Littérature

Face à la langue : récits de transfuges et récits translingues

Chercheuse en littérature, Linguiste

Migrer d’une classe sociale à une autre, implique bien souvent d’adapter son langage ; migrer d’un pays à un autre l’impose. Pour nombre de translingues, la langue est un thème central de leur parcours d’ascension, partagés entre une langue de l’intime, et une langue de l’extérieur : le « bon français ».

Il y a un air de famille entre les écrivain.es transfuges de classe et celles et ceux que nous appelons translingues, qui écrivent dans une langue seconde – ici le français – leurs parcours de vie.

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Déplacement social, déplacement géographique, déplacement linguistique

Les autrices et auteurs transfuges racontent l’histoire, intime et sociale, d’une mobilité qui est très souvent une ascension, dans un récit de plus en plus canonisé : on pense au Nobel obtenu par Annie Ernaux (en 2022). Ce récit de transfuge est devenu un genre rapidement reconnaissable, avec certains thèmes récurrents : la description du milieu d’origine, la confrontation à un autre milieu, les ignorances sociales, le sentiment d’imposture, puis la « honte d’avoir eu honte », la rédemption par l’accès à la parole publique.

Or parmi ces thèmes, la langue tient une place importante. Le ou la transfuge découvre, souvent à l’école, qu’il existe une autre langue que celle de la maison, la langue du « bon français », qui est quelquefois étiquetée « français » tout court. Il ou elle apprend à apprivoiser cette langue que sa famille a contrario ne maitrise pas, ce qui participe à un sentiment de clivage entre deux mondes sociaux, entre deux langues.

Les autrices et auteurs translingues racontent, de leur côté, une mobilité liée à un parcours d’émigration. Dans leurs récits autobiographiques, la mobilité sociale est alors souvent, au moins dans un premier temps, descendante : l’émigration fait perdre un capital du pays d’origine. C’est le cas dans les romans autobiographiques Le bleu des abeilles (2013) et La danse de l’araignée (2017) de Laura Alcoba, Marx et la poupée de Maryam Madjidi (2017) et Tenir sa langue de Polina Panassenko (2022).

Ces trois autrices sont arrivées en France pendant l’enfance avec leurs parents, des intellectuels émigrés respectivement de l’Argentine, de l’Iran et de la Russie, pour des raisons politiques (Alcoba, Madjidi) et économiques (Panassenko). Dans ces récits aussi, l’école est le lieu de la confrontation à une autre langue, encore plus violemment nouvelle, souvent non maîtrisée (ou tout au moins pas autant) par les parents, même s’ils encouragent l’enfant à la pratiquer : Laura Alcoba écrit ainsi dans Le bleu des abeilles « C’est que ma mère ne jure que par l’immersion. Elle attend de moi que je réussisse cette histoire de bain linguistique, que je me débrouille le plus vite possible ». S’intégrer au pays d’origine et construire le premier pas d’un nouveau parcours social passe par l’apprentissage de cette langue.

Transfuges et translingues partagent donc l’expérience du passage, de la transition, du traversement de frontière indiqué par le préfixe commun « trans » : d’une classe sociale à l’autre, d’un pays à l’autre, d’une langue à l’autre. Mais dans quelle langue raconter un parcours de mobilité qui est aussi un parcours linguistique ? Dans ces récits, la langue n’est pas un simple symbole du passage d’un monde à un autre, d’un pays à un autre, mais elle est aussi ce que crée l’écrivaine ou l’écrivain, l’outil avec lequel il ou elle choisit de représenter le monde social, voire d’agir sur le monde social. Comment faire entendre dans le récit la langue de ceux qu’on a quittés – une langue qu’on a souvent soi-même quittée ?

L’hybridité linguistique : être entre deux langues ou deux variétés de langue

En linguistique, la diglossie désigne une situation de coexistence de deux langues (ou de deux variétés d’une langue) dans une communauté langagière donnée. Ces deux langues sont socialement hiérarchisées : l’une est marquée comme dominante dans ses emplois (c’est la langue de l’administration, de l’école…), l’autre est cantonnée à des emplois jugés moins prestigieux : c’est par exemple la langue de l’intimité, de la famille.

Certains récits de transfuges de classe représentent une situation de diglossie entre deux langues différentes. Mais cette diglossie peut aussi se situer à l’intérieur du français lui-même, dans une séparation hiérarchisée de variétés souvent sociales, quelquefois géographiques de cette langue.

Ce « plurilinguisme social », selon l’expression du chercheur Jérôme Meizoz, concentre rapidement l’habitus clivé du ou de la transfuge. Le récit met alors en scène un conflit entre la langue du milieu d’origine, quelquefois marquée par des spécificités géographiques et/ou des idiosyncrasies familiales, jugée « basse » et « populaire » (ce qu’en sociolinguistique on appelle un basilecte), et la langue du milieu d’arrivée, ou tout au moins la langue de la culture scolaire et dominante, jugée « normée », « haute », voire prestigieuse (ce qu’on appelle un acrolecte, une langue de prestige). Didier Eribon l’exprime très clairement dans Vie, vieillesse et mort d’une femme : « Pendant plusieurs années, il y eut cette coupure en moi entre le français qui dominait dans le milieu familial et le français qui dominait dans le milieu scolaire ».

Le changement linguistique accompagne un changement social : dans La Place, Annie Ernaux raconte comment elle a intégré les normes linguistiques de l’école, quitte à reprocher à ses parents leurs parlers. Dans Vie, vieillesse et mort d’une femme du peuple, Didier Eribon explique comment il a appris, peu à peu, à éliminer toute marque de champenois.

La confrontation à l’altérité linguistique est encore plus nette dans les récits translingues puisqu’il s’agit cette fois-ci d’une langue clairement identifiée comme une langue autre, le français. Cette confrontation peut être brutale : Polina Panessenko représente l’école maternelle comme « un immense bloc de béton » avec un « trou noir » sur le côté, une « salle éblouissante » et surtout des « sons » qui ne sont plus des « mots ».

L’enfant passe alors souvent par une phase de mutisme, de rejet de la langue-autre. Maryam Madjidi dans Marx et la poupée décrit une longue période de silence, pendant laquelle la petite fille qu’elle était « couve sa nouvelle langue comme une poule son œuf ». Comme le ou la transfuge, il ou elle peut avoir honte de ses ignorances linguistiques, de son accent (« [c]et accent, j’aimerais l’effacer, le faire disparaître, l’arracher de moi » écrit Laura Alcoba). Quand bien même les récits raconteraient l’aventure d’une langue peu à peu maîtrisée, le sentiment de déchirement entre deux langues demeure.

La narratrice des récits de Laura Alcoba doit continuer à écrire à son père, incarcéré en Argentine, en espagnol, car il est interdit de lui écrire en français. Polina Panassenko raconte comment la répartition des langues, a priori « pas compliqué[e] » (« [r]usse à l’intérieur, français à l’extérieur ») peut, dès qu’elle est brouillée, lui causer une insécurité linguistique qui peut tourner au cauchemar : « Il faut bien séparer sinon on risque de se retrouver cul nul à l’extérieur. Comme la vieille du cinquième qu’on a retrouvée à l’abribus la robe de chambre entrouverte sans rien dessous. Tout le monde l’a vue. On a dit « Elle ne savait plus si elle était dedans ou dehors. »

Comment écrire ? Les transfuges et l’exploration d’une troisième voie entre langue d’origine et langue d’arrivée

Dans quelle langue écrire quand on est écrivaine ou écrivain transfuge ? Le risque est de tomber dans deux excès possibles, que les sociologues Grignon et Passeron identifient dès qu’il s’agit de parler de culture dite populaire : le légitimisme et le populisme. Le légitimisme consisterait à considérer la langue d’origine (la langue populaire) comme une langue pauvre, violente et donc à choisir d’écrire dans la langue dite légitime, celle de l’école, de la « haute » littérature. Le populisme au contraire mythifierait la langue d’origine comme une langue vivante, forte, haute en couleurs, et la considérerait d’une manière purement esthétique, sans vouloir la représenter telle qu’elle fonctionne dans le monde social.

Annie Ernaux explique bien, dans La Place, à quel point cette représentation populiste de la langue populaire peut être un privilège des classes dominantes : « Il se trouve des gens pour apprécier le “pittoresque du patois” et du français populaire. Ainsi Proust relevait avec ravissement les incorrections et les mots anciens de Françoise. Seule l’esthétique lui importe parce que Françoise est sa bonne et non sa mère » écrit-elle. Au contraire de Proust, pour le père d’Annie Ernaux, le normand n’a rien d’esthétique, c’est un marqueur social. Ce sont donc paradoxalement les classes dominantes, qui ne risquent pas d’encourir une stigmatisation sociale due à l’usage d’une langue considérée comme inférieure, qui peuvent se permettre d’apprécier certaines des productions de cette langue et faire un usage « distingué » de « la langue “vulgaire” », pour reprendre les mots de Bourdieu à propos de l’argot.

Peut-on alors trouver un style entre-deux, un style de transfuge ? On pense à la célèbre « écriture plate » d’Annie Ernaux, telle qu’elle l’a théorisée dans La Place : « L’écriture plate me vient naturellement, celle-là même que j’utilisais en écrivant autrefois à mes parents pour leur dire des nouvelles essentielles ». Il s’agit d’un choix social et politique : Annie Ernaux cherche à trouver la bonne langue pour parler de ses parents (donc pour représenter des personnes d’un milieu populaire) et à ses parents (donc en veillant à ne pas exclure la lectrice ou le lecteur populaire). Mais il convient de ne pas oublier qu’il s’agit aussi d’une fiction linguistique : Annie Ernaux, de fait, n’écrit pas une correspondance intime pour ses parents, mais une œuvre littéraire, qu’elle a veillé, malgré ses dénégations, à faire identifier comme telle. La sociologue Isabelle Charpentier a étudié à quel point Ernaux a su faire reconnaître son travail sur ses brouillons et donc sur son style. On est loin d’une écriture « naturelle ».

Les translingues et la création d’un français plurilingue

Pour l’écrivaine ou l’écrivain translingue, la question se pose différemment. Il convient de distinguer les écrivaines et écrivains translingues arrivés pendant l’enfance de celles et ceux qui ont appris le français à l’âge adulte, comme Nancy Huston, Vassilis Alexakis ou Luba Jurgenson par exemple. En effet, pour ces derniers les deux langues parlées ont une distribution moins sociale que chronologique et géographique : elles représentent la langue du présent et la langue du passé, et aussi la langue d’« ici » et la langue de « là-bas », ces deux termes changeant de valeur selon la position de l’écrivain.e. En outre, certains de ces auteurs et autrices publient dans leurs deux pays et dans deux langues, traduisent ou s’autotraduisent de l’une à l’autre.

Plutôt que de diglossie, on peut donc parler pour ces auteurs et autrices d’une situation de bilinguisme : les deux langues sont utilisées sans être hiérarchisées. En revanche, les écrivaines et écrivains translingues arrivés pendant l’enfance n’envisagent pas souvent la langue maternelle comme langue d’écriture, même s’ils et elles la parlent toujours, pour des raisons pratiques, qu’il s’agisse de la non-maîtrise de cette langue à l’écrit, d’un manque d’ancrage éditorial ou de public dans le pays d’origine et donc la langue d’origine. Cela ne veut pas dire que le choix d’écrire en français ne provoque pas, lui aussi, une position d’inconfort: l’écrivain ou écrivaine translingue, immigrée ou enfant d’immigrés doit sans cesse prouver sa légitimité à écrire dans une langue qui n’est pas sa langue maternelle.

De même que pour les transfuges, les écrivaines et écrivains translingues peuvent quelquefois tendre vers l’option légitimiste. Il s’agit de prouver son intégration linguistique en faisant preuve d’une révérence toute particulière envers la langue française et les valeurs humaines, politiques qu’elle est censée véhiculer. Ainsi, dans La danse de l’araignée de Laura Alcoba, lorsque la famille regarde la nouvelle de l’élection de Mitterrand à la télévision, un parallèle est fait entre le français comme langue et le français comme langue de « valeurs » (« la révolution, les droits de l’homme »).

Certains auteurs et autrices translingues, que la chercheuse Véronique Porra envisage sous l’angle de la « conversion », cultivent même une mythologie de la langue française – sa clarté, son élégance, sa richesse, son génie – et des valeurs républicaines qui lui seraient « intrinsèquement » attachées. Cet imaginaire linguistique se traduit dans le choix d’un style classique, parfois puriste, voire hypercorrect, apprécié de l’institution – on pense à l’élection à l’Académie française des auteurs translingues Hector Bianciotti, François Cheng ou Michael Edwards.

Cependant, les autrices que nous étudions tentent de faire une place à l’hybridité linguistique, non pas en optant pour un texte bilingue (puisqu’il reste écrit en français) mais en tentant de créer un français plurilingue, travaillé par leurs imaginaires linguistiques spécifiques. Il s’agit d’abord de représenter des langues autres, en premier lieu la langue d’origine, des parents.

On observe chez les autrices des stratégies différentes pour mettre en scène la langue maternelle : si dans Le bleu des abeilles de Laura Alcoba, l’espagnol est très présent – de nombreux mots, expressions ou phrases en espagnol sont accueillis dans le texte en italique et traduits juste après – , pour des langues comme le russe et le persan, plus éloignées du français, la question de la représentation d’un alphabet différent se pose aussi. Ainsi, Panassenko intègre des mots russes translittérés en alphabet latin, tandis que Madjidi a recours au persan et à son alphabet non pas pour restituer la parole des parents, mais pour intégrer des extraits de poésie classique persane, traduits par l’autrice en note de bas de page, à travers lesquels la narratrice renoue avec sa langue maternelle après une longue période d’abandon.

Il ne s’agit pas alors seulement, pour ces autrices translingues, de représenter ces langues autres à côté du français, mais de faire évoluer le français vers un plurilinguisme qui accueille l’influence de ces langues. C’est toute la démarche de Polina Panassenko dans Tenir sa langue : le récit s’articule autour de la demande juridique qu’elle fait pour pouvoir reprendre officiellement son nom de naissance, Polina (et non « Pauline », version francisée lors de sa naturalisation). Polina Panassenko veut faire entrer son prénom russe dans la langue française : « J’ai l’impression d’avoir fait entrer mon nom dans le dictionnaire » écrit-elle.

D’autres stratégies textuelles contribuent à étrangéiser le français : par exemple, les premiers mots français appris par la narratrice à son arrivée en France, sont écrits dans le récit tels qu’elle les aurait écrit en russe (mais translittérés en alphabet latin): les supermarchés « Ochane Santr’Deux » et « Kazino », le plat « rakléte », ou encore, les injonctions des autres enfants de maternelle, « tian », « vian ». Les nombreux calques d’expressions russes, préférés à la simple insertion de mots russes dans le texte, vont dans la même direction. Enfin, la mise en place d’un regard d’enfant sur un monde nouveau, étrange et hostile contribue plus largement à l’étrangéisation de la langue dans les récits d’enfance translingues.

La France est encore très fortement marquée par le mythe du monolinguisme : il n’y aurait que le français parlé en France, et il n’y aurait qu’une variété de français. « Il n’y a une seule langue française, une seule grammaire, une seule République » tweetait en 2017 le ministre de l’Education Jean-Michel Blanquer, affirmation qui a fait bondir les linguistes ou des organismes comme la DGLFLF (Délégation générale à la langue française et aux langues de France) qui reconnait pas moins de 75 « langues de France »! Si les récits de transfuges et de translingues peuvent être pourvoyeurs de leurs propres mythes sociaux, politiques et linguistiques, ils ont l’intérêt de nous permettre de nous aider à construire un imaginaire alternatif du français comme langue résolument plurielle.

NDLR : Laélia Véron a récemment fait paraître, avec Karen Abiven, Trahir et venger : Paradoxes des récits de transfuges de classe, aux Éditions La Découverte. De même que Sara De Balsi a récemment publié La Francophonie translingue. Eléments pour une poétique, aux Presses Universitaires de Rennes.


Sara De Balsi

Chercheuse en littérature, Chercheuse associée à l’UMR Héritages : Cultures/s, Patrimoine/s, Création/s (CY Cergy Paris Université)

Laélia Véron

Linguiste, Maîtresse de conférences en stylistique à l’Université d’Orléans

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