Élections au Royaume-Uni : après la pluie, le beau temps ?
Ce mercredi 22 mai 2024 aux alentours de 18 heures, le Premier ministre britannique Rishi Sunak se place à son pupitre devant l’entrée du 10 Downing Street[1] afin d’annoncer la tenue d’élections parlementaires le 4 juillet. À cet instant précis, il ne se fait sans doute aucune illusion sur la difficulté et l’ingratitude du parcours qui l’attend dans les prochains mois pour mener sa campagne.
Cela fait de nombreux mois que le gouvernement conservateur est distancé dans les sondages, décrédibilisé auprès du public, tourné en ridicule dans les médias et progressivement délaissé par ses propres troupes. Remporter un nouveau mandat dans ce contexte nécessiterait un basculement dans l’opinion publique d’une ampleur rarement atteinte sur une période si courte.
Mais même en sachant tout cela, il n’imaginait sans doute pas voir les ennuis arriver si vite et si brutalement. Au bout de 20 secondes de discours, la pluie commence à tomber et l’on commence à discerner les gouttes d’eau qui s’accumulent sur son costume. Au bout de 2 minutes 10, les notes de la chanson « Things can only get better » du groupe nord-irlandais D. Ream – en français, « Les choses ne peuvent que s’améliorer » – se superposent à sa voix. Il s’agit de l’œuvre de manifestants anti-Brexit réunis au bout de la rue. Au-delà de son titre évocateur, cette chanson est connue pour avoir été l’hymne de la campagne de Tony Blair en 1997, soit la dernière fois que le Parti travailliste a arraché le pouvoir des mains des conservateurs. Après 7 minutes 30 de discours, Sunak quitte l’estrade avec le visage fermé et les vêtements complètement trempés.
Il est presque difficile de lister toutes les façons dont cette séquence communicationnelle a été éminemment ratée par le Premier ministre. Que l’on ait été frappé par le symbolisme très chargé de la pluie et de la chanson, ou que l’on ait simplement constaté le ridicule apparent de la scène, il est difficile de concevoir que qui que ce soit en ait tiré une meilleure opinion de Rishi Sunak.
Un bilan accablant
Il faut dire que sa popularité n’était déjà pas au plus haut, et le bilan défendu par le Premier ministre n’y est pas pour rien. Le Royaume-Uni se situe aujourd’hui dans une situation économique et sociale assez défavorable. Certes, le Brexit n’a sans doute pas été l’apocalypse financière annoncée par certains. En réalité, la sortie de l’UE en février 2020 a été immédiatement suivie par la crise du Covid, ce qui rend bien complexe toute étude visant à en isoler les effets de court terme. On peut tout de même noter que le PIB britannique peine ces derniers temps à repartir à la hausse, avec un taux de croissance à peine positif en 2023, même s’il s’annonce légèrement meilleur en 2024. De même, l’inflation, qui s’est aujourd’hui à peu près stabilisée, a été bien plus élevée ces dernières années au Royaume-Uni que dans le reste de l’Europe ou aux États-Unis.
Si l’on s’appuie sur des indicateurs plus fins, la situation n’est pas beaucoup plus élogieuse. Un rapport gouvernemental récent estimait que 30 % des enfants vivent dans des foyers se situant sous le seuil de pauvreté. De même, les listes d’attentes des institutions de santé ont été multipliées par trois depuis 2010, ce qui signifie que plus de 6 millions de personnes sont actuellement en attente d’un traitement ou d’une opération. Même le taux de chômage, relativement stable à 4 %, cache une stagnation des salaires et des situations de précarité dans l’emploi causées notamment (mais pas uniquement) par l’augmentation du recours aux contrats à zéro heure.
Ces données, qu’on pourrait s’étonner d’observer dans la sixième puissance économique du monde, ne résultent pas uniquement du Brexit, du Covid, ou du contexte mondial instable. Elles sont aussi le symptôme de plus de 40 ans de politiques néolibérales de précarisation du marché de l’emploi et de démantèlement des services publics, mises en œuvre par les gouvernements conservateurs successifs et peu remises en cause lors de la parenthèse néo-travailliste des années 2000. Il faut dès lors garder en tête que les difficultés économiques et sociales britanniques ne peuvent pas être détachées de l’action des gouvernements successifs du Parti conservateur au pouvoir depuis près d’une quinzaine d’années.
C’est donc avec ce bilan que Rishi Sunak s’engage aujourd’hui dans une campagne électorale. La stratégie récente des conservateurs, qui consistait à faire élire en interne un nouveau leader immaculé à chaque fois que le précédent était discrédité, semble avoir finalement atteint une impasse. Même si Rishi Sunak n’occupe la fonction de Premier ministre que depuis octobre 2022 (après les scandales qui ont provoqué la chute de Boris Johnson et après l’échec de Liz Truss à occuper la fonction plus d’un mois et demi), cela fait tout de même cinq ans qu’il occupe des postes gouvernementaux de premier plan, à l’économie ou au budget.
En outre, le parti semble avoir progressivement épuisé son banc de touche, et les quelques figures majeures qui y restent ne se bousculent pas pour mener une élection qui semble perdue d’avance. À titre d’illustration, Michael Gove, ancien candidat à la direction du parti passé par plusieurs postes de gouvernement, a récemment annoncé qu’il ne défendrait même pas son siège de député dans l’une des circonscriptions les plus conservatrices du pays.
Keir Starmer en position de force
De l’autre côté de l’offre électorale, le Parti travailliste dirigé par Keir Starmer semble s’engager dans cette campagne dans une position idéale. Ce dernier a pris la tête de la très loyale opposition de Sa Majesté en 2020 à la suite de la défaite électorale cuisante de son prédécesseur Jeremy Corbyn. Initialement élu sur la promesse de conserver les mesures radicales du programme de Corbyn, Starmer les a progressivement abandonnées les unes après les autres, au fur et à mesure qu’en parallèle il a travaillé à marginaliser les alliés de son prédécesseur.
Au cours de ces cinq dernières années, les soutiens de Corbyn ont été tous écartés des positions de pouvoir au sein du parti, et lui-même a perdu le droit de siéger sur les bancs travaillistes au parlement de la Chambre des communes. Symbole de cette rupture, Corbyn se présentera cet été en tant que candidat indépendant face à un candidat travailliste dans sa circonscription d’Islington North à Londres.
Cette stratégie de recentrement idéologique s’est avérée plutôt gagnante dans les sondages. Les voix que le parti perd auprès d’un électorat plus radical, que l’on sait assez jeune et urbain, il semble les regagner très largement auprès des électeurs déçus du Parti conservateur. Ce sont pour beaucoup ces mêmes électeurs que le Parti travailliste avait perdus dans le « Red Wall », un ensemble de circonscriptions anciennement industrielles du nord de l’Angleterre qui avaient historiquement toujours voté travailliste. En 2019, les engagements anti-Brexit pris par Corbyn sous la pression de son parti avaient sans doute poussé ces électeurs vers l’abstention ou vers un vote clairement pro-Brexit en faveur de Boris Johnson. Aujourd’hui, il est fort probable que les politiques anti-sociales du gouvernement conservateur les ramènent dans le giron travailliste.
En outre, on ne peut pas nier que Keir Starmer profite de l’effondrement de ses adversaires directs. Ses principaux progrès dans l’opinion ont eu lieu à la faveur des erreurs et des scandales du gouvernement. À l’automne 2021, son parti parvient à dépasser les conservateurs dans les sondages au moment où il est révélé que Boris Johnson et ses conseillers n’ont pas respecté les règles du confinement imposé à tout le pays, organisant des fêtes au sein du 10 Downing Street. De même, c’est à l’automne 2022 que le Parti travailliste parvient à accumuler une sérieuse avance dans les enquêtes d’opinion, lorsque Boris Johnson démissionne et que sa successeure Liz Truss enchaîne les erreurs et les débâcles médiatiques. Il faut ajouter qu’un phénomène analogue se produit ces derniers mois en Écosse, où le Scottish National Party et ses dirigeants multiplient les mauvaises séquences. Cela pourrait permettre au Parti travailliste d’y récupérer près d’une trentaine de circonscriptions.
Face au chaos ambiant, Keir Starmer cherche à s’imposer comme un gage de sérieux, de compétence et de stabilité. Durant ces quatre années d’anticipation de la prochaine élection, il a travaillé de près son discours et sa communication pour que rien n’y soit laissé au hasard. Il est en outre assisté dans cette tâche par nul autre que Peter Mandelson, le « spin doctor » en chef de Tony Blair.
Il a pu aussi compter sur l’appui d’Emmanuel Macron, qui l’a reçu en septembre dernier à l’Élysée. Une telle rencontre est pourtant très inhabituelle : Keir Starmer n’est pas chef d’État et n’appartient pas à la famille politique de Macron. Elle donne l’impression, d’une part, que le Président français a choisi son candidat, et d’autre part, qu’il se prépare déjà à une passation de pouvoir en faveur des travaillistes et met leur chef dans la position de futur Premier ministre. Et peut-on lui donner tort sur ce second point ? Avec plus de quinze points d’avance dans les sondages, Keir Starmer semble très bien parti pour diriger le prochain gouvernement du Royaume-Uni.
Les choses peuvent-elles s’améliorer pour Sunak ?
Ayant passé tous ces éléments en revue, on pourrait se demander si la campagne aura de l’intérêt ou si le retard des conservateurs est déjà trop important pour être comblé. Plusieurs éléments laissent toutefois la porte ouverte à une élection plus serrée que prévu.
La rengaine « Things can only get better », venue perturber le discours de Rishi Sunak, pourrait d’abord très bien s’appliquer à sa propre situation. Si les conservateurs sont seulement donnés actuellement à environ 20 % d’intentions de vote dans les sondages, cette valeur apparaît aujourd’hui comme un plancher. Même après la séquence désastreuse de l’annonce de l’élection, et les quelques faux-pas médiatiques qui l’ont suivie – un discours prononcé en face des lieux de construction du Titanic à Belfast, des photos prises dans un avion à côté du panneau « exit » – ce pourcentage est resté stable dans les enquêtes les plus récentes.
On sait par ailleurs que les campagnes électorales au Royaume-Uni sont des périodes où l’opinion publique est particulièrement volatile et où les scores des deux grands partis ont tendance à se resserrer. Comme Pierre Bourdieu l’affirmait en 1973, les sondages produisent l’opinion autant ou davantage qu’ils ne la mesurent. Et des sondages, le Royaume-Uni en est friand. La page Wikipédia des élections parlementaires de 2019 dénombre quatre-vingt sondages réalisés entre l’annonce des élections le 30 octobre et le jour du vote le 12 décembre, soit près de deux sondages par jour. Tout laisse à penser que ce phénomène se reproduira dans les prochaines semaines.
Or, dans une telle surcharge d’informations, il n’est pas si difficile de trouver son compte et de construire le récit potentiellement auto-réalisateur d’une dynamique électorale. En 2017, Jeremy Corbyn était parti d’un retard de près de vingt points dans les sondages pour finir à seulement deux points d’écarts. Si sa campagne avait été fort bien menée et s’était appuyée sur une participation massive de ses militants, il semble tout de même que sa dynamique avait été poussée par sa remontée dans les sondages.
La phrase « I’ll wait for Survation » (« J’attendrai le sondage de Survation »), était notoirement devenue un « mème » internet en référence à l’institut de sondage qui donnait systématiquement un score élevé à Corbyn et qui redonnait de l’espoir à ses soutiens lorsque les autres lui prédisaient une défaite. Quand on connaît les affinités des principaux médias britanniques, et notamment des tabloïds, avec le Parti conservateur, il n’est pas si difficile d’imaginer qu’un tel narratif puisse émerger de nouveau.
En outre, les conservateurs pourraient compter sur une réserve de voix à leur droite. Les élections parlementaires britanniques fonctionne selon un système dit « First Past The Post », où le candidat arrivé premier à la majorité relative dans chaque circonscription est directement élu sans second tour. Ce système favorise historiquement les deux grands partis aux dépens des autres candidats, puisqu’il encourage à voter stratégiquement pour le candidat duquel on est le plus proche parmi ceux qui ont déjà le plus de chances de s’imposer. Dans ce contexte, les électeurs du parti d’extrême droite Reform UK, pressenti actuellement autour de 10 % dans les sondages, pourraient bien se reporter au dernier moment sur les candidats conservateurs, d’autant que leur chef Nigel Farage a annoncé qu’il ne se présenterait pas cet été car son attention sera focalisée sur les élections américaines.
Le risque de rejouer 1997
Enfin, un autre axe d’incertitude repose autour de la personnalité et de la stratégie de Keir Starmer. Les comparaisons entre Starmer et son lointain prédécesseur Tony Blair sont tentantes, d’autant qu’il est le dernier leader travailliste à avoir remporté une élection contre les conservateurs. Starmer s’est d’ailleurs entouré de figures des gouvernements de Blair, que ce soit Peter Mandelson, déjà cité, ou encore Yvette Cooper, Pat McFadden ou John Healey, qui composent son cabinet fantôme[2]. Il a également produit ces derniers jours, sur le modèle de ce qu’avait fait Blair en 1997, une carte d’engagements électoraux, document apparaissant sous forme d’un tract où il présente six mesures qu’il s’engage à tenir une fois élu. Interrogé sur la ressemblance de sa communication avec celle de son prédécesseur, Starmer a répondu ceci : « Et bien la première chose que je dirais sur Tony Blair […] c’est qu’il a gagné trois élections successives. »
La filiation ne s’arrête pas là. Les orientations actuelles du parti entrent sans doute davantage en écho avec la Troisième Voie – entre droite et gauche – théorisée par Tony Blair et Anthony Giddens, qu’avec le programme de gauche radicale présentée par Corbyn aux dernières élections. Les promesses initiales de nationalisations des principales industries, de plans d’investissement écologiques et d’abolition des frais d’inscription à l’université que Starmer avait faites pour remporter la direction du parti en 2020, ont ainsi été progressivement abandonnées au profit d’engagements parfois flous autour de la croissance, de la sécurité, de la création d’emplois et de la création d’opportunités.
Néanmoins, Keir Starmer n’est pas Tony Blair. Le charisme qu’on avait pu attribuer au second fait notamment défaut au premier. Ancien procureur, Starmer est souvent vu comme trop technique, trop artificiel, pas assez éloquent. En outre, son image de fiabilité est mise à mal par les retournements de veste programmatiques qu’il a opérés depuis 2020, et c’est d’ailleurs l’un des axes d’attaque majeurs des conservateurs. Ses scores de popularité personnelle, sans atteindre les niveaux abyssaux de ses rivaux conservateurs, sont rarement très élevés. Il semble dès lors complexe de dissocier ses performances dans les sondages de la séquence catastrophique traversée par ses adversaires.
De plus, 2024 n’est pas 1997. Alors qu’à l’époque, l’air du temps semblait favorable à une social-démocratie centriste qui portait un message d’espoir, de renouveau et de confiance en l’avenir, la situation est bien différente aujourd’hui. Les guerres, le réchauffement climatique, la pauvreté massive, représentent autant de défis majeurs du monde contemporain qui appellent des réponses nouvelles et audacieuses. Ce n’est pourtant pas franchement ce que propose un Parti travailliste dont le principal argument électoral est de ne pas être le Parti conservateur. Cela interroge sur sa capacité à susciter de l’enthousiasme et à remporter l’adhésion des électeurs durant la campagne, mais aussi, et sans doute plus encore, sur son potentiel transformateur s’il devait arriver au pouvoir. L’averse n’est peut-être pas terminée pour le Royaume-Uni.