois, c’est en 1997 sous l’étiquette du Parti de la révolution démocratique (PRD). Claudia Sheinbaum en a été membre fondatrice en 1989 avec ses camarades de la mobilisation étudiante victorieuse du Conseil universitaire étudiant de l’Université nationale autonome du Mexique (UNAM), vent debout contre les reformes visant, ici comme ailleurs, à libéraliser l’enseignement supérieur. Si le militantisme étudiant, et plus largement enseignant et intellectuel, occupe une place importante dans les premières années du parti, celui-ci se construit plus encore – à Mexico – dans sa relation avec le vaste mouvement urbain populaire. Ce dernier s’est développé dans les quartiers populaires de manière hétérogène : parfois sous la houlette de dirigeants locaux proches du parti hégémonique (le Parti de la révolution institutionnelle, né de la « réunion » des familles révolutionnaires à la fin des années 1920) ; parfois autour de militants de gauche investis dans « le travail de base ». Il connaît un tournant fortement contestataire après le tremblement de terre de septembre 1985 : « quand la terre a commencé à trembler, c’est le système politique qui s’est effondré », comme l’a écrit Elena Poniatowska (prix Cervantes 2013), grande chroniqueuse de la vie politique mexicaine et compagne de route de toutes les mobilisations.
Plus largement, la forte intrication du PRD, fondé en 1989, à des mouvements sociaux à l’échelle nationale a été un facteur clé de la féminisation du personnel politique : les femmes ont été historiquement plus présentes dans les mobilisations, en particulier urbaines, liées au quotidien, que dans les vieux partis de gauche socialistes, communistes ou trotskystes, qui ont aussi en partie participé à la création du PRD. Dès le début des années 1990, le PRD introduit des quotas de genre d’autant mieux respectés qu’ils sont souvent attribués sur des sièges à la proportionnelle dédiés à la « société civile » fortement féminisée. Dès 1998, le PRD a une femme présidente à l’échelle nationale mais aussi locale. Par effet d’entraînement, la féminisation gagne l’ensemble de la classe politique, si bien que depuis 2018, le Mexique est un des rares pays au monde dont le pouvoir législatif est absolument paritaire (Sénat et Congrès).Définir l’image mise en avant
Donc, premier élément de réponse à nos différentes interrogations : l’investiture de Claudia Sheinbaum par la gauche et le fait que la coalition d’opposition ait aussi opté pour une candidate femme (Xóchitl Gálvez) s’inscrit dans cette histoire de la féminisation de la vie politique mexicaine depuis les années 1990. Il n’est pas anodin non plus que Claudia Sheinbaum vienne elle-même initialement d’une mobilisation (étudiante) : l’importance du militantisme issu des mouvements sociaux a été un élément essentiel de la féminisation. La place des mobilisations est aujourd’hui en partie oubliée, et pourtant clé dans l’implantation territoriale de Claudia Sheinbaum à Mexico, préalable à sa trajectoire de présidentiable. Elle est aussi essentielle pour comprendre la relation qui la lie à Andrés Manuel López Obrador, l’actuel président du Mexique (2018-2024).
En 2006, à l’issue d’une élection extrêmement serrée, López Obrador ne reconnaît pas la victoire du candidat de droite, Felipe Calderón. Non seulement la différence de voix s’avérera in fine moins élevée que le nombre de voix annulées pour différents motifs, ne permettant donc pas de départager le vainqueur, mais planent aussi des suspicions de fraude électorale, comme un écho du passé (1910, 1988). Trois semaines après l’élection, dans l’attente du verdict du Tribunal électoral, López Obrador organise un immense campement (plantón), installé devant le palais présidentiel place du Zocaló et qui court sur plus de cinq kilomètres. Ce répertoire classique des mobilisations mexicaines (occuper les places), ici déployé de manière exceptionnelle, tient doublement les troupes venues essentiellement de Mexico mais aussi des lointains confins du pays, du Chiapas ou du Chihuahua. Le campement occupe les sympathisants indignés en pleines vacances scolaires : on y débat, on y danse, on y joue (musique, théâtre, foot), on y mange, on y déambule.
Une lecture patriarcale de la trajectoire des femmes en politique
En amenant la contestation au cœur de Mexico, il évite aussi le contact avec les forces de l’ordre, qui bien souvent conduit à la mort de militants dans certaines régions, et les actions individuelles plus radicales de la part de militants parfois passés par les guérillas des années 1970. À cette époque, Claudia Sheinbaum se tient déjà aux côtés de López Obrador, mais elle est fort peu visible. Elle fait alors le choix de s’investir plus dans la stratégie juridique que dans la mobilisation. Quand le Tribunal électoral, dans un arrêt contestable, tranche finalement en faveur de Felipe Calderón, López Obrador crée une sorte de cabinet fantôme appelé « gouvernent légitime », composé de huit ministres, quatre hommes et quatre femmes. Claudia Sheinbaum hérite du portefeuille de la « défense du patrimoine national ».
Malgré son passé militant, elle a plutôt un « profil expert », tout en conservant de forts liens d’interconnaissance et d’amitié au sein du PRD. Elle passe une partie des années 1990 à l’université de Berkeley aux États-Unis, dans le cadre de sa thèse de doctorat en sciences de l’environnement. Elle se spécialise sur les questions écologiques, compétence alors fort rare au sein de la gauche mexicaine qui lui vaut d’être nommée, en 2000, ministre locale de l’écologie quand López Obrador devient maire. Fin 2007, ne menant plus de carrière politique et ayant réincorporé son poste de chercheure à l’UNAM, elle jouit d’une relative disponibilité biographique et politique pour accompagner López Obrador dans l’aventure incertaine du « gouvernement légitime », et ils sont alors fort peu nombreux car López Obrador est déjà en rupture de ban avec le PRD.
À la tête de son « ministère », Claudia Sheinbaum va mener des mobilisations emblématiques du « gouvernement légitime », et surtout celle qui va poser les bases territoriales d’un nouveau parti, le Mouvement de régénération nationale (Morena). En effet, dès 2007, les rangs du Congrès bruissent des rumeurs d’une réforme législative concernant la compagnie pétrolière Pemex. Nationalisée sous la présidence de Lázaro Cárdenas (1934-1940), figure tutélaire de la gauche mexicaine, et symbole de la lutte contre l’impérialisme nord-américain, Pemex représente une manne financière pour l’État. Début avril 2008, Claudia Sheinbaum met en place des « brigades de défense du pétrole » composées uniquement de femmes nommées Adelitas en référence aux femmes révolutionnaires : « Et en quinze jours, nous avons construit le mouvement, mais c’est grâce au travail préalable de chacune d’entre nous. » Car comme elle me l’explique, les vingt coordinatrices de brigades sont chacune chargées de mobiliser 500 femmes, soit au total 10 000 Adelitas.
Pour recruter leurs membres, elles puisent dans le vivier de militantes de mobilisations du passé, notamment des mobilisations urbaines dans les quartiers populaires. Dans un premier temps, les Adelitas bloquent l’accès au Sénat pour empêcher le vote de la loi. Une fois cette mission accomplie, elles se lancent dans un travail de porte-à-porte pour réaliser une consultation citoyenne sur l’avenir de Pemex. Nouveau succès. Pourtant, Claudia Sheinbaum et Andrés Manuel López Obrador choisissent de ne pas les démobiliser. À Mexico, les Adelitas sont au cœur d’un dispositif original de structuration organisationnelle : la distribution d’un journal, qui au-delà de la dimension « éducation populaire » vise à créer un maillage territorial de cadres intermédiaires (qui le distribuent district électoral par district électoral), et de sympathisants (qui le reçoivent de la main à la main), donnant lieu à la tenue centralisée d’un fichier de sympathisants.
Ici réside un moment charnière pour comprendre la trajectoire politique de Claudia Sheinbaum. Les brigades lui ont d’abord permis de s’implanter territorialement dans son arrondissement de résidence, Tlalpan, riche d’un vaste réseau associatif dans lequel elle puise pour organiser plusieurs brigades. Une fois Morena légalement constitué en 2014, alors que les cadres politiques de gauche sont encore peu nombreux à l’avoir rejoint puisqu’il ne constitue pas encore une alternative crédible au PRD, Claudia Sheinbaum se porte candidate à sa mairie d’arrondissement sous sa bannière et remporte l’élection (cinq des seize mairies sont alors remportées par ce parti, le PRD en conservant six). Sa proximité avec López Obrador est souvent mise en avant dans les médias pour expliquer sa trajectoire – et lui est d’ailleurs vertement reprochée aujourd’hui par ses détracteurs. Pourtant, cette proximité fut bien souvent « distante » et parfois critique (mais non publique), comme elle me l’a plusieurs fois confié en entretiens. Est-ce alors son engagement sans faille et bénévole (elle vit de son salaire de chercheure tout en consacrant ses weekends au militantisme) dans le « gouvernement légitime » qui lui vaut d’être choisie comme dauphine ?
Il s’agit là d’une lecture bien patriarcale de la trajectoire des femmes en politique ! Le travail besogneux et incertain d’organisation (dont certaines tentatives infructueuses oubliées, nous n’avons parlé ici que des succès), l’insertion longue dans un vaste réseau ancré à gauche à Mexico, ce que j’appelle les foyers contestataires, sont bien au cœur de la constitution de Morena et de la construction de la trajectoire présidentiable de Claudia Sheinbaum. Après son mandat de maire d’arrondissement, son expérience de coordinatrice des Adelitas lui donne une longueur d’avance dans le sondage (mode de sélection des candidats choisi par Morena) auprès des militants essentiellement de milieux populaires. Elle devient maire de Mexico en 2018. Elle imprime son mandat d’un style relativement différent de celui du gouvernement national, ce qui est peu mis en avant dans les médias (mais nous excédons ici notre propos).
Revenons-en au dispositif « Pilares » évoqué en ouverture de cet article. Pourquoi m’y suis-je intéressée ? L’un de mes anciens et plus fidèles informateurs m’a mise sur la piste dès 2022 quand j’ai enfin pu refaire du terrain après la pandémie de Covid-19 : « Il faut que tu voies cela ! Claudia prépare sa candidature. » En 2023, le programme « Pilares » a eu 600 300 usagers. Encore une fois, à travers un maillage territorial précis dans les quartiers populaires, une présence marquée (cette fois depuis la mairie) soutenue par une volonté d’éducation populaire (ici tournée vers l’écologie et le féminisme, 64% des usagers des centres sont des usagères) en tous points de la capitale, elle a consolidé sa popularité. Son succès comme maire a fait d’elle une présidentiable difficile. Mais Mexico n’est pas le Mexique, me direz-vous. Claudia sera-t-elle bien présidente le 2 juin au soir ?
NDLR – Hélène Combes a publié récemment De la rue à la présidence. Foyers contestataires à Mexico, CNRS Éditions, mai 2024