Politique

Les leçons constitutionnelles du « moment politique »

Juriste

Quelle que soit l’issue de cette séquence politique, elle met en pleine lumière les défauts de construction jusque-là cachés de la Constitution de la Ve République et invite à une réflexion constitutionnelle pour lever l’équivoque de la dyarchie de l’exécutif, renforcer la garantie des droits et faire du citoyen un majeur constitutionnel.

À 65 ans, la Constitution est peut-être à la veille de son ultime épreuve. En 1974, certains pensaient que, faite par de Gaulle pour le parti gaulliste, elle ne résisterait pas à l’accession à l’Élysée du centriste Giscard d’Estaing. En 1981, la victoire de l’auteur du Coup d’État permanent et l’installation de la gauche au Palais Bourbon devaient signer la fin de la Ve République.

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En 1986, La perspective d’une cohabitation entre un président de gauche et une majorité parlementaire de droite était attendue comme « l’heure de vérité » pour la continuité du régime politique. Et, tranquillement, la Constitution a survécu à toutes ces épreuves : la petite alternance avec un président centriste (1974-1981), la grande alternance avec une majorité présidentielle et parlementaire de gauche (1981-1986 et 1988-1993), la cohabitation entre un président de gauche et une Assemblée nationale de droite (1986-1988 ; 1993-1995) et entre un président de droite et une Assemblée de gauche (1997-2002).

Il lui manquait de connaître une épreuve, celle où les élections législatives ne dégageraient aucune majorité absolue en faveur d’un parti ou d’une alliance de partis mais des minorités se trouvant chacune très loin d’avoir seule la majorité absolue. Quelle que soit l’issue de cette séquence politique, elle met en pleine lumière les défauts de construction jusque-là cachés de la Constitution de la Ve République et invite à une réflexion constitutionnelle pour lever l’équivoque de la dyarchie de l’exécutif, renforcer la garantie des droits et faire du citoyen un majeur constitutionnel.

Lever l’équivoque constitutionnelle

Dans sa lettre aux Français du 10 juillet 2024, le président de la République constate qu’aucune force politique n’obtient seule une majorité suffisante pour gouverner et que les blocs qui ressortent des élections législatives anticipées sont tous minoritaires. Et sur la base de ce constat – qui n’est pas faux – il demande aux « forces politiques se reconnaissant dans les institutions républicaines, l’État de droit, le parlementarisme, une orientation européenne et la défense de l’indépendance française, d’engager un dialogue sincère et loyal pour bâtir une majorité solide, nécessairement plurielle, pour le pays ». Et, conclut-il, le Premier ministre qu’il nommera incarnera l’accord réalisé entre les groupes parlementaires.

Beaucoup ont dénoncé dans cette lettre une trahison de l’esprit de la Constitution ou encore un coup de force présidentiel niant le résultat des élections. Elle s’inscrit pourtant dans la logique parlementaire qui est celle de la Constitution de 1958. Sans doute la révision de 1962 instaurant l’élection du président au suffrage universel a pu faire croire que la Ve République avait basculé dans un système présidentiel. Mais ce mode de désignation n’en fait pas mécaniquement un président-gouvernant : au Portugal, en Autriche, en Roumanie, en Finlande ou en Pologne, le président élu par le peuple ne gouverne pas.

L’exception française tient à la fois à la personnalité du premier président – de Gaulle –, aux circonstances exceptionnelles de la guerre d’Algérie et, à partir de 1962, à l’existence d’une majorité absolue de députés ayant fait allégeance au président. La révision de 1962 n’a pas effacé la structure fondamentale de la Constitution qui est et reste parlementaire : un Premier ministre qui détermine et conduit la politique de la Nation et qui est, pour cette raison, responsable devant l’Assemblée nationale qui peut le renverser en votant une motion de censure. François Mitterrand l’avait parfaitement compris qui, aussitôt élu en mai 1981, dissout l’Assemblée nationale et appelle les électeurs à envoyer une majorité socialiste sans laquelle il n’aurait pu gouverner. La contre-épreuve est celle de Giscard d’Estaing qui faute d’avoir dissous l’Assemblée nationale après son élection en mai 1974 s’est trouvé minoritaire dans une majorité parlementaire dominée par les chiraquiens. Ou encore celle de Chirac qui, ayant perdu les élections législatives anticipées en 1997, a dû laisser gouverner celui qui avait obtenu une majorité absolue, Lionel Jospin.

Ainsi, depuis 1958, cette dualité constitutionnelle produit une dyarchie au sommet de l’État. Quoi qu’en ait dit de Gaulle en 1964, elle a toujours existé. Une dyarchie douce ou conflictuelle, apaisée ou violente, égale ou inégale mais une dyarchie où président et Premier ministre sont toujours en concurrence, où l’un et l’autre cherchent constamment à redéfinir à son profit le champ de ses compétences : Pompidou/de Gaulle en 1968, Pompidou/Chaban en 1972, Giscard/Chirac en 1976, Mitterrand/Chirac en 1986, Mitterrand/Rocard en 1991, Sarkozy/Fillon en 2010, Hollande/Valls en 2015, Macron/Philippe en 2020 et Macron/Attal en 2024.

La dyarchie ne tient pas à la couleur politique des acteurs – droite ou gauche – ni à la situation politique – cohabitation ou concordance des majorités présidentielle et parlementaire. Elle est structurelle, elle tient à l’incompatibilité entre un président « modèle présidentiel » et un Premier ministre « modèle parlementaire » ; très précisément, à l’incompatibilité entre un président qui gouverne élu par le peuple et un Premier ministre qui est responsable de sa politique devant les députés élus par le peuple.

Cette incompatibilité éclate depuis les résultats du 7 juillet 2024. En 1981, quand Mitterrand dissout, il « reçoit » une majorité absolue et peut donc nommer Premier ministre un membre de cette majorité. De même, quand Chirac dissout en 1997, il « reçoit » une majorité absolue sans doute contraire à ses opinions mais il peut nommer Premier ministre le chef de cette nouvelle majorité. En 2024, le président n’a pas reçu une majorité absolue mais des minorités, chacune loin de la majorité absolue.

Dès lors, il se trouve dans la position d’un chef d’État en régime parlementaire qui doit inviter les groupes parlementaires à construire une coalition et attendre les résultats de leur discussion pour nommer un Premier ministre assuré de ne pas avoir une majorité absolue contre lui. Tel est le sens de la lettre d’Emmanuel Macron qui peut surprendre au regard de sa pratique antérieure des institutions mais que la situation parlementaire lui contraint d’adopter.

Cette expérience devrait conduire à clarifier la répartition des pouvoirs au sein de l’exécutif en levant l’équivoque de la dyarchie et affirmant la primauté du Premier ministre dans la détermination et la conduite des affaires du pays. Nul besoin de supprimer l’élection populaire du président de la République : au Portugal, en Finlande, en Irlande, en Roumanie, en Pologne, en Autriche, l’élection présidentielle n’a pas produit la primauté présidentielle, le président est élu mais c’est le premier ministre qui gouverne. Pour faire basculer le pouvoir sur la seule tête du premier ministre, la Constitution devra disposer que le conseil des ministres est présidé par le premier ministre et se tient à Matignon.

Mis hors du lieu où se détermine chaque semaine la politique du pays, le président glissera progressivement vers une magistrature morale assurant la stabilité des institutions puisque, ne gouvernant plus, il ne sera pas touché par une censure du gouvernement ou une dissolution. La fonction présidentielle ainsi désactivée, Matignon deviendra le seul lieu où se détermine la politique du pays et par conséquent les élections législatives le seul enjeu de la compétition démocratique.

Renforcer la garantie des droits

Candidat – battu – du Rassemblement national aux élections législatives des 30 juin et 7 juillet, Pierre Gentillet déclarait tranquillement que « à la condition de mettre au pas le Conseil constitutionnel, nous pourrons tout faire ». Pas faux ! Une Constitution n’est pas seulement un texte qui distribue les pouvoirs entre plusieurs institutions – l’Élysée, Matignon, le Palais Bourbon, le Palais du Luxembourg… – et organise leurs relations. Elle est aussi ce texte qui énonce les droits, les libertés et les principes qui disent ce qu’un pays est et veut être, qui font l’identité politique d’un pays. Et « font » au sens fort du terme. Ce n’est pas seulement dans les mots que nous pensons, pour reprendre Hegel, c’est aussi dans les mots que nous existons et, ici, dans les mots de la Constitution que nous existons comme citoyens.

Cette part du droit et en particulier de la Constitution dans la construction d’une société politique, dans la production d’un vivre-ensemble social est souvent négligé. Autant il est convenu de reconnaître la part de l’économie, de l’histoire, de la sociologie, de la religion, autant il est plus difficile d’admettre et même de penser à une part possible du droit dans ce travail politique. Il vient après, dit-on, une fois que tout est terminé, pour mettre en ordre et offrir un discours de légitimation. Et pourtant, même si un juriste doit comme tout un chacun se méfier de son arrière-boutique disait Montaigne, il faut reconnaître au Droit, avec Bourdieu qui ne l’aimait pas beaucoup, « une force propre qui est d’instituer, c’est-à-dire, de faire exister, de donner vie à ce qu’il nomme »[1].

Comme le miroir donne à la Reine qui l’interroge son identité, la Constitution est ce miroir magique qui dit et fait en même temps le citoyen en énonçant les droits qui le constituent ainsi[2]. Pour décaler la célèbre proposition de Simone de Beauvoir, « on ne nait pas citoyen, on le devient ». Et on le devient par le geste constituant. La Constitution est cette scène symbolique qui offre aux hommes la possibilité de « sortir » de leurs déterminations sociales, de ne plus se voir dans leurs différences sociales mais de se représenter comme des êtres de droit égaux entre eux.

L’extrême droite mais aussi une partie de la droite ont bien compris cette dimension performative de la Constitution. Conscients qu’une grande partie de leur programme législatif – suppression du droit du sol, préférence nationale, privatisation de l’audiovisuel… – heurtent directement les droits et principes constitutionnels, ils ont annoncé vouloir réviser la Constitution. Et en premier lieu de s’attaquer au Conseil constitutionnel parce que, précisément, il est en charge de veiller au respect des droits et libertés que la Constitution garantit.

Faire ainsi du Conseil constitutionnel la cible est à la fois facile et dangereux. Facile parce que le mode de nomination des juges constitutionnels, l’organisation du Conseil et la motivation lapidaire de ses décisions méritent la critique. Mais dangereux parce que le contrôle de constitutionnalité est un élément consubstantiel à la philosophie politique démocratique. Il convient donc de penser non une diminution et encore moins une suppression du Conseil constitutionnel mais une refondation qui achève sa mue juridictionnelle pour en faire une véritable Cour constitutionnelle.

Il en va de la qualité démocratique des lois puisqu’il ne suffit plus qu’elles soient votées pour exprimer la volonté générale, il faut encore qu’elles respectent la Constitution. L’organe chargé de cette compétence – la Cour constitutionnelle – doit donc satisfaire dans sa composition et son mode de fonctionnement aux principes d’indépendance et d’impartialité. La Justice a toujours été un « marqueur » de la démocratie. Les sociétés sont sorties de la barbarie lorsqu’elles ont abandonné le lynchage pour la justice ; les sociétés sont entrées dans l’ère démocratique lorsqu’elles ont posé les règles du procès équitable et du tribunal neutre et impartial ; les sociétés sortent de l’univers démocratique lorsqu’elles réduisent l’indépendance de la Justice.

Faire du citoyen un majeur constitutionnel

Depuis 1789, tous les régimes politiques fonctionnent sur le principe clairement énoncé par Sieyès : « Les citoyens, déclare l’abbé le 7 septembre 1789, qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi ; ils n’ont pas de volontés particulières à imposer. S’ils dictaient des volontés, la France ne serait plus cet État représentatif ; ce serait un État démocratique. Le peuple, je le répète, dans un pays qui n’est pas une démocratie (et la France ne saurait l’être), le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants. »[3] « Au nom de… » reste la règle grammaticale fondamentale de la forme représentative du gouvernement des sociétés politiques.

Or, il advient toujours un moment où ceux au nom desquels « on » parle, « on » pense et « on » décide entrent en rébellion ouverte contre les portes-paroles institués. « On » ne gouverne pas impunément « au nom de ». Le peuple est à la fois le référent du système représentatif et sa ligne de faille dans la mesure où il peut à tout moment faire irruption, soulever l’écorce représentative en affirmant que ses attentes, ses préoccupations, ses volontés ne sont pas celles que les représentants lui attribuent. Quand une telle situation se produit, quand le système représentatif est nu, l’expression qui, comme par hasard, s’impose sous la plume est celle de « tremblement de terre » ou de « séisme politique ». C’est le moment « gilet jaune ». Le système représentatif dysfonctionne ; le lien représentatif a disjoncté : les représentés ne se « voient » plus dans le corps de leurs représentants, ne « s’entendent » plus dans leurs voix, ne se « reconnaissent » plus dans leurs décisions et les représentants ne regardent plus, n’écoutent plus, ne connaissent plus celles et ceux qu’ils sont censés représenter.

Le système libéral a détruit la figure du citoyen et a inventé à la place celle des « gens » sur laquelle s’appuie les populistes. Ce qui se passe aujourd’hui avec le moment « gilet jaune » c’est la reconquête par les « gens » de leur qualité de « citoyen ». Jusqu’alors ils étaient silencieux, souffrant chacun chez soi, dans l’espace privé, de leur galère, de leurs humiliations, de leur déclassement. Et puis, ils sont sortis de chez eux, ils se sont parlé sur les ronds-points, ils ont partagé leurs souffrances, ils les ont rendues publiques et par ce geste, par ce passage de l’espace privé à l’espace public ils sont passés de « gens » à « citoyen ». Or, quand une population se transforme en peuple, quand des individus se transforment en citoyens, la question de la légitimité des institutions qui les maintenaient hors de la citoyenneté est posée. Elle l’a été en 1789 ; elle l’a été en 1848 ; elle l’est aujourd’hui.

Et du moment « gilet jaune » émerge un autre principe de légitimité, celui de l’action continue des citoyens, en dehors des dimanches électoraux tous les cinq ans, sur les affaires de l’État, de leur région, de leur commune, de leur profession, de l’Europe, du Monde pour construire le commun des peuples et non l’isolement des peuples. Ce qui se joue dans la société civile c’est l’expérience de la solidarité, de l’entraide, de l’interdépendance, de la coopération qui sont autant de valeurs en rupture avec celles imposées par le système libéral. Ce moment « gilet jaune » implique une révolution culturelle : affirmer la compétence politique, la compétence normative des citoyens.

Nul besoin pour cela d’aller chercher très loin un fondement à cette revendication. Il suffit de se référer à l’article 6 de la Déclaration de 1789 qui affirme que « tous les citoyens ont le droit de concourir personnellement ou par leurs représentants à la formation de la loi ». « Personnellement » ! Cet adverbe a été opportunément oublié depuis deux siècles et il convient aujourd’hui de l’activer. Par exemple en inscrivant dans la Constitution à l’article 39 que « les projets et propositions de lois sont délibérés en conseil des ministres après avoir été délibérés dans les assemblées primaires de citoyens réunies par les députés dans le cadre de leur circonscription ».

Par exemple en ajoutant toujours à l’article 39 que « l’initiative des lois appartient concurremment au Premier ministre, aux membres du Parlement et aux citoyens sur la base, dans ce dernier cas, d’une pétition soutenue par un million d’électeurs répartis dans cinquante départements ». Par exemple encore en instaurant l’obligation de réunir une convention de citoyens tirés au sort sur les domaines relevant de l’article 34 avant que ne soit déposé un projet ou une proposition de loi.

Même s’il ne relève pas du domaine constitutionnel, le mode de scrutin devrait être modifié et rapidement. Les élections de 2024 ont montré les effets pervers sur scrutin majoritaire à deux tours qui provoquent des rassemblements artificiels, des ententes impossibles voire des collusions et des marchandages, fabrique des alliances subies et donc illusoires et trompeuses pour le peuple. À l’inverse, le scrutin proportionnel produit des alliances voulues puisque, n’étant pas imposées par la technique électorale, elles sont construites par le politique, par le constat de convergences, par la discussion et l’accord sur un programme de gouvernement.

Il est encore une qualité incontestée du scrutin proportionnel qui est de favoriser le débat et la délibération politique alors que la figure du « député godillot » est la conséquence nécessaire du scrutin majoritaire. Reconnectée par le scrutin proportionnel à la diversité politique de la société qui pourra ainsi s’y reconnaître, l’Assemblée nationale retrouvera la confiance des citoyens et avec elle la légitimité et l’autorité nécessaires à son positionnement au centre de l’espace politique. Ouverte sur la société, elle portera et fera vivre dans cet espace le pluralisme politique qui ne restera plus bloqué aux portes de l’État.

De même que la forme capitaliste de l’économie n’a pas besoin de citoyen mais de travailleur-consommateur, la forme représentative de la démocratie n’en a pas davantage besoin : l’électeur lui suffit. La révision constitutionnelle qui s’impose au sortir de cette séquence politique doit avoir pour objet premier de faire entrer le citoyen dans la sphère de production des lois et des politiques publiques.


[1] Pierre Bourdieu, « La force du Droit », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 64, septembre 1986.

[2] Ce pourquoi certains membres de l’Assemblée constituante n’étaient pas favorables à la rédaction de cette Déclaration qui, selon eux, comportait le risque de voir désormais les « gens » se comporter conformément à l’identité qu’elle leur donnait…

[3] Sieyès, « Sur l’organisation du pouvoir législatif et la sanction royale », dans Les orateurs de la Révolution française, La Pléiade, 1989, p. 1026-1027.

Dominique Rousseau

Juriste, Professeur émérite de droit public à l'Université Paris 1 Panthéon Sorbonne,Directeur de l'Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne

Notes

[1] Pierre Bourdieu, « La force du Droit », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 64, septembre 1986.

[2] Ce pourquoi certains membres de l’Assemblée constituante n’étaient pas favorables à la rédaction de cette Déclaration qui, selon eux, comportait le risque de voir désormais les « gens » se comporter conformément à l’identité qu’elle leur donnait…

[3] Sieyès, « Sur l’organisation du pouvoir législatif et la sanction royale », dans Les orateurs de la Révolution française, La Pléiade, 1989, p. 1026-1027.