Chronique d’une grande crise
Le pari solitaire et inconsidéré d’Emmanuel Macron consistant à dissoudre l’assemblée nationale a créé une configuration qui semble déstabiliser la plupart des cadres d’analyse, qu’ils soient politiste, constitutionnaliste, sociologique ou économique. Cependant une mise en perspective historique livre les bases d’une certaine intelligibilité face à des processus trop rapidement qualifiés de chaotiques.

2017 : la victoire de l’audace face à l’effondrement des partis de gouvernement
L’incapacité de François Hollande à se présenter pour un second mandat présidentiel témoigne du délitement du système des partis. En effet, après l’échec de Nicolas Sarkozy pour les héritiers du gaullisme c’est au tour du Parti socialiste de montrer son incapacité à gérer le pays. Puisque droite puis gauche ont échoué, l’avenir est donc à un centre rassemblant les dirigeants raisonnables des deux traditions politiques. Telle est l’intuition d’un haut fonctionnaire un temps passé dans la haute finance, Emmanuel Macron. Son propre parti « En Marche », comme nouvelle expression des attentes des citoyens, alors même que le parti de François Bayrou était traditionnellement le défenseur d’une France gouvernée au centre. Le mérite d’Emmanuel Macron est d’attirer des personnalités non seulement de droite mais aussi du Parti socialiste, et surtout de trouver l’appui des milieux économiques influents.
Il est disruptif car ce n’est pas un politique, sa formation y compris d’apprenti philosophe lui confère une impressionnante maîtrise du discours qu’étend la formation d’énarque. Sa remarquable confiance en lui-même lui fait attribuer son surprenant succès à ses talents, sa virtu et pas du tout à la conjonction de circonstances exceptionnelles, la fortuna, au sens de Machiavel ? Aurait-il triomphé sans l’infortune de François Fillon et le désistement de François Bayrou ? Ce doute est vite oublié au profit de la célébration d’un Jupiter tout puissant.
Les promesses étaient de promouvoir une modernisation de l’économie (la France start-up), de répondre aux demandes des citoyens et donc d’enrayer la progression du Front devenu le Rassemblement national.
2024 : le tête-à-queue d’Emmanuel Macron
En juillet 2024 après le premier tour des élections législatives ces trois promesses ont été trahies. L’économie de l’offre a enrayé les tendances défavorables mais pas au point de pouvoir distribuer les dividendes d’une croissance retrouvée. Au contraire révoltes des gilets jaunes, puis des banlieues et luttes contre la réforme des retraites se sont opposées frontalement aux gouvernements successifs. Comme les forces de gauche ont été incapables de construire une nouvelle base sociale et électorale à partir de ces protestations, l’habileté de Marine Le Pen a été de se présenter comme réceptacle de ces protestations et de construire un parti susceptible d’accéder au pouvoir.
Ainsi, le vote RN pour les Européennes n’est pas la conséquence d’un brutal et irrationnel accès de colère – comme ce fut le cas en 2002 – ou d’une incompréhension liée à l’ignorance économique de la population – car c’est au contraire un appel à un changement de politique. Ce n’est pas la lecture d’Emmanuel Macron qui y voit l’occasion de renouveler son coup d’éclat de 2017 : appeler à des élections le rétablissant comme seul légitime et garant de l’ordre républicain et de la rationalité économique. Hélas dans l’arène électorale, c’est au tour de son parti, Renaissance, d’être pris en tenaille entre un RN en ascension et le sursaut des forces de gauche qui jouent leur avenir en se présentant comme un bloc alternatif. Après avoir détruit ou marginalisé la droite puis la gauche, voilà qu’Emmanuel a réduit à la portion congrue le centre. Jupiter s’est transformé en Terminator !
Une même illusion : le discours est performatif et change le cours de l’histoire
Une conception politique fort particulière est à l’origine de ces deux moments clés tout comme des décisions prises tout au long de sept années en réponse à l’opposition d’une partie des citoyens : la prise de parole du Président pour répondre aux gilets jaunes, aux révoltes des quartiers périphériques, aux manifestations contre le recul de l’âge de la retraite, plus récemment à la rébellion des paysans. Déclaration d’intention vaut action et l’application va de soi. Bref la parole d’Emmanuel Macron est performative : n’a-t-il pas crée ex nihilo son parti « En marche » ?
Au vu des résultats des élections européennes de juin 2024 qui enregistrent la percée du RN dans l’ensemble des circonscriptions et des catégories sociales, il est un domaine dans lequel la parole présidentielle est typiquement performative : la dissolution de l’Assemblée nationale. Hélas ce n’est en rien un moyen de regagner la confiance d’une majorité de citoyens. Au contraire, l’annonce dope l’espoir du RN qui enregistre un doublement de ses voix par rapport aux élections législatives de 2022 et précipite l’alliance électorale des partis de gauche dans le Nouveau Front Populaire.
En quelque sorte Emmanuel Macron joue le kairos contre le chronos à savoir l’aptitude à saisir l’opportunité et prendre la bonne décision au bon moment, à l’opposé du déterminisme que semblent impliquer les processus à l’œuvre par le passé. C’était pertinent en 2017 car le système des partis était en crise, mais plus en 2024 puisque s’est constitué un parti aspirant au pouvoir. De même l’argument « Moi ou le chaos ! » ne tient plus puisque c’est sa décision de dissolution qui l’a créé.
Un habitus disruptif, vecteur d’hubris et d’arrogance de classe
L’analyse pointe une responsabilité personnelle et particulière du président de la République : son Premier ministre, ses plus proches ministres, la présidente de l’Assemblée nationale ont tous exprimé leur opposition frontale à sa décision solitaire. Imagine-t-on les présidents Sarkozy ou Hollande prendre un tel risque ? D’où émerge une personnalité si hétéronome par rapport à la doxa politique ? Il n’est donc pas superflu de cerner comment elle s’est construite. D’abord par la pratique du théâtre comme art de la séduction, puis la fréquentation de la philosophie qui apprend à penser d’en haut, en surplomb des acteurs. Ensuite l’aptitude à briller lors d’un grand oral de type Sciences Po, puis la formation à la haute administration publique sont deux facteurs qui dotent Emmanuel Macron d’un savoir-faire certain. Il ne cessera de le mobiliser face aux assemblées citoyennes qu’il n’a cessé de convoquer au fil des crises qu’il a suscitées.
Commencer sa carrière au secrétariat de l’Élysée dote ce fils de la bourgeoisie provinciale d’un réseau de relations d’abord dans la politique puis les milieux économiques. Son passage dans la finance lui confère une aura de compétence économique et de savoir-faire en matière d’intermédiation entre privé et public. C’est une qualité que n’ont pas ses compétiteurs dans l’espace politique. En effet, articuler champs culturel, économique et politique est l’une des voies d’accès à une position de pouvoir. C’est donc un habitus fort original que s’est forgé Emmanuel Macron.
Telle est l’origine d’un hubris, associé à une belle l’arrogance de classe. Ne suffit-il pas de traverser la rue pour trouver un emploi ? La couverture sociale coûte un pognon fou ! Dans une gare ceux qui ont réussi et les autres ne coexistent-ils pas ? Il y avait bien longtemps qu’un dirigeant français n’avait pas affirmé une position aussi pro-business en faveur des riches. En contrepartie il ne faut pas s’étonner de l’impopularité du Président, voire de la rancœur qu’il suscite dans certains milieux. Ainsi s’est noué le drame qui aboutit à l’imbroglio actuel.
Le refus de la prise en compte de la perte de la majorité présidentielle depuis 2022
Le premier quinquennat bénéficie d’une large majorité à l’Assemblée nationale car les députés de « En marche et alliés » sont élus en masse et renouvellent ainsi le personnel politique grâce à l’étiquette de majorité présidentielle. La mise œuvre des réformes promises trouve donc un début d’application mais le projet bute dès 2018 sur l’irruption des protestations des gilets jaunes, les émeutes dans certains quartiers populaires puis la Covid en 2020. Ce sont ces évènements qui rythment la politique française et la succession des premiers ministres.
En 2022, dans la quête pour un second mandat présidentiel trouve sur son chemin non pas la gauche mais Marine Le Pen dont le parti, devenu Rassemblement national, a su capter le vote de certains des laissés pour compte de la déréglementation et la rationalisation des services publics au détriment des zones rurales ou en voie de désindustrialisation. À nouveau le choix des électeurs se résume entre le Président sortant et une extrême droite fort mal armée pour assurer le pouvoir au niveau de l’État.
Sa supériorité lui apparaît tellement évidente que le président oublie de se mobiliser en faveur de ses candidats. Ainsi un nombre inattendu de députés RN et des Insoumis entrent à l’Assemblée nationale, au point qu’il perd sa majorité. Tout se passe comme si Emmanuel Macron n’avait pas réalisé que l’onction de la présidentielle ne suffisait pas à surmonter le blocage parlementaire. Comme les stratégies visant d’abord à attirer des personnalités du parti des Républicains, puis à rechercher un accord avec une fraction des Républicains, échouent, le gouvernement est contraint de mobiliser toutes les ressources de la Constitution pour contourner l’absence de vote au Parlement, tout spécialement le 49.3.
Il en est ainsi pour les lois de finance mais aussi pour une réforme des retraites à laquelle s’oppose la plupart des corps intermédiaires et une large majorité des citoyens. Parallèlement, les nombreuses manifestations sont sévèrement encadrées voire réprimées car elles sont perçues comme des contestations de la légitimité démocratique dont le Président s’estime le seul détenteur.
L’excès de présidentialisme menace la constitution de la Ve République
C’est une invitation à passer du portrait psychologique d’Emmanuel Macron à son usage très vertical des pouvoirs que la constitution attribue au Président. Clairement la réforme de 1962 visait à assurer une primauté à l’exécutif par rapport au législatif. Pour autant, les responsabilités respectives étaient claires : au Président la fixation des orientations générales, au gouvernement la responsabilité de mise en œuvre la politique au jour le jour, division du travail d’autant plus facile que la majorité parlementaire était en accord avec le projet du Président.
Précisément un problème surgit avec la première cohabitation qui s’avère possible, ce qui témoigne de la résilience de la Constitution mais simultanément il apparaît que les compromis que suppose la cohabitation limitent la mise en œuvre des programmes présidentiels. Après discussions au sein de l’élite politique, il est acté que le septennat est raccourci à 5 ans et qu’une nouvelle Assemblée nationale sera élue dans la foulés de l’élection présidentielle.
De ce fait, intervient un premier changement majeur : c’est par rapport à l’élection présidentielle qu’ont à se déterminer les partis qui tendent à devenir des écuries en vue de gagner les élections présidentielles et non plus l’expression au niveau national de processus démocratiques locaux. La vie parlementaire s’est trouvée anémiée et cette tendance n’a cessé de s’approfondir au fil du temps. Un second changement intervient avec la création en 1972 du Front national puis sa lente mais permanente progression. De ce fait, à la traditionnelle opposition entre droite et gauche se superpose la position des partis traditionnels quant à la légitimité d’un mouvement qui conteste les lois républicaines. À ce titre, on ne saurait sous-estimer le coup de tonnerre que représenta la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle de 2002 et l’élimination du candidat de la gauche.
Depuis lors, les élections ont été structurées par la question de la légitimité ou non du parti d’extrême droite. Dès 2017 Emmanuel Macron gagne avec moins d’un quart des votes car au second tour l’électorat de gauche entend bloquer l’accès au pouvoir du RN. Hélas c’est vite oublié puisque Emmanuel ne cessera de se prévaloir d’un vote démocratique en faveur de ses réformes, ce qui est un sophisme. Ce grand écart par rapport à l’expression des choix des citoyens atteint son comble avec l’élection de 2022, qui n’était en rien un blanc sein en faveur par exemple d’une réforme des retraites.
Les conséquences sont dramatiques : en l’absence de majorité parlementaire et malgré l’ampleur et la durée des protestations dans les rues, divers dispositifs de la Constitution permettent de passer outre ces blocages à travers le 49.3, le recours à des décrets en lieu et place de lois, ou encore le renvoi d’une Première ministre, réputée incapable de remplir la tache fixée par le Président. C’est en fait sa responsabilité qui est engagée mais ce n’est pas prévu par la Constitution. En conséquence, il revient au Premier ministre d’assumer les fautes d’un Président inamovible pendant cinq ans.
Enfin alors que la décision de dissolution est encadrée par la nécessité de consultation du Premier ministre et des présidents du Sénat et de l’Assemblée, Emmanuel Macron n’a pas tenu compte de leur avis fortement défavorable et l’emporte une décision kamikaze, le tout au nom de la clarté démocratique. Par chance le ridicule ne tue pas, mais malheureusement c’est à la société à répondre à ce caprice narcissique. Dernière pirouette, le chaos à venir est attribué aux ennemis de la République alors que le Président en est d’ores et déjà l’auteur.
Ainsi quelle que soit la suite des évènements, la Cinquième République a montré tous ses défauts structurels, elle est mortelle car elle permet un exercice autocratique et solitaire du pouvoir, propriété spécialement dangereuse en ces temps troublés. De son côté, le système électoral uninominal à deux tours ne permet plus de répondre à la diversité des attentes des citoyens. La France est entrée dans une crise institutionnelle dont personne ne connaît l’issue. Merci l’artiste !
Le spectaculaire échec du macronisme
Il a échoué à un triple titre. Dans l’ordre économique, la start-up nation s’est limitée à un soutien aux entreprises qui a permis une réduction du chômage mais au prix d’une stagnation de la productivité puis de sa chute, ce qui hypothèque l’amélioration du niveau de vie. Donc blocage économique. Face aux difficultés que rencontrent les plus faibles, des aides massives ont été financées par l’endettement au détriment des investissements préparant l’avenir, sans pour autant faire émerger le bloc hégémonique qu’appelait « En marche ».
Aussi, explosions sociales à répétition et doutes des financiers sur la soutenabilité des finances publiques ont marqué le second mandat du Président. En conséquence tous les outils constitutionnels ont été mobilisés pour contourner cet échec, au point de faire douter de la légitimité démocratique, par exemple de la réforme des retraites. Donc crise politique puis constitutionnelle.
L’incapacité à promouvoir un cercle vertueux de croissance
Ce que nombre de commentateurs interprètent comme le résultat d’une mauvaise gestion des dépenses publiques et sociales tient en fait à l’incapacité du régime socioéconomique à faire croître la valeur ajoutée suffisamment rapidement pour répondre aux demandes des citoyens (niveau de vie, santé, éducation, logement). Certes près de 2 millions d’emploi ont été créés depuis 2017 mais depuis le Covid-19 ils ont été associés à une forte chute de la productivité, soit un blocage de l’amélioration du niveau de vie, sauf recours à l’endettement, au point d’inquiéter tant les marchés financiers que les autorités de Bruxelles.
Ce mal n’est pas que français car il est partagé par la plupart des membres de l’Union européenne. Par contraste, la Chine a su renouveler les rendements d’échelle dans certains secteurs émergents, concernant par exemple l’électrification, au point d’hypothéquer la réindustrialisation des autres pays et de favoriser des mesures de protection douanière. Les États-Unis prospèrent du fait d’une politique industrielle offensive et d’une abondante demande stimulée par le creusement du déficit public qu’autorise le statut du dollar.
En quelque sorte le vieux continent n’a plus le moyen de défendre ses formes de capitalisme fondées sur une couverture sociale étendue. Le capitalisme français à forte impulsion étatique s’avère l’un de ses maillons le plus faible. Cette caractérisation des enjeux économiques est tristement absente des programmes des trois blocs qui s’affrontent lors des élections du 7 juillet 2024. Ils se bornent à chiffrer – ou non – dépenses et recettes sans s’interroger sur leur impact sur le type de développement lui-même. Menaces écologiques et dangers de guerre définissent un lointain horizon qu’il conviendra de traiter une fois levées les multiples incertitudes du présent.
Une polarisation sociale sans précédent : la revanche des laissés pour compte
L’analyse a, jusqu’à présent, pointé la spécificité des processus qui conduisent à l’entrée de la société française dans une terra incognita, riche d’incertitudes qui bloquent tout retour à la normale. Or, le macronisme a dû faire face à des tendances communes à nombre d’autres sociétés. Le Brexit pointe, dès 2016, la brèche entre les gagnants et les perdants de l’internationalisation et de la réorientation des politiques économiques en faveur des entreprises et des financiers au détriment des demandes des citoyens en matière de protection sociale, de santé et de contrôle de l’immigration.
La présidence Trump prend acte de l’accroissement des inégalités du fait de la désindustrialisation et de l’envolée des revenus financiers alors que tendent à stagner les revenus du travail. Dans l’un et l’autre cas, cette polarisation socio-économique se projette territorialement en opposant grandes villes relativement prospères et villes en déclin et surtout zones rurales en détresse. C’est sur ce second terreau que se construit le succès de programmes politiques xénophobes, si ce n’est racistes, souverainistes, voire nationalistes qui défendent l’identité des citoyens de souche contre le cosmopolitisme qu’implique la croyance en les bienfaits de la globalisation.
On aura reconnu les deux axes stratégiques défendus avec constance par Emmanuel Macron : confiance en des mécanismes de marchés favorisant le capital d’une part, nécessité de réformes adaptant la société à la nouvelle donne internationale via une européanisation accélérée. À cet égard les élections européennes sont un test et une forme de référendum pour ou contre Macron. La catharsis que provoque la dissolution est d’autant plus violente que l’enjeu est de surmonter un réseau de contradictions qui ont mûri depuis au moins deux décennies.
L’inadéquation des programmes des trois blocs politiques
Il est aisé de comprendre pourquoi le bloc centriste a suscité deux mouvements centrifuges opposés.
Une première réaction à l’internationalisation et ses effets sur la désagrégation sociale consiste à défendre l’identité nationale, principe fondateur qui n’a pas varié depuis la fondation du Front national. Dans la mesure où le Parti socialiste et plus généralement la gauche ont abandonné la défense des travailleurs au profit d’alliances arc en ciel, Marine Le Pen s’est habilement convertie à leur défense, ce dont témoigne en 2024 la composition socio-économique de son électorat. Identité, souveraineté et pouvoir d’achat sont trois des raisons du vote pour le RN. Succès dans les urnes mais cohérence douteuse du régime fiscal et macroéconomique, bien qu’implicitement une alliance de fait avec les entrepreneurs soit à l’ordre du jour.
Quels peuvent être les facteurs de croissance, susceptibles de relever durablement la productivité, seul gage de l’amélioration du niveau de vie promise aux électeurs ? En quelque sorte un bloc culturellement hégémonique est à la portée du RN mais la seconde condition de viabilité, à savoir l’émergence d’un mode de développement centré sur la demande et les besoins domestiques n’est pas assurée. Telle serait l’une des faiblesses structurelles du scenario bâti sur un gouvernement à majorité RN, au-delà même des conflits récurrents au titre de la cohabitation avec le président de la République et des doutes des financiers internationaux quant à la soutenabilité de la dette.
La seconde réaction vise à restaurer le rôle de l’État dans l’activité économique à la place de mécanismes concurrentiels qui ont conduit à la désindustrialisation et la fracture sociale. Restauration des services publics de proximité, augmentation du salaire minimum, contrôle des prix, retour sur la réforme des retraites, augmentation des dépenses publiques avec taxation des plus riches sont autant de mesures destinées à construire un bloc de gauche, qui ressuscite les espérances d’un Nouveau Front Populaire. Le chiffrement du programme témoigne d’un certain réalisme, mais cette fuite en avant repose sur une approche keynésienne qui néglige de traiter de la faiblesse du système productif facteur d’une aggravation du déficit commercial, d’un attentisme des investissements directs. Sans même compter un conflit ouvert avec la Commission européenne. Ou encore un brutal et excessif relèvement de la prime de risque sur la dette publique.
Qui se souvient de l’issue du programme du Front Populaire – pierre blanche et marqueur de l’histoire sociale mais échec économique – ne peut qu’avoir un sombre pressentiment, d’autant plus que rôde le risque de guerre en Europe. De même on ne peut s’empêcher d’établir un parallèle avec le programme de l’Union de la gauche en 1981 : les décisions qui ont permis la constitution d’un bloc hégémonique de gauche butent très vite sur le hiatus entre le projet des transformations progressistes et les tendances adverses dans le reste du monde. D’autant plus que la France n’a jamais été aussi intégrée dans l’espace européen et soumise aux grands vents de la finance internationale. Comment expliquer ce passéisme des projets de la gauche ?
Face à ces deux impasses, ce qui survit du bloc macroniste peut une fois de plus penser que va triompher le cercle de la raison : une fois bloqué l’accès au pouvoir du RN, toutes les forces républicaines vont être contraintes de s’entendre pour former des alliances à géométrie variable, sujet par sujet. Soit la reprise sous une forme moins verticale du projet de 2017… qui vient d’échouer. À nouveau quelle arrogance de croire que les grands perdants des élections sont capables d’imposer leur plan à leurs vainqueurs. Au demeurant connaissent-ils l’arithmétique électorale : étant donné que, selon toute probabilité, RN et LFI vont avoir une majorité de blocage, quelles sont les chances d’un gouvernement de Front Républicain ? D’un gouvernement provisoire composé de technocrates ? Nulles ! On ne peut pas dire que la classe politique brille par son intelligence.
Une menace pour la construction européenne
Macron n’hésite pas à se contredire dans la conduite de sa politique intérieure. Au début du mois de juin 2024 il proposait « d’enjamber » les élections européennes car sans enjeu national, avant de considérer le contraire au vu des résultats et de déclencher l’ébranlement du système politique. Avant le premier tour des élections législatives, RN et NFP étaient présentés par le Président comme également dangereux pour la démocratie avant qu’il se ravise et tende la main à tous les défenseurs des valeurs républicaines pour bloquer le RN.
Par contraste les sept années au pouvoir ont manifesté une remarquable constance dans les propositions d’avancées institutionnelles majeures pour consolider l’Union européenne en réponse au basculement des relations internationales. Le brio des idées était loin d’emporter l’unanimité mais son implication était reconnue par les partenaires. Ce que venait tempérer la piètre performance économique française et son incapacité à satisfaire aux règles du jeu en matière de déficit et d’endettement publics.
La dissolution détruit brutalement sa crédibilité auprès la communauté internationale. Voilà que l’un des pays fondateurs de la construction européenne risque d’être gouverné par un parti qui de longue date lutte contre l’extension des compétences communautaires. À quelle position le conflit entre président et Premier ministre va-t-il aboutir ? Si le RN n’obtient pas la majorité, le blocage politique est lourd de conséquence, spécialement au moment où Victor Orban prend la présidence de l’UE, l’Allemagne enregistre la montée de l’AfD et la coalition au pouvoir perd les élections. L’héritage européen du président est en jeu, soit un dévastateur effet collatéral de la dissolution.
« L’Europe est mortelle » avait annoncé Emmanuel Macron pour galvaniser ses partenaires jugés trop timorés. Voilà que son insigne erreur fait de son pays un acteur des processus pouvant conduire à une telle issue.