Kanaky-Algérie : Macron face au colonial
Alors qu’en 2017, Emmanuel Macron se proposait de confronter la société française à son passé colonial, l’analyse de ses déclarations et de sa politique, sur l’Algérie comme sur la Kanaky, montre que le fait colonial reste un impensé chez le président de la République.
Pourtant, sa déclaration du 14 février 2017 qualifiant la colonisation de crime contre l’humanité a constitué l’un des faits marquants de sa campagne pour l’accès à l’Élysée. Elle lui permettait de se placer en homme providentiel, né après la période coloniale, comme délesté de ce poids, et d’incarner le nouveau monde capable de se confronter à ce passé pour projeter la France dans la mondialisation. Cette déclaration était suivie d’autres comme celle prononcée au Burkina Faso en novembre 2017, sur les crimes coloniaux et la promesse de restituer le patrimoine africain, qui allait dans le même sens : il pouvait, lui, engager enfin la France vers son dépassement colonial.
Ces promesses ont été suivies de nombreux gestes sur le passé algérien. De 2017 à 2022, Emmanuel Macron est à l’origine de 19 actes mémoriels dont les plus marquants restent la reconnaissance de la responsabilité de l’État dans l’assassinat des militants indépendantistes Maurice Audin et Ali Boumendjel, une politique de réparations pour les harkis et leurs familles et la commande d’un rapport à l’historien Benjamin Stora sur « les questions mémorielle portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie ». En 2021, l’Élysée recrute une directrice de projet « mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie ».
Pourtant, la colonisation est demeurée la grande oubliée de la politique mémorielle d’Emmanuel Macron.
Les actes mémoriels du quinquennat se concentrent exclusivement sur la guerre d’Algérie en éludant sa dimension coloniale. Seule la restitution de crânes de résistants algériens du XIXe siècle se révélant être ceux d’autres personnes, ou l’érection de la stèle en l’honneur de l’émir Abdelkader à Amboise concernent la période de la conquête coloniale (1830 – 1847). Mais l’exécutif ne s’appuie pas sur ces gestes pour construire un récit sur la colonisation. Le Président n’y consacre aucun discours. Nous avons scrupuleusement analysé toutes les déclarations du Président sur l’Algérie. Les mots « colonial », « colonialisme » et « colonisation » sont absents de la déclaration « Audin » du 13 septembre 2018, du discours aux harkis du 20 septembre 2021, du communiqué du 16 octobre 2021 sur le 17 octobre 1961 et du discours aux rapatriés du 26 janvier 2022. « Colonisation » est utilisée trois fois dans le discours du soixantenaire de la fin de la guerre d’Algérie, le 19 mars 2022, mais pour nommer le rapport de Benjamin Stora et faire référence à un colloque. Non seulement aucun geste ne met en récit le fait colonial, mais ce dernier est évacué des gestes qui concernent la guerre et ses acteurs. Comment comprendre le mouvement des indépendantistes algériens et la violence qui s’abat sur eux sans les inscrire dans le contexte colonial ? Pourquoi des Algériens sont-ils massacrés à Paris en octobre 1961 ? Comment comprendre le sort des harkis sans les inscrire dans leur statut de colonisés ? Parce que la politique mémorielle d’Emmanuel Macron est conçue de manière clientéliste en direction de « groupes mémoriels », elle ne permet pas de comprendre le caractère constitutif de la colonisation pour la France contemporaine.
Nous avons fait le même travail sur les déclarations du président de la République sur la Kanaky-Nouvelle-Calédonie et nous constatons la même évolution. Depuis 2017, Emmanuel Macron y a effectué trois voyages en 2018, 2023 et 2024. En 2018, ce dernier semblait reconnaitre « sans honte et sans échappatoire » que « pendant la période coloniale, la France a souvent perdu le sens même de son histoire et de ses valeurs. Pendant cette période, il y a eu des douleurs, des souffrances, des ségrégations, des déportations, des fautes et des crimes mais il y a eu aussi des grandes choses de faites, des constructions, des avancées, des personnes engagées car jamais l’histoire n’est univoque ; il y a les ombres et il y a la lumière, selon la belle formule que l’accord de Nouméa a donnée à la France il y a exactement vingt ans. »[1]. Depuis, les références à la colonisation ont progressivement disparu des déclarations du Président. Il n’est fait aucune mention du colonialisme, de la colonisation, du colonial ni même de la décolonisation dans la déclaration de 2021 suite au 3e referendum sur l’indépendance en Nouvelle-Calédonie. Ces termes sont également absents des discours du voyage de 2023, notamment celui devant le Sénat coutumier et de la cérémonie de remise des insignes de commandeur de la Légion d’honneur à Mme Marie-Claude Tjibaou. Le terme « colonisation » est toutefois présent dans le discours de Nouméa du 26 juillet 2023 mais de manière anecdotique, pour faire référence à une période révolue. Enfin, la question coloniale est bien absente des deux déclarations du président en lien avec le voyage de mai 2024 et la crise politique que nous connaissons actuellement. Le terme « décolonisation » qui est pourtant le processus politique dans lequel s’inscrit la Kanaky depuis 1988 n’a jamais été prononcé en sept ans.
La colonisation est un processus de domination territoriale et politique, d’exploitation économique, d’imposition culturelle et de justification idéologique ayant permis la conquête et l’exploitation de ressources et de populations. Ce système a entrainé l’affaiblissement considérable et parfois la destruction des sociétés colonisées, tout en permettant l’enrichissement et l’édification institutionnelle de la société française. Elle est à l’origine de profondes inégalités au niveau international comme au sein même de notre pays. Elle est enfin soutenue par une idéologie mêlant suprémacisme blanc, racisme et mission civilisatrice qui a infusé les imaginaires sociaux et les cultures politiques françaises depuis la première colonisation esclavagiste débutée au XVIIe siècle. Longue de trois siècles, cette idéologie ne s’est pas évaporée avec les décolonisations. Elle est constitutive de l’identité nationale et de l’offre politique de certains partis. La peur du « grand remplacement » face à l’immigration trouve ses racines dans la société coloniale et son éternelle crainte de la submersion. Cet héritage explique l’ignorance voire le mépris culturel pour les Suds comme le traitement discriminatoire de nos compatriotes non-blancs. Si la colonisation semble appartenir au passé, elle fait encore des victimes aujourd’hui. Cela, les sciences sociales nous le disent depuis les années 1990 en Amérique latine, aux États-Unis, en Afrique et bien sûr en Europe et donc en France, où de nombreux chercheurs et chercheuses ont contribué à équiper théoriquement la recherche pour penser la colonialité.
Le politique a la responsabilité de qualifier le passé colonial en se fondant sur la production scientifique.
Que propose donc Emmanuel Macron pour accompagner la société française dans cette longue sortie du colonialisme ? Dans le cas de l’Algérie comme de la Kanaky, sa politique est axée sur la « réconciliation » via « la force de la mémoire ». Cette politique vise à engager des groupes perçus comme antagonistes, sans que ce constat soit par ailleurs validé scientifiquement, dans un « travail de mémoire ». Le geste symbolique à l’occasion de discours ou de cérémonies autour d’un Président à la parole thaumaturge aurait un effet performatif qui rassemblerait des groupes cloisonnés et permettrait de sortir des blessures et du poids du passé. Le travail sur le passé nécessite surtout une politique publique qui produise des outils à disposition de la société française. Emmanuel Macron n’aura pourtant pas été le président ayant déployé des moyens pour financer la recherche, recruter des universitaires, former des professeurs ou des policiers, accompagner la culture ou les échanges entre les jeunes. La réconciliation chez Emmanuel Macron consiste de fait à mettre en mémoire une histoire que l’on ne connait pas et qu’on ne se donne pas les moyens de connaître. Elle est un commandement à ne pas « faire du surplace, à ne pas s’enfermer dans le passé » pour avancer, tout en niant la dimension coloniale des injustices passées comme présentes. L’injonction à la réconciliation mémorielle signe un retour à l’ordre déconnecté des rapports sociaux.
Emmanuel Macron aurait pu se saisir du processus de décolonisation en Nouvelle-Calédonie initié par les accords de Nouméa de 1988 et de la politique mémorielle sur l’Algérie pour organiser ce travail de confrontation de la société française à la question coloniale. Mais il a progressivement renoncé à penser cette question et à y apporter une réponse politique.
La qualification de la colonisation par le politique est pourtant au cœur de notre sujet. Dire ce passé aux Français revient à questionner un récit national, des institutions et toute une architecture identitaire sur laquelle la société s’est en partie construite. Il s’agit de retravailler le mythe pour qu’il s’adapte à la vérité historique et aux besoins de la France du XXIe siècle. Dire ce passé revient à fixer un programme de travail d’éveil à la conscience historique et de traitement de ce qu’il reste de ce passé. C’est, comme l’indiquait Paul Ricœur, tenter de rétablir un horizon de justice dans le présent. Le politique a donc la responsabilité de qualifier le passé colonial en se fondant sur la production scientifique. Le terme désigne par lui-même une entreprise historique bien étudiée par les historiens. Ces derniers, lorsqu’ils travaillent sérieusement, ne sont pas clivés sur le sujet. Ils ne choisissent aucun camp autrement que celui de la vérité. Ils ont décrit la colonisation comme une entreprise politique, sociale et économique de prédation. Ils ont décortiqué le fonctionnement quotidien des sociétés coloniales. Certes les travaux à venir apporteront de nouvelles connaissances très utiles, mais les connaissances principales sont d’ores et déjà disponibles pour le politique. Emmanuel Macron pourrait simplement s’appuyer sur ces travaux scientifiques. D’autres politiques mémorielles se sont fondées sur une documentation historique étayée comme la reconnaissance de la responsabilité du gouvernement de Vichy dans les persécutions antisémites au cours des années 1990, ou plus récemment celle de l’État français dans le génocide des Tutsis au Rwanda dans un rapport justement commandé par Emmanuel Macron à l’historien Vincent Duclert, qui a été suivi d’un discours du président à Kigali le 21 mai 2021, marquant un tournant dans les relations entre le Rwanda et la France malgré quelques arrangements historiques et linguistiques[2].
Là encore, la recherche scientifique nous est d’une grande aide pour analyser ce refus. Les historiens ont décrit comment le colonialisme fonctionnait avec des masques et des euphémismes. Un vocabulaire perverti a longtemps servi à tordre le réel pour masquer sa dimension violente. « L’Algérie c’est la France » en dépit d’une réalité sociale et politique beaucoup plus complexe. « Parle-t-on de la Picardie française ? Si la chose était vraie on n’aurait pas besoin de la préciser[3] ». De la même manière, en Nouvelle-Calédonie, la France s’est mise sans cesse en scène pour faire la démonstration de sa souveraineté. La puissance coloniale a déployé tout un imaginaire et un arsenal idéologique pour défendre sa mission, rendant aveugle l’exploitation, les inégalités et la dépossession de la souveraineté aux peuples premiers.
Cette aporie conceptuelle est un lourd héritage qui nous empêche aujourd’hui de penser le fait colonial. Les chercheurs appellent à une véritable révolution épistémique pour se confronter au passé sans laquelle la colonisation resterait indicible[4]. L’indicible est le résultat de dynamiques politiques. Il ne s’agit pas d’une incapacité à dire ou à se représenter la réalité mais d’un refus de penser et de comprendre cette réalité[5]. Comprendre le colonialisme et ses conséquences, notamment le racisme, nécessite de rompre avec des systèmes de pensée et de langage nous permettant de faire tomber les masques. Depuis plusieurs décennies, les universitaires contribuent à produire les outils intellectuels pour dire et comprendre les structures héritées du colonialisme. D’autres, militants, professeurs et artistes, s’en saisissent et les diffusent plus largement dans la société française. En refusant d’intégrer ces travaux et ces avancées épistémiques à son projet politique, Emmanuel Macron manque l’opportunité de construire une société véritablement décolonisée.
NDLR : Paul Max Morin et Sébastien Ledoux ont récemment publié L’Algérie de Macron : les impasses d’une politiques mémorielle, Presses Universitaires de France (PUF), mai 2024.