Économie

Comment rompre avec le culte de l’innovation ?

Professeur de management

Google a vu ses émissions de CO2 bondir de 48 % en 5 ans avec son développement de l’IA. Alors que l’innovation est constamment célébrée, que l’illusion de croissance « verte » fondée sur le high-tech perpétue le dogme économique, comment innover autrement ? Deux pistes : responsabilisation projective, comme intégrer les capitaux écologiques et humains dans la comptabilité financière ; et parallèlement approfondir la voie de la sobriété productive.

Dernière vague d’innovation qui promet de changer nos vies : l’intelligence artificielle (IA) générative. Dans un article de L’Usine Nouvelle, daté du 31 juillet dernier, le magazine explique comment les entreprises forment leurs salariés à cette nouvelle technologie. Fini les hackatons, place au promptathlon. Un événement où les salariés sont invités, pour relever un défi, à rédiger des prompts, ces requêtes envoyées aux IA génératives pour qu’elles génèrent des textes, des calculs, des images ou des vidéos.

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Pour les promoteurs de cette nouvelle technologie, les potentiels de cette innovation sont immenses grâce aux données massives désormais disponibles en ligne et à des algorithmes de plus en plus sophistiqués. Elle constituerait désormais un outil indispensable pour l’aide à la décision et à la créativité, les prévisions, les études marketing, l’amélioration de la performance opérationnelle voire… l’accélération de la transition écologique.

Cet exemple ne fait qu’illustrer la croyance, ancrée dans nos sociétés avancées, dans les bienfaits de l’innovation technologique pour résoudre tous les défis sociétaux ou économiques du moment : santé, environnement, croissance, agriculture, etc.

Ce biais pro-innovation avait déjà été pointé du doigt en 1962 par le sociologue Everett Rogers[1]. Il indiquait que l’on met systématiquement en avant les bénéfices supposés de l’innovation mais qu’on laisse de côté ses effets négatifs éventuels à moyen et long terme. Ce biais n’a fait que se renforcer au fil des décennies. Toujours connotée positivement, l’innovation a désormais colonisé toutes les sphères de la vie économique et sociale comme l’atteste la floraison des épithètes accolés à la notion : technologique, verte, sociale, culturelle, pédagogique, managériale, financière, etc. Ainsi, l’innovation est devenue un culte, constamment célébré.

Ce culte de l’innovation se nourrit de trois mythes : un mythe économique selon lequel l’innovation est la condition de la croissance économique ; un mythe managérial où elle est la condition de la prospérité des entreprises ; un mythe social où la participation à des projets d’innovation est la promesse d’une émancipation sociale des individus.

Pour nos gouvernants, comme pour les dirigeants d’entreprise, l’affaire est entendue : il faut être sur le front de l’innovation sous peine de déclassement. Leurs discours sur l’innovation martèlent la même injonction : innover toujours plus et toujours plus vite. À ceux qui s’alarment de la dégradation accélérée de l’environnement et préconisent de renoncer au dogme de la croissance économique, certains économistes[2] répondent qu’il s’agit d’un faux dilemme.

Leur proposition ? La croissance « verte », fondée sur des innovations high-tech (éoliennes, centrales nucléaires de dernière génération, véhicules électriques, hydrogène vert, etc.). Celle-ci, expliquent-ils, permettra d’atteindre la neutralité carbone sans renoncer au dogme de la croissance économique. Le plan France 2030, annoncé par le président de la République fin 2021, incarne cette croyance que l’investissement dans des technologies « vertes » (dix technologies clés et 30 milliards d’euros à la clé sur dix ans) permettra de réduire les impacts environnementaux sans avoir besoin de changer nos modes de vie. Selon cette vision, la course à l’innovation est le seul horizon possible pour rester dans le peloton des pays avancés.

Cette vision enchantée se trouve aujourd’hui mise à mal par la mise en évidence d’effets indésirables de plus en plus visibles des innovations : dégâts environnementaux et sociaux des innovations technologiques ; aggravation des crises environnementales ; perte de sens des salariés et des citoyens vis-à-vis d’une course à l’innovation dont ils doutent des finalités et des méthodes employées.

Aux racines du biais pro-innovation

Dans un essai récent[3], j’analyse les impensés de ce culte de l’innovation à l’aune des connaissances scientifiques actuelles et des travaux en sciences sociales. Pour comprendre les biais cognitifs dont sont prisonniers les décideurs et les experts, les travaux du philosophe Jacques Ellul fournissent des clés d’analyse utiles[4]. Ellul met en évidence les pièges de la pensée technicienne. Celle-ci, expliquait-il, est auto-expansive : dans ce système de pensée, la réponse à tout problème est nécessairement technique. Dès lors, le développement technologique est la seule issue possible. La société de l’innovation, qui valorise l’innovation technologique et la course à l’innovation, est empreinte de cette pensée technicienne, et de l’imaginaire technophile qui lui est associé.

Les effets négatifs de cette fuite en avant technologique, dont Ellul avait eu l’intuition, sont désormais de mieux en mieux documentés sur le plan historique et scientifique. Sur un plan scientifique, les analyses de cycle de vie réalisées sur les technologies « vertes » (ex. : véhicules électriques, éoliennes) nous alertent sur les risques de transfert de pollution : d’un côté, on réduit les gaz à effet de serre à l’usage ; de l’autre, ces technologies consomment davantage de ressources, de métaux rares en particulier, que celles qu’elles remplacent, sans parler des impacts sociaux et géostratégiques associés à l’extraction de ces ressources.

Autrement dit, les technologies entièrement « propres » n’existent pas. Ce sont les impacts qui se déplacent. Autre point : le décalage temporel avec lequel ces effets négatifs se manifestent. Ces derniers ne sont en effet visibles des décennies après l’introduction des innovations, une fois que celles-ci ont été diffusées à grande échelle. Ainsi, la croyance dans les bienfaits de l’innovation se nourrit de deux biais de perception : la difficulté à anticiper ses effets sur le long terme, c’est-à-dire sur l’ensemble de son cycle de vie, depuis l’extraction des matières premières jusqu’à la fin de vie du produit ou système en passant par la production, la logistique et l’usage ; les effets d’échelle que masquent les systèmes de normalisation qui évaluent les impacts à l’échelle individuelle d’un produit ou d’une technologie, « toutes choses égales par ailleurs ».

L’exemple de l’IA générative est, à cet égard, éloquent. Les impacts environnementaux de cette technologie sont un angle mort des politiques publiques et privées qui la promeuvent. Gourmandes en données et en capacités de calcul, ont besoin d’infrastructures matérielles pour fonctionner : data centers, terminaux, câbles, etc. Des études scientifiques récentes s’inquiètent des impacts environnementaux croissants de cette technologie sur l’environnement. Ainsi, Google a vu ses émissions de CO2 bondir de 48 % en 5 ans du fait du développement de l’IA. Dans les scénarios les plus pessimistes, on estime qu’avec l’usage généralisé de cette technologie, le numérique pourrait contribuer à 50 % de la consommation d’électricité mondiale en 2040[5].

Comment innover autrement ?

Faut-il pour autant arrêter d’innover ? La réponse est évidemment négative. Le statu quo n’est pas une réponse satisfaisante face aux enjeux écologiques et sociétaux car cela reviendrait à perpétuer le modèle économique actuel qui n’est pas soutenable. Comment alors innover autrement ? Sans prétendre à l’exhaustivité, j’explore deux pistes complémentaires : responsabiliser les acteurs de l’innovation et approfondir la voie de la sobriété.

Responsabiliser les acteurs de l’innovation

Le problème de la responsabilité juridique traditionnelle est qu’elle est rétrospective : elle est fondée sur la recherche d’imputation une fois le dommage avéré, à l’instar du principe pollueur-payeur au fondement du droit de l’environnement. Attendre que les innovations produisent des effets négatifs identifiables est intenable car il est alors douloureux, sur le plan économique et social, de corriger des trajectoires technologiques déjà engagées. Tout l’enjeu est, pour reprendre la proposition du philosophe Hans Jonas[6], de concevoir une responsabilité projective, orientée vers le futur. L’enjeu n’est pas seulement éthique, il est également politique, économique, juridique et managérial.

Dans cette perspective, il s’agit de concevoir et de déployer des dispositifs de responsabilisation projective. Certains existent déjà mais ils sont encore trop peu utilisés et d’autres pourraient être certainement imaginés pour guider les choix publics, ceux des investisseurs et des acteurs privés. L’éventail est large : dispositifs techniques, managériaux, juridiques, politiques ou économiques. Mais l’enjeu est de mettre en place une combinaison cohérente de sorte à orienter les innovations vers des finalités sociétales au service d’un monde soutenable.

Sur le plan technique, l’une des priorités est d’équiper les acteurs d’outils et compétences pour anticiper les transferts de pollution éventuels. À cet égard, la généralisation de l’analyse de cycle de vie est indispensable comme préalable à des démarches d’écoconception. La construction d’imaginaires désirables est un autre enjeu clé. À cet égard, la généralisation de méthodes de prospective fondées sur une mise en situation (codesign participatif, ateliers de conception…) sont utiles pour que les acteurs se projettent dans des situations de crises majeures et imaginent d’autres chemins possibles que ceux actuellement suivis.

Sur le plan managérial, la priorité est de changer la comptabilité qui, pour paraphraser Max Weber, constitue le soubassement du système capitaliste. L’une des pistes les plus prometteuses aujourd’hui explorée est celle de la comptabilité multi-capitaux qui vise à intégrer les capitaux écologiques et humains dans la comptabilité financière[7]. Selon cette approche, les entreprises engendrent, par leurs activités, une dette écologique vis-à-vis de la nature. Pour rembourser cette dette, les entreprises peuvent engager des actions de préservation ou de réparation écologiques dont le coût et les impacts seraient enregistrés en comptabilité. Une telle méthode aurait le mérite de rendre visibles ces dettes écologiques et les efforts réalisés pour les rembourser.

Sur le plan juridique, soulignons deux dispositifs relevant d’une responsabilité projective. Le premier concerne le devoir de vigilance. La loi française sur le devoir de vigilance, adoptée en 2017 après l’accident du Rana Plaza au Bangladesh, puis transposée en droit européen en avril 2024, oblige les donneurs d’ordre à établir des plans de vigilance sur les risques principaux associés à leurs activités sur l’ensemble de leur chaîne de valeur. L’enjeu est que ce dispositif soit étendu au niveau mondial et son contrôle renforcé.

Autre proposition : réorienter les politiques de Responsabilité élargie des producteurs (REP) vers des objectifs de prévention, d’écoconception et d’allongement de la durée de vie des produits alors qu’elles étaient historiquement centrées sur la collecte et le traitement des déchets. L’enjeu est d’enrayer la croissance continue de la production de biens matériels et de déchets, et d’inciter les acteurs à réduire l’empreinte environnementale de leurs produits. Enfin, la fiscalité constitue évidemment un levier essentiel pour que le coût social des impacts environnementaux et sociaux soit mieux intégré dans le système économique.

Bien d’autres dispositifs pourraient certainement être imaginés, expérimentés et déployés. Mais il ne faut pas se tromper : emprunter cette voie de la responsabilité projective revient à admettre que la conception de mondes encore habitables suppose, d’une manière ou d’une autre, à encadrer et orienter la liberté d’entreprendre pour qu’elle soit compatible avec des objectifs sociétaux supérieurs aux intérêts économiques.

La voie de la sobriété

L’autre voie est d’investir sérieusement le champ d’innovations sobres en ressources matérielles, énergétiques, biologiques et en eau. La sobriété est un terme encore mal défini qui a des racines et des sens variés selon les époques et les civilisations. Pour mieux la cerner, il faut comprendre ce à quoi elle s’oppose. La sobriété s’oppose d’un côté à l’abondance, c’est-à-dire à l’hypothèse de ressources illimitées et, de l’autre, à une soif incontrôlée de consommation. La sobriété n’implique pas la privation. Elle renvoie implicitement à une norme de suffisance, à la fois en termes de consommation et de production.

La sobriété est d’abord une démarche, une attitude. Elle suppose de revoir notre rapport au temps, à la possession et aux autres. Elle vise à sortir de la croyance que les besoins sont inévitablement croissants et les ressources infinies. Elle suppose un travail, non seulement des individus sur eux-mêmes, mais d’abord politique[8] pour que les choix collectifs et les politiques publiques (d’éducation, fiscales, d’investissement…) soient alignées avec cet objectif. Pourquoi, en effet, ne pas imaginer une société dont l’horizon ne serait plus l’accumulation infinie de richesses économiques mesurée à l’aune du PIB mais celui d’un objectif de sobriété compatible avec le respect des limites planétaires ? À cette aune, les innovations auraient de toutes autres finalités que celles poursuivies aujourd’hui : produire une utilité sociale et écologique et économiser des ressources.

Certains considéreront qu’il s’agit d’une utopie dangereuse qui ne peut conduire qu’à la décroissance et au déclin. À cet égard, il est important, me semble-t-il, de dissocier la question de la production économique de richesses de la production et la consommation de biens ou services avec une empreinte matérielle élevée. Le problème de la croissance économique actuelle est qu’elle est beaucoup trop intensive en ressources matérielles. C’est donc à la croissance de la production matérielle qu’il s’agit de renoncer. Dans cette perspective, des innovations visant à créer des activités avec une très faible empreinte environnementale, voire qui régénèrent des écosystèmes naturels, pourraient être imaginés et stimulées. De tels projets ont tout pour susciter l’enthousiasme de ses participants, et réconcilier quête de sens et conception de mondes encore habitables.

Des exemples de telles innovations sobres existent déjà, mais souvent à petite échelle. Que l’on songe à la permaculture qui s’inspire des écosystèmes naturels pour imaginer des agencements de plantes et de cultures qui évitent l’utilisation d’intrants chimiques, ou aux stratégies de durabilité programmée des produits et des équipements qui permette la production et la vente de services de maintenance, de réparation, de reconditionnement, d’usage ou de partage. Dans le cadre de l’économie actuelle, avec ses exigences irréalistes de rendement financier, de telles innovations ont peu de chances de passer à l’échelle.

Opérer un virage vers la sobriété exige un changement de nos cadres cognitifs, c’est-à-dire les indicateurs et les technologies de gestion qui nous gouvernent, et ce, à différentes échelles, depuis les indicateurs de performance des entreprises à ceux qu’utilisent les pays. Cela implique également d’adopter des politiques publiques plus volontaristes mais également de réhabiliter les métiers manuels, comme la maintenance ou la réparation, indispensables à une telle transition mais qui sont aujourd’hui dévalorisés au profit de métiers high-tech.

En opérant le virage de la sobriété et de la responsabilisation, l’enjeu est de remettre l’innovation à sa place : non pas une fin en soi, mais bien un moyen au service de finalités sociétales pour reconstruire un monde véritablement soutenable.


[1] Everett Rogers, Diffusion of Innovations, New York, Free Press, 1962.

[2] Philippe Aghion, Cécile Antonin et Simon Bunel, Le pouvoir de la destruction créatrice, Paris, Odile Jacob, 2020.

[3] Franck Aggeri, L’innovation, mais pour quoi faire ? Essai sur un mythe économique, social et managérial, Paris, le Seuil, 2023.

[4] Jacques Ellul, Le système technicien, Paris, Calmann-Levy, 1977.

[5] Guillaume Pitron, L’enfer numérique. Voyage au bout d’un clic, Les liens qui libèrent, 2021.

[6] Hans Jonas, Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Champs essais, 2013 (première édition 1979).

[7] Jacques Richard et Alexandre Rambaud, Révolution comptable. Pour une entreprise écologique et sociale, Paris, éditions de l’atelier, 2020.

[8] Bruno Villalba, Politiques de sobriété, Paris, Le Pommier, 2023 ; Valérie Guillard (dir.), Du gaspillage à la sobriété. Avoir moins et vivre mieux ?, Bruxelles, De Boeck, 2019.

Franck Aggeri

Professeur de management, École des Mines Paris – PSL

Notes

[1] Everett Rogers, Diffusion of Innovations, New York, Free Press, 1962.

[2] Philippe Aghion, Cécile Antonin et Simon Bunel, Le pouvoir de la destruction créatrice, Paris, Odile Jacob, 2020.

[3] Franck Aggeri, L’innovation, mais pour quoi faire ? Essai sur un mythe économique, social et managérial, Paris, le Seuil, 2023.

[4] Jacques Ellul, Le système technicien, Paris, Calmann-Levy, 1977.

[5] Guillaume Pitron, L’enfer numérique. Voyage au bout d’un clic, Les liens qui libèrent, 2021.

[6] Hans Jonas, Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Champs essais, 2013 (première édition 1979).

[7] Jacques Richard et Alexandre Rambaud, Révolution comptable. Pour une entreprise écologique et sociale, Paris, éditions de l’atelier, 2020.

[8] Bruno Villalba, Politiques de sobriété, Paris, Le Pommier, 2023 ; Valérie Guillard (dir.), Du gaspillage à la sobriété. Avoir moins et vivre mieux ?, Bruxelles, De Boeck, 2019.