Politique

L’ab-sens politique

Sémioticien

La dissolution a engagé une situation de crise politique qui s’accompagne d’une crise de sens. Quand les « signes politiques » voient leur signification établie soudain transgressée ou contredite, s’ouvre alors une crise de l’interprétation. Quand tout paraît renégociable dans le jeu des valeurs et des identités, c’est notre capacité à rendre signifiante une situation politique qui est menacée.

La pratique politique nous avait accoutumé à évaluer, en tant que citoyens et électeurs, les valeurs de vérité qui s’expriment dans les discours politiques. Il s’agissait pour chacun d’entre nous de statuer sur les valeurs de vraisemblance et/ou de sincérité de la parole politique au sens large.

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La situation engendrée par la dissolution est dangereuse à bien des égards, comme cela a été largement montré et commenté. Pour ce qui nous concerne, elle l’est aussi par le nouveau régime de sens qu’elle instaure – qui certes n’est pas né avec elle[1] – mais qu’elle libère pleinement. Ce régime, c’est celui de l’ab-sens politique.

Le préfixe « ab » signifie « loin de » ou « hors de » selon les cas. Ainsi, l’ab-sens serait une forme de « hors sens ». Si le langage et le sens nous instituent dans notre humanité, ce qui nous caractérise, plus précisément, c’est notre aptitude à participer au processus de signification. Processus par lequel des signes, émis par des instances individuelles ou collectives, produisent du sens à partir d’un acte d’interprétation par ceux qui les reçoivent. Et l’interprétation n’est possible que par la connaissance d’un système de code. C’est un ensemble de conventions qui permet d’associer à un « signifiant » – qui peut être un mot, une forme, un geste – un « signifié » c’est-à-dire une signification stabilisée. Le code, que l’on acquiert par expérience et apprentissage, est la condition pour que le monde autour de nous signifie.

La dissolution nous a plongé dans l’ab-sens politique. Un néologisme pour décrire une situation inédite où plus rien ne fait sens véritablement. Une situation qui ne peut se réduire à la seule confusion, impression grandissante produite par le champ politico-médiatique. Car comment faire lorsque les signes émis dans l’espace politique semblent découplés des significations stabilisées auxquelles ils correspondent habituellement ? Comment faire lorsqu’un « signe politique » voit sa signification correspondante distordue, transformée voire contredite ? C’est l’activité même d’interprétation qui est mise en péril, alors que c’est elle qui fait de nous des sujets politiques de plein exercice.

L’ab-sens se manifeste tout d’abord dans la scission et la renégociation de l’univers de valeurs associé aux « marques politiques ». Le signifiant « LR » se subdivise ainsi pour désigner désormais deux sens différents : un LR relevant de la coalition présidentielle (Renaissance, MoDem, Horizons), dont la signification politique reste la droite républicaine, et un autre LR, emmené par Éric Ciotti et appartenant désormais aux « extrêmes »… que le premier LR a pour objectif d’affronter.

Le même brouillage du processus d’interprétation politique est à l’œuvre dans la dissociation entre candidats, classe politique d’appartenance, et figure de référence, chargée de capital symbolique. C’est bien ce découplage qui brouille les représentations quand des députés sortants se présentent sous l’étiquette « union de la gauche » mais qu’ils refusent d’utiliser les signes d’identification du NFP. Tout comme les candidats du camp présidentiel, comme Clément Beaune ou Olivier Véran, dont l’image du président de la République a disparu des affiches de campagne.

L’incantation qui consiste à désigner constamment deux camps opposés comme deux « extrêmes » nous renvoie aussi dans un hors sens politique, qui pervertit l’acte d’interprétation. Car par ce coup de force discursif, on impose abusivement le même ensemble de significations associées par convention à « extrêmes », à deux réalités politiques bien différentes que sont le RN et ses associés récents et le NFP, et qu’il faut distinguer dans leur contenu : d’un côté, un groupe politique homogène, à l’unité établie autour d’une doctrine politique radicale et simplificatrice ; de l’autre, un groupe politique hétérogène, formée d’une multiplicité de sous-groupes à la doctrine composite, et dont le degré de radicalité (même s’il existe sur certains sujets), jugée en termes d’effets sur les existences, ne peut être comparable terme à terme.

La menace de l’ab-sens politique contamine les rôles institutionnels.

Cette capacité à établir des différences est en réalité capitale, car comme l’a montré le grand linguiste et sémiologue Ferdinand de Saussure[2], le sens naît de la différence entre les signifiants qui nous entourent. Le « chaud » prend son sens par son opposition au « froid », mais aussi dans sa relation avec le « tiède », qui établit un autre type de différence. C’est précisément cela que l’ab-sens neutralise, en nous refusant d’établir des différences pertinentes, nécessaires pour statuer sur la signification des discours, des positions et des images qui circulent.

La menace de l’ab-sens politique contamine les rôles institutionnels et les représentations stabilisées qui leur sont attachées. Que se passe-t-il lorsqu’un président de la République en exercice qualifie ainsi au lendemain de la dissolution l’acte politique qu’il vient de poser : « Je suis ravi. Je leur ai balancé ma grenade dégoupillée dans les jambes. Maintenant on va voir comment ils s’en sortent… » Il abolit soudainement le lien stable entre la magistrature suprême et les significations de gravité et de responsabilité qui lui sont associées dans l’imaginaire politique, en transformant un acte politique lourd de conséquences en geste d’espièglerie désinvolte. Pendant que dans un autre camp, un ancien président de la République – François Hollande –, inverse l’élévation de son statut institutionnel pour se présenter au bas de l’échelle politique, à la députation, après avoir assumé la plus haute fonction.

Même les chiffres n’échappent pas à cette dérive, et perdent la signification qu’on peut leur attribuer, comme le montre le chiffrage des programmes : « L’unité de mesure n’est plus le milliard d’euros, ni même la dizaine de milliards, mais la centaine de milliards. Majorité et oppositions se renvoient à la figure des chiffres à onze zéros qui donnent le tournis. » Valérie Rabault, député sortante socialiste du Tarn-et-Garonne, chiffre à 106 milliards d’euros le programme de la gauche, mais elle est contredite par son propre camp. Alors que les macronistes établissent pour ce même programme la valeur de 287 milliards d’euros… Dans de telles conditions, comment statuer sur la valeur économique de ces programmes si l’on ne peut pas attribuer un sens aux différences entre ces montants ?

La contagion de l’ab-sens finit par s’étendre à des figures-symboles de notre société, qui jouent un rôle de repère dans l’assignation stable des valeurs de signification politiques. Prenons d’abord un contre-exemple. Quand Éric Ciotti rejoint le RN et quand Marion Maréchal quitte Reconquête ! pour le RN, cela peut s’interpréter comme une classique renégociation des valeurs individuelles de l’acteur par rapport à un collectif, dans une logique de calcul qui « fait sens » au sein de l’univers de valeurs du politique.

Mais plus problématique est l’interprétation de la déclaration de Serge Klarsfeld, indiquant son intention de voter pour le RN en cas d’affrontement avec le NFP. Déclaration qui a pu être présentée de manière réductrice comme un soutien direct au parti de Marine Le Pen, alors qu’elle est relative aux positions considérées comme antisémites de certains leaders du NFP. Se propage alors dans la sphère du sens public un éclatement de significations établies de longue date.

Une figure-symbole incontestée de la lutte contre le nazisme, par extension étroitement assimilée à la négation des régimes autoritaires et à l’affirmation des libertés, soudain associée à un « signifiant politique » qui contredit ces significations. Une inversion des valeurs presque transgressive qui apparaît comme une syncope politique, rendant encore plus incertaine et inquiète l’interprétation du discours politico-médiatique dont la circulation amplifie les effets[3].

Dans ces jours d’incandescence et d’incertitude, l’ab-sens nous guette et se répand. Elle est cette transgression permanente du processus par lequel nous assignons un sens, une valeur à un mot, un objet, une entité collective. Elle est ce moment où le codage nécessaire à l’interprétation ne permet plus de produire des représentations stabilisées, et fait obstacle à la construction de sens commun. Elle nous confronte à un « seuil d’insignifiance », obstacle redoutable lorsque l’acte d’interprétation est plus que jamais crucial pour établir des différences, désambigüiser et éclairer nos décisions. Quand les différences ne font plus sens, que chacun brouille les représentations établies, la menace d’indistinction gagne et on sait qu’elle se résout inévitablement dans la violence[4].


[1] Nous faisons ici référence à ce qu’on peut appeler la « plateformisation » de la vie médiatique, marquée par des effets d’accélération et d’amplification. Voir Dominique Boullier, Propagations. Un nouveau paradigme pour les sciences sociales, Paris, Armand Colin, 2023 ; Bertin, Éric et Granier, Jean-Maxence, Médias hybrides (direction du dossier), Esprit, septembre 2022.

[2] Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1972 (réed.)

[3] Bertin, Éric et Granier, Jean-Maxence, L’âge de la polémique. Métamorphoses de l’espace du débat, in Médias hybrides, Bertin et Granier (dir.) – Esprit, septembre 2022, n° 489

[4] René Girard, La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972.

Éric Bertin

Sémioticien, Maître de conférences à l'université de Limoges et Sciences Po

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Notes

[1] Nous faisons ici référence à ce qu’on peut appeler la « plateformisation » de la vie médiatique, marquée par des effets d’accélération et d’amplification. Voir Dominique Boullier, Propagations. Un nouveau paradigme pour les sciences sociales, Paris, Armand Colin, 2023 ; Bertin, Éric et Granier, Jean-Maxence, Médias hybrides (direction du dossier), Esprit, septembre 2022.

[2] Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1972 (réed.)

[3] Bertin, Éric et Granier, Jean-Maxence, L’âge de la polémique. Métamorphoses de l’espace du débat, in Médias hybrides, Bertin et Granier (dir.) – Esprit, septembre 2022, n° 489

[4] René Girard, La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972.