Israël et le droit international (1/2) : occupation, viol du droit international humanitaire et discriminations raciales
Depuis le 7 octobre 2023, la Cour internationale de justice (CIJ) a déjà eu l’occasion de se prononcer à plusieurs reprises sur les agissements d’Israël dans le Territoire palestinien occupé et en particulier dans la bande de Gaza. L’avis rendu le 19 juillet 2024 ne s’inscrit pas dans ce contexte. La CIJ s’est ici prononcée sur une question pour laquelle elle avait été saisie le 17 janvier 2023, sur la base d’une résolution de l’Assemblée générale des Nations unies adoptée le 30 décembre 2022.
Ainsi, la Cour a eu à examiner les conséquences des politiques et pratiques d’Israël dans le Territoire palestinien occupé avant le 7 octobre 2023, non seulement dans la bande de Gaza, mais aussi en Cisjordanie et à Jérusalem-Est. Bien que s’inscrivant dans le cadre de sa procédure consultative, cet avis présente néanmoins un caractère primordial, un véritable tournant, en ce qu’il consacre l’occupation israélienne dans le Territoire palestinien occupé depuis 1967, qu’il énumère les violations commises par Israël dans ce Territoire au titre du droit international humanitaire et du droit international des droits humains, qu’il consacre la violation du droit à l’autodétermination du peuple palestinien, droit inaliénable, et qu’il constate la situation de ségrégation raciale voire d’apartheid dans laquelle est placée le peuple palestinien.
Face à cette décision historique émanant de cette Cour, il nous a paru utile de recenser les réactions et les objections qu’elle a suscitées en Israël [ce sera l’objet de la seconde partie de cet article, publiée demain, ndlr]. Sans surprise, le gouvernement et les partis de la coalition ont rejeté l’avis de la Cour et l’ont condamné sans nuance. Loin de le considérer comme un « tournant », ils y ont vu l’expression réitérée d’un biais négatif constant et structurel de la communauté internationale à l’égard d’Israël.
L’opposition centriste a emboité le pas au gouvernement pour critiquer l’unilatéralisme de la Cour, tout en soulignant le fiasco diplomatique dont la responsabilité incombe exclusivement, selon eux, à Netanyahou. S’ils expriment des réserves sur le ton et la forme de l’avis consultatif, les dirigeants du parti Les Démocrates (Hademocratim, qui rassemble le Parti travailliste et le Meretz) mettent en cause la faillite inévitable et inéluctable d’une politique d’occupation lorsque celle-ci devient un but en soi et ne se targue même plus de proposer un horizon politique et diplomatique consistant.
Seuls les partis arabes et les organisations qui militent pour les droits des Palestiniens se sont publiquement félicités de l’avis de la CIJ, exhortant soit Israël, soit la communauté internationale à en tirer les conséquences immédiates pour mettre fin à l’occupation.
Cette recension, outre son aspect informatif, permettra de constater le fossé entre Israël et les organisations internationales. Si aucune alternative politique ne remplace la ligne défendue par le gouvernement actuel, on ne saurait exclure à moyen ou long terme une mise au ban de l’État d’Israël, à l’instar de ce qui était arrivé à l’Afrique du Sud en 1994, même si les situations et le contexte ne sont pas comparables.
Bref retour sur la compétence de la Cour
La Cour internationale de justice est l’un des principaux organes des Nations unies. Il s’agit d’une juridiction permanente dotée d’une compétence générale. Son statut est annexé à la Charte des Nations unies. Elle a succédé à la Cour permanente de justice internationale et s’est inscrite dans une continuité jurisprudentielle vis-à-vis de celle-ci.
La Cour internationale de justice ne recherche pas les responsabilités pénales des individus, comme le fait la Cour pénale internationale, mais la responsabilité étatique. Autrement dit, se fondant sur le principe selon lequel les États ne doivent pas résoudre leurs différends par la force, cette Cour a pour vocation de trancher les litiges entre États, de dire le droit international. Statuant sur la base des conventions internationales, de la coutume et des principes généraux de droit, la Cour peut examiner toute question de droit international : délimitation de frontière, droit international de la mer, protection de l’environnement, immunités et privilèges diplomatiques, droit international des droits humains, droit international humanitaire, etc.
La Cour est dotée de deux types de compétences. Une compétence contentieuse et une compétence consultative. Au titre de sa compétence contentieuse, la Cour ne peut être saisie que par les États parties à son Statut et, au terme d’une procédure à la fois écrite et orale, rend un arrêt obligatoire et définitif. Dans ce cadre, elle peut également être amenée à ordonner des mesures conservatoires, si elle est convaincue de l’imminence d’un préjudice irréparable et du caractère plausible des droits revendiqués, avant de rendre son arrêt au fond. C’est précisément ce qu’elle a fait dans l’affaire ultra médiatisée introduite par l’Afrique du Sud contre Israël, sur la base de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, en ordonnant à Israël de prévenir tout acte de génocide et de punir toute incitation à commettre ce crime, de permettre la fourniture de l’aide humanitaire et d’empêcher la destruction de preuves en lien avec le conflit armé en cours dans la bande de Gaza.
Au titre de sa compétence consultative, la Cour ne peut être saisie que par des organisations internationales. Ainsi, elle peut être amenée à se prononcer sur toute question juridique que lui poserait par exemple l’Assemblée générale des Nations unies, le Conseil de sécurité ou toute autre institution spécialisée qui se poserait une question juridique en lien avec ses activités. C’est ainsi par exemple que la Cour a été amenée à se prononcer sur la question de la licéité de l’emploi des armes nucléaires, question posée par l’Assemblée générale des Nations unies en 1995. Au terme de la procédure consultative, la Cour rend un avis qui n’a pas de caractère obligatoire, ni pour l’organisation qui a posé la question, ni pour le ou les États qui seraient éventuellement concernés par celle-ci. L’avis est cependant doté d’une forte autorité morale, compte tenu du positionnement de la Cour internationale de justice, et il apporte un éclairage incomparable sur l’interprétation à donner à une question de droit international.
C’est donc dans le cadre de cette procédure consultative que la Cour a été amenée à se prononcer, le 19 juillet dernier, sur les conséquences juridiques découlant des politiques et pratiques d’Israël dans le Territoire palestinien occupé, et elle a donné son interprétation sur la qualification de la situation.
Hormis le constat de la violation persistante du droit à l’autodétermination du peuple palestinien, droit inaliénable, et ses observations relatives à l’annexion, qui ne seront pas traités dans cette contribution, les constats de la Cour sont nombreux et peuvent être regroupés en trois catégories : l’occupation, les violations du droit international humanitaire et du droit international des droits humains qui en découlent et la violation de l’article 3 de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale qui prohibe l’apartheid et la ségrégation raciale.
L’occupation
Rappelant l’avis qu’elle avait rendu en 2004 à propos de la construction du mur en Territoire palestinien occupé, dans lequel elle avait constaté la situation d’occupation qui y prévalait et que les évènements survenus ensuite n’avaient rien changé à cette situation, la Cour réitère que le Territoire palestinien, incluant la Cisjordanie, Gaza et Jérusalem-Est, fait l’objet d’une occupation de la part d’Israël depuis 1967. Elle estime par conséquent que ce Territoire demeure sous le contrôle effectif d’Israël et que le retrait de la bande de Gaza opéré en 2005 n’y change rien puisque ce qui est décisif n’est pas de constater que la puissance occupante maintient une présence militaire physique sur le Territoire, mais de vérifier si l’autorité est en mesure de l’exercer. Sur cette base, la Cour conclut qu’Israël a continué de détenir cette faculté, en particulier en raison du contrôle qu’il exerce sur la circulation des biens et des personnes, des taxes qu’il perçoit ou encore du contrôle militaire qu’il y exerce. La Cour ajoute que ceci est « encore plus vrai » depuis le 7 octobre 2023.
Incidemment, mais cela est tout à fait notable, la Cour indique que les différentes parties du Territoire palestinien occupé forment, du point de vue juridique, une seule et même entité territoriale. Cela l’amène à établir en outre que la fragmentation délibérée du Territoire par les pratiques et politiques d’Israël en compromet l’intégrité et entrave la poursuite de son développement économique, social et culturel.
Les violations du droit international humanitaire et du droit international des droits humains
Lorsqu’une situation d’occupation est caractérisée, elle déclenche l’applicabilité des obligations les plus exigeantes du droit international humanitaire. Cela correspond à la vulnérabilité dans laquelle est placée la population vivant sur ce territoire. En effet, toute sa vie quotidienne se voit administrée par une puissance ennemie. Le droit international humanitaire a donc posé dès 1949 un certain nombre de garde-fous importants pour empêcher une puissance occupante d’affecter les droits des peuples sous occupation, lui imposant de maintenir la situation dans le territoire aussi conforme que possible à celle qui prévalait avant l’occupation.
À cet égard, la Cour constate qu’Israël enfreint un très grand nombre de ces obligations. En particulier, elle estime que la politique de colonisation, laquelle s’applique aux colonies comme telles mais également à ce qui est désigné comme des « avant-postes », qui se lit non seulement au travers de la légalisation a posteriori de la zone colonisée, mais aussi au travers de la mise sur pieds d’infrastructures civiles spécialement conçues à cet effet, est contraire à l’article 49 de la quatrième Convention de Genève qui dispose que « [l]a Puissance occupante ne pourra procéder […] au transfert d’une partie de sa propre population civile dans le territoire occupé par elle ». De même, les confiscations ou réquisitions de vastes étendues de terres et les politiques foncières qui y sont menées sont déclarées contraires au Règlement de La Haye de 1907 qui encadre les droits et devoirs de la puissance occupante.
De plus, alors qu’une puissance occupante ne peut se comporter que comme administratrice et usufruitière et doit sauvegarder le fond des ressources du territoire qu’elle occupe, et de ce fait ne peut les utiliser que pour ce qui est nécessaire à l’occupation et veiller à ce que la population locale ait accès à la nourriture et à l’eau, la Cour estime qu’Israël enfreint là encore ses obligations. La Cour observe en effet qu’il opère un détournement des ressources du Territoire palestinien au profit des colons, ce qui est contraire à la notion d’usufruit, et met l’emphase sur la question de l’eau en particulier car les pratiques d’Israël empêchent la population du Territoire occupé d’accéder à un approvisionnement de qualité et en quantité satisfaisantes.
Enfin, la Cour rappelle la continuité de l’application du droit international des droits humains même en temps de conflit armé et sa complémentarité avec le droit international humanitaire. Elle réitère en outre l’applicabilité extraterritoriale des droits humains, qui sont donc exigibles de la puissance occupante, qui par définition se déploie en dehors de son propre territoire.
Apartheid ou ségrégation raciale
La Cour constate également qu’Israël altère la législation locale puisqu’il a étendu sa législation au Territoire palestinien, laquelle s’est substituée au droit local en vigueur en 1967, et que les colonies relèvent de la juridiction de facto de conseils régionaux. Tout ceci est contraire au droit international humanitaire qui prévoit que la puissance occupante peut soumettre la population du territoire occupé à ses dispositions si celles-ci « sont indispensables pour lui permettre de remplir ses obligations […] et d’assurer l’administration régulière du territoire ainsi que [s]a sécurité » et celle du territoire ainsi administré, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.
Au terme de ce constat, la Cour examine en particulier les lois et politiques discriminatoires adoptées par Israël et applicables dans le Territoire palestinien occupé. Or, après avoir procédé à l’examen de la notion de discrimination, puis constaté le maintien en Cisjordanie d’une séparation quasi complète entre Palestiniens et colons, permise grâce à des lois et politiques qui ne reposent sur aucun intérêt raisonnable ou légitime, la Cour conclut à l’existence d’une discrimination systémique, laquelle est contraire à l’article 3 de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale qui énonce que « [l]es États parties condamnent spécialement la ségrégation raciale et l’apartheid et s’engagent à prévenir, à interdire et à éliminer sur les territoires relevant de leur juridiction toutes les pratiques de cette nature ».
Si la Cour ne statue pas clairement sur la question de savoir laquelle de ces violations, ou les deux, est commise par Israël à l’égard du peuple palestinien, ce passage de l’avis est un constat magistral. Dénoncé grâce, notamment, au travail de documentation opéré par Human Rights Watch, la Cour pose ainsi les jalons de la reconnaissance de la commission du crime d’apartheid par les autorités israéliennes à l’égard du peuple palestinien. Ce passage de l’avis à lui seul peut être qualifié d’historique.
Un dilemme pour les pays démocratiques
L’avis de la CIJ condamne sans concession aucune l’occupation israélienne, lui attribue tous les maux et tous les excès qui lui sont liés : colonisation, apartheid. Il ne dit rien de l’autonomie palestinienne en zone A et B. Cependant, c’est bien l’occupation et seulement l’occupation que l’avis proscrit, nullement l’existence et la légitimité de l’État d’Israël.
Il est trop tôt pour évaluer l’impact diplomatique d’un avis « consultatif » par définition. S’il ne présente rien de contraignant, il crée un dilemme pour les pays démocratiques qui ont pour tradition de tenir compte des avis de la CIJ et entretiennent, par ailleurs, de solides relations avec Israël. La contradiction entre les deux objectifs conduira peu ou prou à une réévaluation des relations bilatérales en fonction de variables et de critères propres à chaque pays. L’isolement diplomatique d’Israël pourrait s’aggraver si la coalition actuelle parvenait à se maintenir au pouvoir et à l’emporter sur une alternative politique capable de modifier, sinon d’inverser, la tendance qui domine le champ politique israélien depuis plus d’une décennie.
Outre les conséquences extérieures qui restent à suivre, l’avis de la Cour signe, globalement, l’effondrement de l’architecture diplomatique conçue par les autorités israéliennes depuis la résolution 242 adoptée en novembre 1967 par le Conseil de sécurité. La décision émise le 19 juillet est l’aboutissement d’une situation qu’on a laissée se dégrader lentement – celle d’un conflit pour la résolution duquel un processus diplomatique avait été mis en place sans déboucher sur un traité de paix. Le ministère israélien des Affaires étrangères a beau jeu de rappeler que l’intervention de la CIJ contredit le principe de la négociation directe, qui fut au fondement de tous les accords de paix et des arrangements entre Israël et ses voisins. L’interruption des négociations, qui remonte à 2014, a été décrétée unilatéralement par Netanyahou. Aucune initiative israélienne n’a été prise depuis dix ans pour les remettre sur les rails. L’interventionnisme juridique reproché à la Cour procède de ce vide diplomatique que la Cour est venue combler.
L’avis de la CIJ apparaît comme le point culminant de ce déplacement opéré de la sphère diplomatique à la sphère juridique. L’Autorité palestinienne, qu’on juge toujours de manière stéréotypée comme corrompue et dépourvue de crédibilité, a tiré la leçon du refus de négocier validé par Netanyahou depuis 2014. Ce dernier ayant balayé de l’ordre du jour toute perspective de retour à la négociation, l’Autorité palestinienne a changé de stratégie pour réaliser l’objectif d’un État palestinien par une autre voie, celle de l’internationalisation. Les victoires juridiques sont moins spectaculaires que celles qu’on impute au Hamas depuis le 7 octobre sur le champ de bataille, mais il serait juste et justifié qu’on réévalue l’action diplomatique lente et patiente menée par l’Autorité palestinienne. Elle a creusé un sillon il y a plus de dix ans, semé les graines de la judiciarisation du conflit dont elle récolte les fruits aujourd’hui avec l’avis en question dont elle peut se féliciter pleinement.
Si on élargit la focale, on peut voir dans la décision prise par les juges de la CIJ un signe de l’évolution générale des rapports entre droit et politique, entre droit international et diplomatie : le premier ne se contente plus de fournir les normes susceptibles d’encadrer une négociation, il se substitue à la négociation lorsque précisément celle-ci n’est plus à l’ordre du jour.