Pourquoi nous n’aimons plus le football
«Le football, il a changé. » La formule, signée Kylian Mbappé en 2022, est devenue culte, autant par son imperfection syntaxique que par l’identité de son auteur. La dislocation fut pratiquée en leur temps par Nicolas Sarkozy et François Hollande, également par Marcel Proust ou Jean Anouilh pour transcrire le langage populaire de leurs personnages, mais pour le coup celle-ci, servie par un habile communicant, a le mérite de la clarté.
Oui, le football a changé. Il est même devenu méconnaissable, rendu informe sous la répétition des coups portés par ses bourreaux. Mais commençons par écouter le témoignage de la jeunesse, histoire d’écarter d’entrée le biais de négativité du « c’était mieux avant ». Rayan Cherki, 20 ans, diamant brut de l’Olympique lyonnais : « (Ce football moderne), il me fait flipper. Quand on voit la Super League ou la VAR (en français, assistance vidéo à l’arbitrage) … Je n’ai pas grandi avec ça. Moi j’aimais bien le foot avec des hors-jeu non sifflés, avec des erreurs et des grains de folie. Je resterai toujours à l’ancienne, et j’ai toujours envie de revenir au football que j’ai kiffé. Si tu demandes à tous les footballeurs ce qui leur a fait aimer ce sport, aucun ne te dira les expected goals, hein. »[1]
Pour ceux qui ne seraient pas fluent dans la pratique de la novlangue du ballon rond, un expected goal est une métrique statistique qui permet d’évaluer la qualité d’un tir et donc le nombre de buts qu’aurait dû marquer un joueur ou une équipe durant un match. Une donnée pouvant s’avérer bien commode pour se déresponsabiliser d’une défaite : ainsi, selon son entraîneur Luis Enrique, le PSG aurait dû gagner par 3 buts à 1 contre Dortmund et filer en finale de la Ligue des Champions. Rayan, dont les références se nomment Zidane, Ronaldo (le Brésilien) et Ronaldinho, ne cause donc pas trop terrain avec Kylian : « Lui, de par sa vision, c’est les buts, les buts, les buts. Donc, il me dit : “stats, stats, stats”. En vrai, quand on se voit, on parle pratiquement de tout… sauf de foot. »[2]
Dans une société de pleine conscience où le talent se mesure au nombre de vues sur la toile, la data serait donc devenue une sorte de diktat, éteignoir de la spontanéité, de l’audace et de l’émotion. Partageant une même culture consumériste avec le football, le rap souffrirait d’un mal identique à entendre Malick Mendosa, alias S. Pri Noir : « Récemment, j’ai eu une discussion là-dessus avec le mixeur de mon album. Je lui ai dit : “Mixe avec tes oreilles, pas avec tes yeux ! Ne suis pas les codes de la data que tu as appris à l’école.” »[3] Cherki à nouveau : « Tu as peur de perdre le ballon ou de faire une erreur ». Et même de parler jusqu’à mettre sa main devant la bouche pour échanger avec un partenaire. D’où le curieux ressenti pour le spectateur d’assister toujours un peu à la même rencontre, dans le même stade, entre les mêmes protagonistes, plus coureurs que joueurs, interchangeables. Il n’y a pas si longtemps, le passionné réservait sa soirée du mercredi parce qu’il y avait un match. Mais désormais, un match, il y en a un chaque jour de la semaine, du mois et de l’année, le fac-similé du précédent, gavé d’algorithmes. Le niveau athlétique a indéniablement augmenté mais la dramaturgie a disparu. Le sujet est plus grave qu’il n’y paraît : il est question d’une rupture anthropologique.
L’anomie est palpable et les dérèglements sont perturbateurs. Le football était le sport populaire par excellence, « une prise de guerre du milieu ouvrier sur les bourgeois », dit joliment l’auteur de bandes dessinées Kris. Les premiers codes du jeu sont, en effet, écrits au milieu du XIXe siècle à Cambridge, dans un cadre universitaire. Mais curieusement, le football ne va pas connaître la même trajectoire que le rugby. Si dans le sud de l’Angleterre, la pratique sportive reste très majoritairement réservée à une élite, le nord, dont la vie est régie par l’industrie, s’engage dans une tout autre voie : celle du professionnalisme. Les grands patrons d’usine créent leur équipe et recrutent les meilleurs joueurs, qu’ils rémunèrent. S’ensuit un fascinant mouvement d’appropriation par les travailleurs dans un désir de revanche sociale. Le même phénomène s’emparera plus tard des peuples colonisés. L’Algérie, en particulier, fera corps derrière ses joueurs professionnels ayant choisi, au printemps 1958, de quitter la France métropolitaine pour rejoindre dans la clandestinité les rangs de l’équipe du Front de libération nationale (FLN). Quoique non reconnu par les caciques de la FIFA, ce « onze de l’indépendance » fera beaucoup pour la cause en réalisant une tournée mondiale de près de quatre-vingts matches.
La gentrification progressive des tribunes est concomitante à un retour du militantisme d’extrême-droite, que les ultras avaient précisément aidé à repousser.
Le football continue quelque part à écrire son histoire à l’encre de la lutte des classes lorsqu’il prospère dans nos banlieues et permet à une génération de regarder Gérald Darmanin droit dans les yeux. L’accession d’un enfant de Bondy d’ascendance africaine au statut de star planétaire aux revenus XXL nous raconte une intégration décomplexée ne devant rien à personne. Sous le pont Mirabeau coule la Seine et au-delà du périph’ ruisselle l’espoir d’une success story à l’américaine puisque les promesses républicaines d’égalité et de fraternité ont fait pschitt. En quelques années, et sans attendre les Jeux Olympiques, l’Ile-de-France a grâce au football marqué son territoire et étendu son influence : un joueur sur dix des cinq grands championnats européens en est issu.
La start-up nation y trouverait presque son appartement témoin en région. Ce n’est d’ailleurs sans doute pas un hasard si le chef de l’État cultive autant sa proximité avec Mbappé, jusqu’à lui murmurer ostensiblement à l’oreille sous l’œil de la caméra quelques minutes avant la finale de Coupe de France. Les Bleus de Deschamps sont devenus ceux de Macron, des gagnants sans éclat de la mondialisation. Mais le rêve américain a son revers, l’individualisme, et la matrice du pari sur l’avenir son effet pervers, le conditionnement de la vie à une levée de fonds. Quand les terrains franciliens sont aujourd’hui pris d’assaut par ceux qu’on appelle les scouts, c’est-à-dire les recruteurs faisant du repérage pour les clubs professionnels, même un gamin de moins de 13 ans devient un placement financier.
Le rapport marchand au football a toujours été une réalité mais il pose désormais un nouveau paradigme : l’accaparement de l’objet à des fins uniquement mercantiles par des énergumènes pour lesquels il n’est qu’un produit comme un autre, suscitant chez les aficionados un sentiment de dépossession. Par-delà le phénomène d’appartenance et d’identification, cette passion a, en effet, longtemps incarné pour le mouvement ultra un engagement politique contre le fascisme et toutes les discriminations, un attachement à un projet de justice sociale, une forme de résistance à l’ordre bourgeois. Or force est de constater que la gentrification progressive des tribunes est concomitante à un retour du militantisme d’extrême-droite, que les ultras avaient précisément aidé à repousser. Faut-il y lire une explication à la violence récurrente qui accompagne désormais notre Ligue 1, comme les émeutes urbaines nous racontent une fracture ?
Certes, en décrochant le graal d’une qualification pour la Ligue des Champions avec le 15e budget du championnat, les compagnons brestois sont parvenus à planter leur épée dans le modèle « économiquement sécurisé » par les propriétaires du casino. Et rien que pour cela, ils ont gagné le droit de s’asseoir aux côtés des chevaliers de la Table ronde dans la légende bretonne. Mais la revanche des prolétaires de l’arsenal touche ici ses limites quand la firme automobile Peugeot, désireuse de monter en gamme, abandonne le FC Sochaux-Montbéliard, sous prétexte que le football « véhicule des valeurs populaires ». Au XXIe siècle, ce sont de fait d’autres leviers qu’une histoire humaine qu’il convient d’actionner pour faire exister un club.
Une tendance devrait pourtant inciter les croque-morts à revoir leurs manières : la jeunesse, appelée demain à remplir les tribunes mais également à s’abonner à des chaînes payantes pour maintenir le système actuel des droits de diffusion, ne se retrouve pas dans le football contemporain. Rebutées par la marchandisation effrénée, l’iniquité institutionnalisée, les aberrations écologiques et les affaires de gros sous à tous les étages, les générations Z et Alpha passent leur chemin. Autrement dit, le football, au-delà de la perte de son caractère populaire, traverse une crise sociétale. Un oiseau de mauvais augure a bien saisi la mise en bière en cours : l’ancien joueur du FC Barcelone et de la Roja, Gerard Piqué, reconverti en homme d’affaires, déjà fossoyeur de la Coupe Davis de tennis, et qui se verrait bien enfoncer le dernier clou du cercueil avec sa Kings League et sa Kings World Cup.
Le concept ? Une réinterprétation du jeu à l’ère des réseaux sociaux. Sur un terrain réduit, s’affrontent durant deux périodes de 20 minutes des équipes de sept joueurs composées d’anciens joueurs professionnels, de joueurs amateurs tirés au sort et… de créateurs de contenus, dont les audiences colossales font office de caisse de résonance. Les règles épousent les codes du gaming avec notamment l’introduction d’un joker susceptible de venir soudainement tout chambouler. Cette fusion entre jeu traditionnel, eSport et football fantasy ne poursuit qu’un objectif : dynamiser les matches afin de créer un nouveau type de divertissement à même de bénéficier de la puissance communautaire des plateformes de streaming.
Car la stratégie veut, bien entendu, que le spectacle soit accessible gratuitement, avec une multitude de contenus additionnels. La Kings League espagnole – dont la dernière finale s’est disputée à Barcelone devant 90 000 spectateurs ! – a ainsi atteint un pic de 2,16 millions de viewers sur Twitch, soit un mediamat comparable à celui d’un match de Ligue des Champions. L’idée est donc désormais de dupliquer à l’infini. Si Gerard Piqué jure sur la tête de Shakira que son invention n’a pas vocation à remplacer le football mais à le compléter, il est tout de même à noter que la première édition de la Kings World Cup, qui s’est déroulée au Mexique du 26 mai au 8 juin, fut retransmise sur la plateforme M6+ tandis que l’Euro 2024 se cherchait encore un diffuseur pour l’intégralité de ses 51 rencontres. Circulez, y’a plus rien à voir.