Société

Travailler sur les graffitis de prison, est-ce vraiment sérieux ?

Archéologue

Tout comme les détenus ne constituent pas un groupe homogène, leurs graffitis ne puisent pas dans un ensemble d’expressions types. Examinés en contexte, ces marquages muraux sont des instantanés de vie en lien avec le présent. Ils sont de l’oralité fixée sur les murs et ont ainsi vocation à disparaître. Il faut être chercheur pour leur donner une consistance.

Considérer les maisons d’arrêt et ce qui s’y déroule par l’étude de leurs graffitis permet-il vraiment de comprendre le milieu carcéral ? Certainement pas si l’on y recherche des figurations esthétiques ou des expressions écrites singulières : des œuvres ou des bons mots pourrait-on dire. Or, ce ne sont là que quelques spécimens de graffitis, exceptionnels, dont le choix magnifie surtout leurs auteurs. Sont-ils représentatifs ? Rien n’est moins sûr.

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C’est pourtant avec cet a priori de la part des administrations que j’ai pu entrer jusque dans les cellules : parce que ma demande semblait annonciatrice d’une exposition ou d’un recueil des graffitis les plus éloquents ; parce que mon choix pouvait valoriser les établissements par la qualité expressive de certains de leurs pensionnaires. On imaginait en quelque sorte que je venais capturer quelques productions graphiques hors normes. Ce qui signifiait aussi que le travail du chercheur était conçu comme dénué de toute préoccupation sur le contexte même des graffitis.

Préalablement, j’avais d’ailleurs demandé aux directions de ces établissements de me dire ce qu’étaient ces graffitis. Les réponses avaient été succinctes : « peu poétiques » pour l’une, « des insultes » pour l’autre, « la libération, leur quartier, la société » pour la troisième : rien de précis qui puisse s’avérer un préalable à ma recherche ; juste des catégories que tout un chacun imagine lorsqu’il est question de graffitis de prison. Encore évitais-je les poncifs que relaient les romans ou la bande dessinée car il n’est pas un volume dont une scène de prison ne s’accompagne pas d’inscriptions murales : personnages au graphisme sommaire, pendus, femmes érotisées, formules bravaches, décomptes du temps, etc. Parfois même, les énoncés de la littérature sont totalement hors contexte : « vive la classe » ou bien « interdit d’interdire » ne peuvent pas appartenir au répertoire carcéral.

Il me semblait donc que l’on ramenait ces graffitis à un tout homogène, à un ensemble d’expressions dans lequel les détenus puiseraient à volonté pour exprimer leur colère ou leur détresse. C’était ne pas imaginer que chacun d’entre eux puisse avoir une trajectoire de vie très personnelle, avant et pendant son incarcération, qu’il puisse vouloir affirmer une personnalité, qu’il cherche à se distinguer de ses cocellulaires.

Certes, le système carcéral tend à considérer le groupe des détenus comme un groupe homogène : une communauté où chacun est traité à égalité, au point qu’on ne sait plus s’il s’agit d’individus enfermés dans des cellules ou simplement de corps que l’on rangerait dans des compartiments. Certes, le même système entraîne aussi chez certains détenus un état dit de « prisonniérisation » qui ne leur permet plus que d’agir en fonction de leur nouveau contexte, de devenir assistés de celui-ci au point que l’on craigne pour leur élargissement : au point qu’on les prépare à anticiper mentalement leur sortie afin qu’il n’y ait pas récidive. Cependant, l’affirmation personnelle reste forte dans un groupe où chacun scrute les faits et gestes de ses voisins et la hiérarchie s’impose vite. La surveillance n’est pas que du seul côté des « matons ». Aussi pouvais-je penser que le graffiti n’est pas strictement structurel, qu’il pouvait aussi varier au gré des déplacements des détenus et de leur itinéraire interne à l’établissement, ce cheminement s’accompagnant de changements de statut et d’environnement : entre prévenu et détenu, entre courte et longue peine, au début ou à la fin de celle-ci, selon que l’on est primaire ou récidiviste, seul ou avec d’autres détenus et en fonction du changement de ces derniers, etc.

Je visitais donc les lieux, accompagné d’un surveillant, un carnet à la main et un petit appareil photo pendu au cou pour rédiger quelques notes et prendre les clichés de certains graffitis. La consigne était de ne pas photographier le reste de la cellule, ce qui très vite devenait impensable. J’entrais dans des espaces de vie et plus encore, je recueillais des pensées parfois intimes et qui n’avaient pas été oralisées.

En effet, l’essentiel des graffitis est placé au chevet du lit, derrière l’oreiller, les autres murs étant souvent recouverts de posters tirés de magazines. Chaque détenu négocie et décore un coin de sa cellule, un espace personnel plus mental que tangible, mais le chevet de son lit reste son lieu d’expression privilégié. On y trouve toujours le décompte des jours, sous la forme standard de bâtonnets réunis par un trait horizontal et quelques allusions à des femmes, mère, épouse ou petite amie : des confidentes en quelque sorte. En maison d’arrêt, chaque cellule compte trois lits superposés, donc trois chevets. Le quatrième cocellulaire à qui chaque soir un gardien vient apporter un matelas n’a donc pas de support d’expression : il ne dispose pas d’un espace de repli sur soi.

Le milieu carcéral a encore du mal à se départir de l’idée qu’un prisonnier écrit sur les murs du fait de son incarcération.

J’observais donc les graffitis et je les photographiais tandis que les détenus fumaient sur la coursive. Je ne pouvais pas directement les interroger. Tout autre détenu qui m’aurait vu leur parler aurait pu croire qu’ils me renseignaient sur des questions internes à l’établissement. Pour peu qu’un problème survienne, ils auraient endossé le statut de balances dans un univers où l’on est prompt à interpréter toute information non avenue comme dirigée vers ou provenant de l’administration. Or, qu’étais-je d’autre qu’une personne ayant obtenu du directeur ou de la directrice l’autorisation d’aller dans les cellules pour une raison assez peu crédible ? J’interrogeais donc le surveillant qui questionnait à son tour les détenus lesquels lui répondaient. J’évitais ainsi que les murs ne connaissent une recrudescence de prénoms assortis de la mention « balance », certains inscrits dans les cases d’une marelle pour mieux « sauter sur la gueule » du contrevenant.

Ce terme de balance est immanquablement inscrit sur les murs lorsque les individus passent de prévenus à détenus, c’est-à-dire quand ils apprennent ou soupçonnent le nom de leurs délateurs au cours de leur procès. Un individu qualifié de balance subit les vexations et sévices du reste de la communauté jusqu’à ce qu’un autre détenu le remplace car jugé plus balance que lui. La rumeur est prégnante dans le monde carcéral comme dans tout milieu fermé, comme dans toute « institution totale » pour reprendre l’expression d’Erwing Goffman. Les individus imaginent, propagent puis passent à d’autres personnes et d’autres thèmes. Dans tous les cas, mon incursion, même ponctuelle, dans la vie quotidienne des détenus, devait ne pas engendrer de fausses interprétations.

Dans ces mêmes cellules ordinaires, en dehors du chevet du lit, une sorte de maxime est souvent inscrite, parfois en plusieurs exemplaires : « garde l’espoir, on est tous un jour libérable », « la prison c’est dur mais la sortie c’est sûr », etc. La formule change régulièrement comme si elle satisfaisait à une mode mais le contenu reste identique : on oppose situation présente et future. On y perçoit même une certaine rythmique qui permet sa mémorisation et sa dissémination. Il s’agit en fait d’une sorte de stratégie d’appartenance au groupe. Le seul fait de la recopier agrège le primo-arrivant aux autres détenus et ce faisant, il franchit un seuil, change de statut. Il légitime aussi une institution où l’on s’attend à ce que l’enfermement pousse l’individu à inscrire ses états d’âme sur les murs. Le milieu carcéral, tant du côté de l’administration que de celui des détenus, a encore du mal à se départir de l’idée qu’un prisonnier écrit sur les murs du fait de son incarcération.

Pourtant, les mots pour désigner la cellule appellent en quelque sorte au graphisme. Les détenus parlent de « grotte » aujourd’hui, de « cabane » ou de « cabanon » autrefois, tous lieux dans lesquels il est normal de déposer des graffitis et où l’on s’attend à les trouver : tous lieux aussi qui connotent une autre temporalité, un usage qui n’est pas quotidien, une certaine précarité qui, en prison, est renforcée par l’incroyable vétusté des locaux. Grotte et cabane ne sont pas les espaces du quotidien.

Cette idée de grotte dans le monde carcéral m’a souvent fait penser à l’allégorie de la caverne que Platon présente dans La République. Il y est question d’humains enchaînés et immobilisés dans une caverne, qui tournent le dos à l’entrée de celle-ci. Ils ne voient que les ombres des objets qui passent devant cette entrée et que la lumière projette contre le fond de la paroi. Ils croient voir la réalité mais ils n’en perçoivent qu’une projection.

Platon oppose l’espace sans lumière de la caverne, lieu d’enfermement, d’ignorance et d’illusion et le monde d’en haut où brille la lumière, lieu de la liberté, du savoir et de la réalité. Imaginons qu’un des humains soit libéré et ramené au monde d’en haut : Platon imagine que l’éblouissement sera sans doute si intense que l’individu préférera peut-être sa condition antérieure. S’il se fait violence, admet la réalité du monde d’en haut et revient en parler à ses anciens collègues, il n’est pas certain que ceux-ci le croient. Peut-être le tueront-ils, conclut Platon. Le philosophe ne pense aucunement à la prison. Son allégorie entend différencier le monde du sensible, celui des idées reçues, la caverne, de celui de la connaissance et du « bien » – selon lui – dont l’accès reste difficile. Nulle opposition simpliste ici : il s’agit plutôt de la dialectique socratique.

Et le monde carcéral dans cette évocation ? Le sentiment de prisonniérisation évoqué plus haut et plus généralement l’anonymisation et l’enfermement des détenus ne leur permettent que d’observer le monde carcéral, que de tenter d’y agir au mieux, sous la pression de leur entourage du moment. Pour eux qui sont à contre-culture, le monde extérieur n’apparaît souvent que comme une notion toujours plus lointaine à mesure de leur incarcération. Quelques images de l’extérieur arrivent jusqu’à eux, souvent par le biais d’ateliers de peinture, de théâtre, de lectures, avec l’intention a priori louable d’éviter le choc des sorties sèches. Toutefois, les réalisations que j’ai pu voir sont étonnantes : une statue de la liberté sur un fond de forêt et un fond marin avec poissons et algues pour anticiper l’élargissement des détenus. Dans un atelier où ceux-ci pouvaient donner libre cours à leur imagination, c’étaient des bolides et des guépards, le mammifère le plus rapide sur terre, très proches des posters que l’on voit aujourd’hui sur les murs des cellules et des graffitis qu’on observe dans les établissements plus anciens. Bateaux, avions, voitures de course, chevaux, cyclistes, hommes courant n’attestent pas la présence de marins, d’aviateurs, d’athlètes, etc.

La récurrence de ces figurations du mouvement répond surtout à l’immobilisme imposé par l’incarcération. Florence Siganos qui a observé ces ateliers rapporte la fermeture d’un atelier au prétexte qu’un détenu avait écrit sur son tableau « le Directeur est maître du temps », constat pourtant objectif de la situation carcérale où les détenus vivent à contre-temps. Dans un atelier de théâtre, un intervenant extérieur proposait de rejouer les gestes et postures de l’intérieur d’une cellule : probable processus de résilience mais surtout double-enfermement des individus. Les images apportées de l’extérieur semblent surtout ramener le détenu à sa présente condition et sensibilité. C’est que les ateliers proposés le sont souvent par des personnes qui n’ont qu’une connaissance imprécise du milieu carcéral et qui ne peuvent pas agir en fonction du statut, changeant, des individus.

La question du dehors et du dedans est pourtant prégnante. Les premiers jours de son incarcération, l’individu est placé dans une cellule des entrants. Il entre et sort de celle-ci à de nombreuses reprises pour satisfaire aux diverses formalités administratives et médicales. Il est dans un entre-deux, entre le dehors qu’il vient de quitter et le dedans dont il ignore les usages, dans une situation où il lui faut répondre à des injonctions, expliciter ses problèmes, et dans le même temps solliciter ses proches pour obtenir ses effets personnels tout en redoutant qu’ils refusent de le soutenir. Quand ils ne sont pas des listes de médicaments et de documents à réclamer, les graffitis de la cellule des entrants sont souvent des actes de contrition. Le primo-arrivant concède ses erreurs, invoque une femme ou des parents accablés, promet de s’amender. Il ne décline pas encore son identité mais il expose crument sa condition parce qu’il n’est pas encore confronté aux autres détenus. Des railleries accompagnent souvent ces repentances écrites, venant d’individus récidivistes, déjà familiers de ce type d’établissement et de ses règles. La confrontation commence même si elle n’est pas directe. Les deux personnes ne se croisent pas mais le graffiti est déjà dialogique.

Graffitis et pensées intimes s’équivalent même si les premiers ont un caractère plus succinct.

Dialogique, il ne l’est plus au quartier disciplinaire aussi appelé mitard, où l’individu est enfermé pour faute grave. Certains détenus, souvent jeunes, font en sorte d’y être placés, ce qui leur confère une aura de caïds auprès de leurs condisciples du moment ou à venir. Ils inscrivent alors leurs nom, prénom et cité d’origine sur les murs. Il n’y a plus de dilemme du dehors et du dedans puisque les détenus y sont doublement reclus : ils sont à l’isolement. Le quartier disciplinaire constitue une prison dans la prison et le détenu n’a aucun droit d’en sortir. En cellule ordinaire, le détenu « nique » volontiers, la justice, la police, la république, toutes entités lointaines coupables de son incarcération mais qui ne peuvent présentement riposter.

Au quartier disciplinaire, on lit parfois les mêmes imprécations, mais tournées contre la direction ou un surveillant. Les insultes extrêmes y fleurissent. Comme je m’étonnais que les détenus y soient confinés avec la possibilité d’écrire, un gardien m’expliqua l’impossibilité d’agir autrement et qualifia ces graffitis d’ « écritures à fleur de peau ». Il valait mieux qu’ils écrivent sur la peau des murs que sur leur propre peau, c’est-à-dire qu’ils se scarifient et qu’ils s’auto-mutilent. Privés d’instruments traceurs, certains détenus en viennent à s’exprimer sur les murs avec leurs excréments. En même temps, la limite entre le graffiti rageur et celui qui appelle au secours n’est jamais très nette et certaines mentions de tombeau ou de solitude et des figurations de visages balafrés, d’yeux crevés ou de pendus préviennent parfois un passage à l’acte.

Conjointement, le mitard peut aussi constituer un lieu de ressourcement dans le sens d’un lieu où l’on peut enfin penser à soi et réfléchir sans la pression des autres : « un salon de thé », avait-on dit à Erwing Goffman, « une salle de repos avant de remonter dans la jungle », ai-je pu lire dans un établissement.

Et au moment de son élargissement, le détenu est placé dans la cellule des sortants où s’effectuent en ordre inverse l’ensemble des formalités qu’il avait subies lors de son arrivée. Pour peu que cette fin de peine advienne un vendredi, il devra attendre jusqu’au lundi pour sortir. Un graffiti exprime bien cette situation paradoxale : « enfermé mais libre ».

Pour peu qu’on les examine en contexte, on s’aperçoit donc que ces marquages muraux sont des instantanés de vie en lien avec des moments présents et qu’ils évoluent en même temps que les itinéraires de leurs auteurs. L’ambiguïté de leur présence vient surtout de ce dicton qui court en milieu carcéral depuis des décennies selon lequel, écrire son nom vous oblige à revenir. Comme si l’écriture avait une puissance en elle-même. Pour cette raison, d’anciens détenus disent n’avoir jamais écrit sur les murs. « Voir ma signature ? Pour moi, ça veut dire qu’il faut que je vienne la revoir », me dit un ancien détenu. Les femmes ne font pas de graffitis, sauf au quartier disciplinaire, mais elles remplissent des carnets de leurs pensées intimes : carnets qu’elles jettent avant de sortir.

Graffitis et pensées intimes s’équivalent même si les premiers ont un caractère plus succinct. Les premiers sont des bribes d’autobiographies tout comme les seconds mais tous n’ont de raison d’être qu’à l’intérieur de la prison. Les gardiens eux-mêmes les voient mais n’en ont qu’une lecture sélective et n’interviennent que s’ils pressentent une rébellion ou un suicide. Ces graffitis sont de l’oralité fixée sur les murs mais comme toutes les paroles, ils ont vocation à disparaître. Il faut être chercheur pour tenter de leur donner une certaine consistance.

Ce texte est publié dans le cadre d’un partenariat avec Concertina, rencontres estivales autour des enfermements (prison, rétention administrative, garde-à-vue, hospitalisation psychiatrique sous contrainte…) à Dieulefit (Drôme). “Marges” constitue le thème de la quatrième édition de Concertina (28, 29 et 30 juin 2024).


Philippe Hameau

Archéologue , Maitre de conférences à l'Université de Nice Sophia-Antipolis