Turban des Sikhs en Grande-Bretagne et hijab des musulmanes en France
Derrière ce qui apparaît comme une dichotomie facile opposant un « nous » républicain et hexagonal à un « eux » « anglo-saxon » et multiculturel se dessinent des trajectoires nationales, coloniales et post-coloniales complexes.
Au milieu des années 1960, le turban sikh a failli être constitué en problème public par un courant politique assimilationniste de l’autre côté de la Manche, mais il ne l’a finalement jamais vraiment été. A contrario, les controverses sur « le voile » en France ont commencé à occuper le terrain politique et médiatique à la fin des années 1980, engluant la république dans une spirale d’interdiction dont elle ne semble jamais sortir, même pendant le deuxième mandat Macron, soit près de trente-cinq années après la première « affaire du voile » au collège Gabriel Havez de Creil (1989).
Conducteurs de bus enturbannés
On est en 1967 à Wolverhampton, au nord-ouest de Birmingham. Dans cette ville industrielle, d’où l’élu conservateur Enoch Powell allait lancer une vaste campagne anti-immigration sur laquelle je reviendrai, un certain nombre d’immigrés Sikhs travaillent dans des usines ou conduisent des bus. Ces derniers sont très visibles de milliers de citoyens britanniques blancs, qui fréquentent quotidiennement les transports en commun.
Tarsem Sandhu est un de ces bus drivers. En juin 1967, après avoir été malade pendant trois semaines, ce jeune homme de 23 ans retourne au travail en portant un turban et en s’étant laissé pousser la barbe[1]. Pendant son arrêt, il a décidé d’opérer un virage personnel, l’ancrant davantage dans sa religion d’origine, et l’amenant à respecter les cinq piliers du Sikhisme, qu’on appelle souvent « les cinq K ». Le Kesh est l’un de ces préceptes cardinaux, qui suppose de ne pas se couper les cheveux ou les poils du corps, et de se nouer les cheveux[2]. Et c’est ce précepte du Kesh qui est au cœur du versant anglais de cet article.
Dans la ville des Midlands, la régie des transports publics exige des chauffeurs de bus qu’ils se rasent, et très vite le turban est pointé du doigt pour son « incompatibilité avec les coutumes britanniques », à un moment de transition politique où des approches assimilationnistes puissamment ancrées sont concurrencées par une vision multiculturelle – on dit à l’époque « multiraciale » (multiracial) – poussée activement par des ministres travaillistes, comme Roy Jenkins. Des controverses analogues éclatent également à Bristol ou Londres.
Le fief d’un certain Enoch Powell
La spécificité de Wolverhampton : Enoch Powell, populiste conservateur, était un des deux élus de la ville à la chambre des Communes. Et c’est peu dire que son discours violemment anti-immigration du 20 avril 1968 a eu un retentissement national, faisant de lui, du jour au lendemain, le héraut du « grand remplacement ». Cette expression est utilisée à dessein : Renaud Camus lui-même, en France, a toujours été très influencé par ce populiste anglais, allant jusqu’à préfacer une traduction publiée du discours de Powell.
Le discours de Powell est souvent invoqué à travers ses passages les plus cyniquement accrocheurs et provocateurs. Ce faisant, la mémoire collective outre-Manche en a oublié des pans importants. L’un d’entre eux porte sur les Sikhs, justement : Powell y cite longuement John Stonehouse, un travailliste occupant à plusieurs reprises des fonctions de ministres dans des cabinets subalternes. Ceci a permis à Powell d’insister sur l’existence d’un consensus bipartisan portant sur l’incongruité vestimentaire, et sur les exigences inacceptables, d’un groupe immigré « ne voulant pas s’intégrer » (au sens de « s’assimiler »).
Voici la citation de Stonehouse dans le discours de Powell : « La campagne des Sikhs pour préserver des coutumes qui n’ont pas leur place en Grande-Bretagne est déplorable. En travaillant en Grande-Bretagne, et notamment pour des services publics, ils devraient être disposés à respecter les termes et conditions de leur contrat de travail. Prétendre à des droits communautaires spécifiques (peut-être devrait-on dire des rites[3] communautaires spécifiques?) produit une fragmentation dangereuse du tissu social. »
Cette citation est décisive en ce qu’elle révèle à un certain lectorat français habitué des sorties simplistes et déterministes sur « le multiculturalisme anglo-saxon » que, jusqu’au milieu ou la fin des années 1960 au moins, une approche politique assimilationniste était largement de mise, incluant un certain nombre de travaillistes.
Néanmoins, sur le terrain, les élus locaux, les régies de quelques transports publics et les syndicats font face à une détermination sikhe extraordinaire. En février 1968, quelque 5000 Sikhs manifestent à Wolverhampton pour le port du turban. Un chauffeur de bus de 63 ans, Sohan Singh Jolly, menace de s’immoler par le feu s’il n’obtient pas gain de cause sur le turban et, très vite, une quinzaine de chauffeurs lui emboîtent le pas[4]. Face à l’urgence, le syndicat des transports publics du district organise une consultation de son personnel : sur 900 personnes environ, seules 578 personnes participent. 336 sont en faveur de la réintégration du jeune chauffeur de bus enturbanné, 204 contre. Ces résultats sont d’autant plus instructifs que la direction syndicale a fait connaître sa désapprobation du port du turban[5]. Au final, le chauffeur est réintégré, entérinant de facto le droit de porter le turban, conformément au souhait du gouvernement travailliste d’Harold Wilson. Ce droit n’a jamais vraiment été remis en question depuis lors, même pendant la décennie Thatcher.
Le Punjab et les guerres mondiales
Détour par Boulogne-sur-Mer. Là-bas, on trouve le cimetière militaire de Meerut. Cet espace mémoriel commémore la participation de 279 Indiens à la Grande Guerre, dont beaucoup de Sikhs. Car, de fait, la participation sikhe à l’effort de guerre en 1914-1918 mais aussi 1939-1945 a été massive, avec près de 1,2 million d’Indiens venus grossir les rangs des soldats britanniques sur le front de l’ouest pendant ladite « Grande Guerre ». Il existe dans le Punjab, pour diverses raisons, une forte tradition militaire[6]. Et, de la même façon qu’on trouvait des Sikhs dans les tranchées à Ypres ou du côté d’Amiens en 1914-1918, des Sikhs conduisaient des jeeps ou des tanks contre les forces de l’Axe en 1939-1945. C’est précisément ce cadre mémoriel qui a servi d’argument au final irréfragable pour les Sikhs voulant porter leur turban au volant des bus de Bristol, Londres ou Wolverhampton. Très souvent, il a en effet été argué : « Si ça ne posait aucun problème aux Britanniques qu’on porte un turban pour conduire leurs chars pendant la guerre, pourquoi alors notre turban poserait problème maintenant qu’on conduit leurs bus en Angleterre ? ».
J’ai montré dans un ouvrage en anglais que dans les lettres d’opposition à Enoch Powell, très minoritaires (10 % environ) au milieu d’un tsunami de soutien épistolaire fin avril 1968, cet argument revenait fréquemment, tant chez des Britanniques blancs que chez des associations communautaires sikhes. Une femme de Maidenhead (Berkshire) s’est par exemple fendue de cette remarque à l’ironie évoquant Swift : « Si, au moins, nous avions forcé les soldats sikhs dans notre armée à porter des bons vieux bérets anglais, ces Sikhs ne causeraient plus trop de problèmes aujourd’hui aux compagnies de bus ! »[7]. Et cet argument est d’autant plus décisif que, contrairement à l’embarras français autour de Vichy, la Grande-Bretagne d’après 1945 s’est reconstruite sur la base d’une fierté nationale de la résistance à l’Allemagne nazie, fierté largement « blanche » d’ailleurs.
Turban symbole de loyauté militaire, voile symbole de sédition politique
On ne peut donc comprendre l’énorme hiatus franco-britannique analysé ici sans prendre en compte la centralité de ce cadre mémoriel. Celui-ci s’ajoute au laisser-faire religieux d’un État britannique non-laïc, et à la tradition politique libérale britannique, celle de Locke ou de J. S. Mill, qu’on opposera volontiers à l’assimilationnisme et l’universalisme républicain hérité de la IIIe République.
Si le turban a pu servir de symbole de la loyauté sikhe à l’armée de l’Empire colonial contre l’Allemagne, le voile a de son côté été largement construit politiquement comme un symbole de sédition nationaliste algérienne[8]. Pour s’en convaincre, il n’est que de piocher dans des extraits du premier chapitre (« L’Algérie se dévoile ») de L’An V de la révolution algérienne, ouvrage anti-colonial classique de Frantz Fanon sorti en 1959. D’abord, Fanon cite cette note administrative coloniale : « Si nous voulons frapper la société algérienne dans sa contexture, dans ses facultés de résistance, il nous faut d’abord conquérir les femmes ; il faut que nous allions les chercher derrière le voile où elles se dissimulent et dans les maisons où l’homme les cache ». D’où ce commentaire de l’auteur des Damnés de la terre : « Cette femme qui voit sans être vue frustre le colonisateur. Il n’y a pas réciprocité. Elle ne se livre pas, ne se donne pas, ne s’offre pas ».
D’une certaine manière, le voile constitue une synecdoque insaisissable et individuelle de ce que Fanon appelle « le manteau protecteur de la Kasbah », cet espace urbain où se joue la lutte contre la domination coloniale. En effet, en tant que « maillon, essentiel quelquefois, de la machine révolutionnaire », la femme algérienne utilise fréquemment son voile pour cacher des armes, des messages, des outils divers.
Dans le texte fanonien, on voit très bien à quel point le voile cristallise la volonté de discipliner les corps des colonisées, d’imposer ce que Michel Foucault aurait appelé une « gouvernementalité » des femmes, qui est révélée dans ses pires aspects à travers la guerre : « la femme algérienne est au cœur du combat. Arrêtée, torturée, violée, abattue, elle atteste de la violence de l’occupant et de son inhumanité »[9]. Deuxièmement, le voile suscite toutes sortes de fantasmes liés à la lascivité insaisissable des femmes orientales, et là on est tenté de convoquer Edward Said et ses travaux classiques sur l’orientalisme. Troisièmement, et c’est la lecture qui s’est définitivement imposée en France hexagonale depuis 1989, le dévoilement forcé émancipe les femmes musulmanes opprimées par l’islam, par leurs maris, ou désormais par leurs frères dans les quartiers populaires. Une démarche racialo-paternaliste qui fait penser à l’adage de Gayatri Spivak, où des « hommes blancs prétendent sauver des femmes basanées de l’emprise des hommes basanés » (white men claiming to save brown women from brown men). Quatrièmement, le rapport post-colonial de la France à l’islam est presque entièrement façonné par l’expérience algérienne. Ailleurs dans l’Empire, et le Sénégal en fournit un bon exemple, le rapport de l’État français à l’islam pouvait être radicalement différent. Le Sénégal n’étant pas une colonie de peuplement, l’administrateur colonial français démographiquement résiduel devait forcément composer avec des autorités religieuses représentant la grande masse des colonisé.e.s. Là-bas, c’était donc l’islam qui était favorisé, pas le catholicisme, au grand dam de certains missionnaires.
Des interdictions du voile avant 1989 sous les radars
Dans notre récent ouvrage, La France, tu l’aimes mais tu la quittes : enquête sur la diaspora française musulmane (Le Seuil), nous avons, avec une équipe de collègues, mis en lumière à travers des entretiens biographiques quelques « affaires du voile » avant la première « affaire du voile » qui fit couler beaucoup d’encre en 1989. Tel n’était pas notre intention première, car nous voulions avant tout investiguer l’existence de ces Français.e.s musulman.e.s hors de France, et leurs motivations au départ, le plus souvent liées à l’islamophobie et aux discriminations. Si ces cas sont peu nombreux et empêchent toute « montée en généralité », pour singer le jargon universitaire, ils sont néanmoins très importants en ce qu’ils suggèrent que l’interdiction du voile n’est pas qu’une affaire de laïcité, voire n’en est pas du tout une, puisque ces affaires passées sous les radars se sont déroulées avant que la laïcité soit associée aux scandales autour « du voile ».
Soraya[10] est une convertie installée depuis la fin des années 1990 en Angleterre, où elle vit à Eccles, près de Manchester, après des années londoniennes. Alsacienne, elle se souvient avoir été stagiaire dans une compagnie d’assurance à Strasbourg. Elle y avait côtoyé une jeune femme d’origine marocaine, dont le port d’un hijab avait été strictement interdit par son entreprise, ce dont elle concevait une vraie frustration et un mal-être profond. Soraya avait été très impressionnée par la religiosité de cette femme et par son opiniâtreté à surmonter quotidiennement ce qu’elle ressentait comme une humiliation. Depuis le nord de l’Angleterre où elle est pleinement épanouie, elle se rappelle, avec le recul, à quel point le côtoiement de cette jeune femme s’est avéré crucial dans son processus ultérieur de conversion. On était alors quelques années avant 1989.
À une soixantaine de kilomètres de là, à Sheffield, Souad est une scientifique travaillant pour le département de médecine de l’Université. Elle y est arrivée en 1997, l’année de la sortie du film The Full Monty qui se déroule dans la ville du Yorkshire, et un an avant la Coupe du Monde 1998. Le slogan « Black-Blanc-Beur » a toujours suscité chez elle une profonde irritation. De son adolescence à Bondy, elle confie : « Je me souviens d’une histoire de voile dans ma classe quand j’étais au lycée. Mais c’était avant 89 parce que j’étais au lycée. J’étais en seconde, en première, je ne sais plus précisément. J’avais 16-17 ans. Et il y a une fille dans la classe qui a décidé de porter le voile. Et je me rappelle d’une prof qui lui a crié dessus, en fait, et qui l’a virée du cours et qu’il lui a indiqué qu’elle voulait plus d’elle dans son cours. C’était une prof de français, c’était vraiment n’importe quoi, ce truc ».
De son côté, Lamia est née en Syrie mais est arrivée à Montpellier à deux ans. Son hijab lui a fermé les portes du marché du travail en France. Elle vit à Ottawa, où elle est experte diététicienne avec des contrats auprès du gouvernement fédéral canadien. Elle se souvient d’avoir été fréquemment discriminée pour son voile à l’Université de Montpellier, en fac de médecine. Elle raconte surtout que sa propre mère, psychologue issue de la bourgeoisie syrienne, n’avait pas pu exercer son métier dans l’hôpital de la ville. On l’aura compris : c’était son hijab qui posait problème. Et c’était, là aussi, plusieurs années avant l’affaire de Creil en 1989.
L’interdiction du voile dans la décennie 1980 en France mériterait vraiment d’être investiguée davantage. La mémoire de la guerre d’Algérie y était beaucoup plus vivace, on était avant Creil. Enfin, comme l’a montré Veronica Thiéry-Riboulot dans sa thèse, la laïcité n’était pas au cœur du débat public, à part de manière éphémère à propos d’une question déconnectée de l’islam : celle de la réforme Savary de 1984 sur l’enseignement privé. Ce type de projet de recherche montrerait en creux que « la question du voile » n’est pas une affaire de laïcité, mais que la laïcité a été le véhicule discursif et politique principal permettant de respectabiliser un racisme d’abord anti-arabe, ensuite anti-musulman, et permettant de passer d’un discours négatif (« contre le voile ») à un discours positif (« pour la laïcité »).
Ce racisme s’est nourri d’un contexte international porteur dans la longue durée. Celui-ci était déjà rappelé par le sociologue Abdelmalek Sayad (1933-1998), lequel refusait de voir dans « l’affaire de Creil » une question de laïcité : « Regardons le contexte actuel. S’il n’y avait pas eu la chute du shah d’Iran, s’il n’y avait pas eu le Liban, s’il n’y avait pas eu un parti de Dieu, etc., comment l’école aurait-elle traité cette incongruité vestimentaire ? Elle l’aurait traité sur le mode de la civilité […] La civilité française s’est transposée à l’intérieur de l’école, en termes de comportement scolaire : en classe, on est la tête nue, on vient avec son béret, on le met dans son casier, avec un chapeau, on le met dans le casier […] S’il n’y avait pas eu tout cela, c’est de cette manière-là que l’école aurait dû le traiter[11]. »
Après ce pas de côté historique sur l’avant 1989, un pas de côté géographique, en considérant l’hostilité à l’islam aux Pays-Bas et en Italie. Pour ce faire, il n’est que de puiser dans le travail de la politiste britannique Sara Farris (Au Nom des femmes : fémonationalisme, les instrumentalisations racistes du féminisme). Ce que montre Farris, c’est que l’islamophobie est d’une extraordinaire plasticité et qu’elle s’adapte à différents cadres nationaux : aux Pays-Bas, l’islam est stigmatisé comme une religion homophobe et sexuellement rétrograde dans un pays qui célèbre son libéralisme en matières de mœurs comme élément constitutif de son identité nationale. En Italie, l’islam est perçu comme incompatible avec l’héritage catholique de la nation. Enfin, en France, c’est la laïcité qui a été choisie, comme on vient de le voir.
Autres clés de compréhension
La question du genre (gender) est bien sûr centrale au contraste entre turban et voile analysé ici, et elle mériterait à elle seule un article : d’un côté, on a des hommes barbus, qui s’appellent très souvent Singh (‘lion’ en sanskrit), valorisent une masculinité forte, et entendent s’insérer dans la mémoire collective comme des acteurs centraux de l’effort de guerre en 1914-1918 et en 1939-1945. De l’autre, on a des jeunes femmes considérées comme « opprimées », « instrumentalisées » par l’islamisme global, à la merci de leurs « grands frères », etc. Cette passivation des femmes portant un hijab, on la retrouve bien sûr dans le parler de tous les jours : l’expression « femme voilée » est (de loin) la plus utilisée, l’expression « femme qui porte un voile », ou « un foulard », est (beaucoup) plus rare, et on aurait tort de croire qu’il s’agit ici d’un pur hasard, bien sûr.
Le lieu de naissance et l’identification personnelle des Sikhs et des femmes qui portent un foulard est une autre dimension. Les Sikhs des années 1960 étaient nés au Punjab, n’étaient le plus souvent pas britanniques, même si les personnes arrivées entre la loi de 1948 (British Nationality Act) et celle de 1962 (Commonwealth Immigrants Act) jouissaient d’un certain nombre de droits importants en tant que citoyens du Commonwealth. Surtout, beaucoup ne se sentaient pas britanniques, mais plutôt Punjabis, Indiens, Sikhs. Beaucoup n’étaient pas anglophones en arrivant en Angleterre, et leurs enfants non plus bien sûr[12]. À l’inverse, les femmes que ciblent des controverses multiples en France se sentent françaises, puisque beaucoup sont nées en France, même si leur sentiment d’appartenance est érodé par leur sentiment d’acceptation. Et ces Françaises ont été politiquement et médiatiquement constituées en parias sociales, à travers une obsession hexagonale[13] pour le voile qui n’a, clairement, aucun équivalent dans les démocraties libérales.
Dans notre enquête La France tu l’aimes mais tu la quittes…, le voile est revenu très souvent dans les entretiens. Beaucoup de femmes ont découvert en particulier la relative banalité du port d’un hijab à Londres, Bruxelles, Montréal, Berlin, New York, Amsterdam. Originaire de Chambéry, Nabila est une chimiste qui avait dû « tomber au RSA » en France avant de partir à Montréal en 2012. Elle y est analyste de laboratoire, a changé plusieurs fois d’employeurs en étant plusieurs fois promue. Revenant sur son expérience dans son pays de naissance, elle partage cette anecdote qui montre bien l’intériorisation traumatique de ce statut de paria sociale : « Je passais à côté d’une école primaire où il y avait un chien qui s’était introduit dans la cour. Et puis là, il y avait tous les enfants qui avaient accueilli le chien. Il y avait des maîtresses qui étaient en train de caresser l’animal. Il était le bienvenu. C’est alors que je me suis dit, “mince, mais si ça avait été une femme voilée qui était entrée dans la cour, elle ne serait pas reçue comme ça. On lui aurait peut-être pas jeté des pierres, mais on ne l’aurait pas accueillie comme cette bête”. Et là, ça m’a rappelé les cours d’histoire où on nous montrait les pancartes “interdit aux chiens et aux juifs”. Il y avait des pancartes comme ça en France et là, ça m’a vraiment fait un choc. Mais dans quelle période on vit ? »
Ses études à l’université ont été financées par les contribuables français.e.s, d’où le sentiment, fréquemment exprimé par nos enquêté.e.s, d’un grand gâchis à la française, qui voit des personnes formées sur les bancs de l’université française ou dans des grandes écoles quitter le pays pour servir d’autres économies et payer leurs impôts ailleurs. Mais on aurait tort de penser qu’il ne s’agit là que d’un brain drain. Avec Julien Talpin et Alice Picard, nous parlons dans notre livre de conscience drain, c’est-à-dire d’une fuite de leaders potentiels qui auraient pu représenter leur communauté, et dont la trajectoire d’ascension scolaire et professionnelle aurait pu servir de modèle à d’autres. Sophie, par exemple, est une convertie qui rappelle ses années à Vénissieux en disant : « Moi je me sentais intégrée en France, je payais mes impôts, je parle la langue du pays, je fais des activités, j’étais conseillère de quartier avec la mairie [à Vénissieux] ; mais je me sentais pas intégrée parce qu’il y a avait juste un morceau de tissu qui dérange en fait ». La famille de Majid et lui-même ont naguère beaucoup œuvré pour le dialogue interreligieux catholique-musulman en Franche-Comté, mais Majid vit aujourd’hui en Arabie saoudite. Quant à Azzedine, issu de Mantes-la-Jolie, il a été très actif dans une association new-yorkaise militant pour le dialogue entre juifs et musulmans, avant de rejoindre Austin (Texas) où il travaille désormais pour Meta (Facebook).
Au service des mythes nationaux
Par-delà les multiples oppositions étudiées ici, je souhaite conclure sur la manière dont le turban sikh en Grande-Bretagne et « le voile » en France sont des outils discursifs, des tropes politiques qui servent deux mythes nationaux distincts. En Grande-Bretagne, le turban sert de support à un discours de promotion de la diversité qui, contrairement à la France, inclut la diversité religieuse. Au départ symbole de l’unicité de l’Empire colonial face à l’Allemagne, il est devenu indissociable du « multiculturalisme britannique » au sens de multiculturalité comme fait social banal. Cette multiculturalité est au service du néo-libéralisme dans un but d’efficacité économique maximale. On la retrouve également au Canada, où Harjit Singh Sajjan, un Sikh de Vancouver né au Punjab et portant turban, a été plusieurs fois ministre du gouvernement Trudeau.
En France, depuis 1989, le voile a été progressivement imposé comme objet d’horreur politique et médiatique, au point de servir des arguments littéralement ineptes, comme l’idée selon laquelle porter un hijab c’est faire du prosélytisme, c’est-à-dire promouvoir une religion dans le but de convertir les non-musulmans. Cet argument a été défendu par de nombreux ministres, à gauche, à droite, et par Elizabeth Borne en 2023 à propos de la polémique sur les hijabeuses.
En France, donc, au lieu d’exprimer l’hostilité par un racisme brut jugé incompatible avec les principes de la république, la stigmatisation a dû être reconfigurée en discours en apparence progressiste, émancipatrice, faussement inclusive. Le discours hégémonique de laïcité d’interdiction, qui ne cible véritablement que l’islam, est, cela se retrouve dans nos entretiens, aux antipodes de l’héritage des Jaurès, Buisson, Briand et Pressensé en 1905. Un certain nombre de personnes à qui nous avons parlé et qui vivent aujourd’hui à Montréal, New York, Genève ou Bruxelles en ont fait l’amère expérience.
NDLR : Olivier Esteves, Alice Picard et Julien Talpin ont publié La France tu l’aimes mais tu la quittes. Enquête sur la diaspora française musulmane aux Éditions du Seuil en avril 2024.
Cet article a été publié pour la première fois le 3 mai 2024 dans le quotidien AOC.