Retour aux urnes : la remobilisation accroît l’incertitude d’un scrutin majeur
Le sort de la République peut basculer dans une semaine à quelques voix près. Rarement la mobilisation de l’électorat potentiel aura donc constitué un enjeu aussi décisif pour l’avenir du pays. Le mode de scrutin des législatives y contribue en fixant le seuil de candidature au second tour à 12,5% des inscrits : le plus ou moins grand nombre de triangulaires le 7 juillet, son impact sur les rapports de force politiques et la composition du parlement dépendront pour partie du niveau de participation enregistré le 30 juin.
Si le premier tour des législatives anticipées de 2024 avait lieu le 27 juin, la participation se situerait probablement autour de 64 %. La dynamique mobilisatrice est réelle, les sondages réalisés à l’échelle nationale montrent qu’elle s’est produite à un rythme accéléré depuis l’annonce de la dissolution le 9 juin. Mais elle a aussi enregistré des phases de repli dans certaines catégories de la population un temps désemparées par la campagne, dont l’intention de voter peut encore notamment être freinée par des configurations locales de l’offre demeurant difficilement lisibles.
Ces évolutions rapides incitent à la prudence, le niveau de participation estimé continuant d’évoluer chaque jour sous l’effet d’une campagne qui, pour être éclair, n’en n’est pas moins déterminante. En conséquence, il peut, jusqu’au dernier moment, modifier les rapports de force politiques dans les urnes et faire le résultat du scrutin.
Les facteurs socio-démographiques de l’abstention jouent pleinement lorsque les enjeux d’un scrutin sont difficilement perceptibles par les non-initiés et l’offre complexe à décrypter. Sur fond de déstructuration des organisations partisanes, de démantèlement des dispositifs d’encadrement ayant longtemps servi de relai essentiel à la mobilisation civique et de désenchantement à l’égard de la politique particulièrement marqué en France, voilà plus de deux décennies que moins de la moitié des citoyens prend part au choix de ses députés. Seuls les plus politisés le font, ceux qui votent quasi constamment sans dépendre de l’effet d’entraînement des campagnes. Ceux dont les parents votaient déjà et ont transmis le geste électoral en héritage. Ceux qui votent par devoir aussi, même déçus.
Dans ce contexte, la France qui élit le parlement n’est plus depuis longtemps sociologiquement représentative de celle des inscrits : elle est nettement plus âgée, plus aisée, plus diplômée. La présidentielle, qui continue de mobiliser massivement même si c’est un peu moins à chaque fois, est la seule qui parvienne à réduire, sans les annuler, ces écarts de participation entre les différentes catégories de citoyens.
Servie par des campagnes nationales incarnées par quelques figures bien identifiées, d’autant plus attractive quand elle est porteuse de projets de société clivés et fortement relayée dans les médias grand public à des heures de grande écoute durant plusieurs mois, la présidentielle fait entrer la politique dans les foyers qui ne s’intéressent pas au quotidien à la politique. Elle est aussi la seule à bénéficier d’une activation des dispositifs informels de mobilisation électorale : en famille, au bureau, à la cantine, chez le coiffeur, sur les réseaux sociaux : les plus intéressés, stimulés par l’intensité et la variété des supports médiatiques de la campagne, lancent des discussions et stimulent par ce biais la participation des membres de leur entourage plus indifférents, plus sceptiques, ou dont la colère ne connait pas encore de prolongement civique. En cela, le vote demeure un comportement collectif et le répertoire d’expression politique le plus inclusif de notre démocratie, malgré le délitement du militantisme partisan et la déstructuration du tissu associatif ou syndical qui l’ont longtemps alimenté et font largement défaut aujourd’hui.
En rendant possible l’imminence d’une alternance selon un calendrier inversé, les législatives anticipées rendent au scrutin parlementaire l’importance politique majeure qui lui manque habituellement notamment lorsqu’il est organisé immédiatement après la présidentielle. En 1997, la participation aux législatives qui a suivi la dissolution souhaitée par Jacques Chirac et a installé la cohabitation avec un gouvernement de gauche atteignait ainsi 67,9%. A deux jours du 1er tour, il apparait probable que les législatives de 2024 enregistrent un niveau assez similaire de mobilisation. Ce niveau élevé pour des législatives, a fortiori trois semaines seulement après des élections européennes, indique une perception partagée de l’importance de l’enjeu.
La campagne électorale dont les modalités pourtant très contraintes ont été imposées par le Président de la République a donc manifestement produit en un temps record des effets d’entraînement. Et elle l’a fait y compris sur des populations au comportement électoral très intermittent, par définition difficiles à mobiliser. A l’approche du jour J, les écarts d’intention de vote entre les citoyens les plus jeunes et les plus âgés, les plus aisés et les plus pauvres, entre les cadres et professions intellectuelles et les ouvriers ou les inactifs hors retraités – écarts encore très forts il y a une semaine et proches de ceux enregistrées par l’INSEE lors des trois dernières législatives – de l’ordre de 35 points pour l’âge, 25 points pour les CSP – ; ces écart se sont drastiquement réduits même s’ils n’ont pas évidemment disparu. Dans le panel de l’Institut Cluster 17, ils sont aujourd’hui au niveau de ceux enregistrés pour la présidentielle de 2022 dans l’enquête participation de l’INSEE : 19 points de pourcentage pour le critère de l’âge et des CSP par exemple.
Produit d’une dynamique à la fois forte et marquée par des vagues qui n’affectent pas au même moment toutes les catégories mais semblent au final les atteindre toutes, cette remobilisation est à analyser au regard d’un espace public politiquement saturé qui fait varier le niveau des craintes et des espoirs suscités par les perspectives de changement de société et peut aussi produire du découragement, la diversité et la contradiction des messages dont chaque camp a pu être porteur étant de nature à perdre les citoyens et à obscurcir l’enjeu historique du scrutin.
Dans ce contexte, on observe que les catégories traditionnellement les plus votantes et dont la participation est donc la moins dépendante des campagnes, se sont rapidement et logiquement bien adaptées à la surprise de la dissolution. Les cadres supérieurs et professions intellectuelles ont par exemple enregistré un bond de 14 points d’intention de vote dès le début de campagne. Constituant déjà une des catégories les plus constantes dans sa participation électorale, celle-ci a d’abord accentué son écart à la moyenne, avec une certitude d’aller voter au plus haut (78%) le 20 juin quand, au même moment, les professions intermédiaires, mais également les ouvriers, les inactifs autres que les retraités ou encore les jeunes ont semblé provisoirement moins certains de se rendre aux urnes qu’aux lendemains même de la dissolution.
Cette sur-mobilisation rapide des cadres s’est aussi traduite par un boom de deux millions de procurations dont on peut faire l’hypothèse qu’il profite très largement à cette catégorie, comme cela a pu être mesuré par le passé. La sociologie des mandats et mandataires de procurations établit en effet que le recours à cette procédure électorale est très socialement situé, qu’il concerne les plus politisés d’entre les citoyens, ceux qui sont disposés à payer le coût individuel d’un déplacement physique au commissariat avant le jour J et qui disposent d’un entourage lui-même prêt à se rendre aux urnes. A l’occasion de ces législatives particulières, le recours massif aux procurations devrait donc permettre à des citoyens très participationnistes pris au dépourvus par le calendrier électoral de maintenir leur projet de week-end ou vacances sans renoncer à faire entendre leur voix.
Ce recours à la procuration peut aussi faciliter la participation d’une partie des 15% de malinscrits – soit 7,7 millions de personnes – empêchés de se réinscrire à proximité de leur domicile effectif par un calendrier électoral trop resserré pour autoriser la réouverture des listes. Dans le cadre de ces législatives impromptues, et contrairement à ce qui se produit avant chaque séquence électorale incluant une présidentielle à fort enjeu politique, où l’on enregistre une vague de réinscriptions améliorant la qualité des listes, les citoyens malinscrits de 2022, auxquels s’ajoutent ceux qui ont déménagé depuis, n’ont pas eu le loisir d’adapter leur situation à la gravité de l’enjeu politique. Parmi eux figurent entre un quart et un tiers des 18-34 ans dont on observera qu’ils forment encore aujourd’hui la catégorie d’âge la plus susceptible de s’abstenir le 30 juin. Avec des déclarations d’intentions de vote d’environ 55% à la veille du scrutin, les plus jeunes d’entre les citoyens montrent qu’ils sont bien plus mobilisés qu’aux législatives de 2022 – leur participation mesurée par l’Insee atteignait alors en moyenne 28% – mais restent en retrait de dix points par rapport à leur mobilisation à la présidentielle.
Très intermittents dans leur participation, les jeunes font partie des catégories qui ont pris un peu plus de temps pour se repérer dans un scénario de campagne ponctué de nombreux soubresauts déstabilisateurs. Quand la socialisation politique n’est plus assurée dans un cadre institutionnel et dépend largement des entourages, chaque évènement de campagne prend une importance qui peut être décisive sur la décision de voter ou de ne pas y aller.
Une structuration en trois grands camps associée à des projets de société bien distincts de nature à mobiliser largement a semblé se dessiner rapidement après l’annonce de la dissolution. Mais les repères facilitant le choix des électeurs ont été, un temps, brouillés par les accords très vite scellés, les discussions limitées par le couperet de la clôture du dépôt des listes, les sujets laissés hors du débat interne faute de temps. Ils ont ressurgi dans les médias et sur le terrain sous la forme de position ou de comportements individuels non conformes aux valeurs associées aux étiquettes collectives. Les rétractations, revirements, rebondissements quotidiens au sein de chaque camp ont été de nature à brouiller les repères des moins politisés, et la cacophonie alimentée par les anathèmes croisés en mesure de décourager les bonnes volontés. La défiance publiquement exprimée au sein d’un même camp, laissant à l’électeur le plus politisé le soin d’enquêter sur le candidat de sa circonscription pour vérifier, au-delà d’une appartenance revendiquée, la conformité de son parcours ou de ses déclarations passées aux valeurs collectivement affichées, a pu déboussoler et peut encore le faire dans certaines circonscriptions.
Tout comme l’intervention régulière et inhabituelle du président de la République qui, tout en étant condamné dans son propre camp, a mis l’autorité symbolique de son statut au service d’une équivalence construite dans l’espoir de mobiliser les « modérés » entre l’extrême droite et la gauche nouvellement réunie sous la bannière du Nouveau Front Populaire.
Les ouvriers ou les inactifs semblent, malgré tout, s’être majoritairement re-mobilisés en cours de campagne, l’indice de participation atteignant 62% pour les premiers et 54 % pour les seconds à la veille du premier tour, soit des niveaux de participation attendus bien plus élevés que ceux habituellement enregistrés aux législatives dans ces catégories. Même essentiellement technique dans son contenu, le débat télévisé entre Gabriel Attal, Jordan Bardella et Manuel Bompard organisé sur TF1 le 25 juin aura sans doute lui aussi contribué à polariser un peu plus les électorats et servi la dynamique mobilisatrice. Suivi par 5,5 millions de téléspectateurs, soit nettement moins que les 9,3 millions qui ont suivi le match de foot juste avant, mais nettement plus que les 800 000 qui ont, au plus, suivi les débats organisés pour les Européennes le mois précédent, il pourrait à la fois limiter la dispersion des voix et aider ceux qui hésitent encore à se positionner. La même configuration à trois voix prévue pour le deuxième débat télévisé au soir du 27 juin devrait elle aussi conforter la dynamique mobilisatrice.
Dans un tel contexte, l’abstention différentielle, qui renvoie au fait que, pour des raisons politiques, à caractéristiques socio-démographiques équivalentes, les électeurs d’un camp pourraient se mobiliser moins que ceux des autres, a toute chance de jouer un rôle décisif dans le résultat du 30 juin sans qu’il soit pour autant aisé de préciser lequel.
Au global, la campagne semble avoir d’abord surtout consolidé la mobilisation en faveur du RN. La perspective d’une alternance immédiate au profit de ce parti constitue un cadeau du président de la République bien identifié par les électeurs qui avaient déjà émis un vote en faveur d’un candidat d’extrême droite : si 70% de ceux qui ont choisi Marine Le Pen en 2022 étaient déjà certains d’aller voter au 1er tour des législatives dès le début de la campagne, ils sont 84% le 25 juin, étant entendu que 89 % de ceux qui s’apprêtent à voter en faveur de députés RN sont sûrs de leur choix. Cet électorat est d’autant plus mobilisé qu’il est convaincu de sa victoire à venir.
Les électeurs de Valérie Pécresse se sont mobilisés selon un rythme similaire : sûrs à 64% d’aller voter le 15 juin, ils sont désormais 84% à déclarer être bien décidés à participer. Parmi eux, un quart s’apprête à sauter le pas en choisissant les candidats soutenus par Jordan Bardella et Eric Ciotti, le RN continuant d’aspirer massivement l’ancien électorat LR, réduit à peau de chagrin dans les intentions de vote. Longtemps bénéficiaire de l’abstention par la sur-représentation des personnes âgées dans son électorat, le LR voit désormais cette ressource profiter à d’autres à sa droite.
Demeurant 10 points en dessous de celui enregistré auprès des électeurs de droite, l’indice de mobilisation des électeurs de Jean-Luc Mélenchon, Emmanuel Macron aussi bien que Yannick Jadot en 2022 a continué d’augmenter au cours des derniers jours pour atteindre environ 75% le 25 juin. Des données cohérentes avec les intentions de vote de ceux qui s’auto-positionnent à la gauche de l’échiquier politique, tous prêts à se mobiliser davantage qu’en début de campagne : 78% de ceux qui se disent à gauche, 71% de ceux qui se positionnent très à gauche sont certains de se rendre aux urnes le 30 juin. En miroir, 93% des électeurs disposés à choisir les candidats du NFP déclarent être certains de leur choix. C’est 11 points de plus qu’à l’issue de la première semaine de campagne et absolument inédit pour une coalition montée en quelques jours, traversée par des forces centripètes et régulièrement mise au défi de prouver son enracinement républicain par ses adversaires.
Au-delà de prises de parole individuelles rencontrant un fort écho médiatique et de l’hésitation d’une partie de l’électorat du centre à voter en faveur d’une union associant LFI, la force de l’attachement des électeurs de toute la gauche à cette union, alimentée par l’adhésion à certaines grandes valeurs communes directement mises en cause par le projet de l’extrême droite, est avérée. La clarté du positionnement de Marine Tondelier et la capacité des Verts à taire leurs divergences d’appareil, le ralliement de personnalités de gauche modérée, au premier rang desquelles figurent la tête de liste des européennes Raphaël Gluksmann et l’ancien Président François Hollande, ont en outre progressivement conduit une partie des électeurs de centre gauche à apporter finalement leur soutien au NFP de préférence à la majorité présidentielle en faveur de laquelle ils avaient pu se mobiliser encore en 2022.
Par contraste avec la dynamique mobilisatrice de cette campagne qui profite donc avant tout au RN et au NPF, la position exclusivement défensive du Premier ministre capte, au-delà de ceux qui se satisfont du bilan gouvernemental et ont déjà soutenu la majorité aux européennes, des électeurs du centre qui s’y réfugient dans des proportions manifestement très insuffisantes pour inverser les résultats du scrutin. La perspective d’une continuité politique parait n’avoir suscité, dans cette campagne et contrairement aux attentes du Président actant la dissolution du parlement, qu’une remobilisation très mesurée et par défaut d’un électorat modéré plus âgé que la moyenne. Ensemble fera mieux sans doute que la liste de Valérie Hayer, mais insuffisamment pour entrevoir de gagner un nombre de sièges importants au soir du 7 juillet.
Dans une telle configuration, l’élection se jouera principalement au second tour. Sur le choix de s’abstenir ou de voter et bien évidemment sur le choix du bulletin de vote. Elle opposera, pour la victoire finale, dans la plupart des circonscriptions, les candidats du Nouveau Front Populaire à ceux du Rassemblement National. Mais ce sont bien les électeurs d’Ensemble qui auront la clef du scrutin entre leurs mains ou plus précisément entre leurs votes. Dimanche soir, si l’on en croit l’ensemble des sondages, ils découvriront que leur candidat, celui de l’ex-majorité présidentielle, est soit éliminé dès le premier tour, soit plus fréquemment encore qualifié, mais en troisième position dans une triangulaire qu’il a peu d’espoir de gagner. Que se passera-t-il alors ? Le candidat arrivé troisième fera-t-il le choix de se maintenir ou appellera-t-il à faire barrage à la vague RN ? Les études montrent que les électeurs du camp macroniste sont encore hésitants. En proportion, ils sont nettement plus nombreux à vouloir faire barrage au RN plutôt qu’à l’union de la gauche, contredisant en cela le principe d’équivalence entre les « extrêmes » qui a servi de base aux narratifs de campagne des candidats de l’ex-majorité présidentielle.
L’équation de ce second tour s’annonce donc relativement simple : soit les électeurs modérés feront le choix du barrage républicain et le RN n’aura pas de majorité au Parlement, soit ils ne mettront pas en œuvre ce vote stratégique de barrage et alors, très probablement, le pays aura une majorité RN le 7 juillet au soir. Rarement sans doute, le choix de s’abstenir ou de voter n’aura eu un tel impact dans l’histoire de notre République.