Vers l’économie circulaire forte ?
Comme tous les ans, l’ONG américaine Global Footprint Network calcule le jour du dépassement. Ce jour symbolise la date à partir de laquelle l’humanité a consommé toutes les ressources naturelles que la Terre peut régénérer en une année. En 2024, cette date est intervenue le 1er août. Le reste de l’année les habitants de la planète vivent à crédit, prélevant des ressources qui ne se renouvellent pas assez vite, détruisant les fragiles écosystèmes et accélérant par leurs activités le réchauffement climatique.
Si l’attention politique et médiatique se focalise sur la transition énergétique pour atteindre la neutralité carbone, la surexploitation des ressources et l’explosion continue de la production de déchets constituent des enjeux préoccupants qui ne sont pas sans lien avec la crise climatique et la destruction du vivant. Ainsi, la majorité de l’empreinte carbone d’un smartphone pendant son cycle de vie provient de l’énergie nécessaire à l’extraction et la transformation des matières premières contenues dans ces produits.
Plus généralement, les technologies high-tech de la transition énergétique et numérique consomment des quantités croissantes de métaux dits « stratégiques » (terres rares, lithium, cobalt, cuivre, etc.) dont l’extraction est particulièrement polluante, sans compter les conditions sanitaires et sociales dans lesquelles celle-ci se déroule et les enjeux géopolitiques que leur approvisionnement concentré aux mains de quelques pays soulève[1]. À l’autre bout de la chaîne, la production de déchets continue à croître de façon rapide, notamment dans les pays émergents où le modèle consumériste accompagne une croissance économique rapide.
Économie circulaire : la fabrication d’un récit œcuménique
Il y a donc urgence à réduire la consommation de ressources naturelles et la production de déchets. Mais comment faire sans sacrifier la production de richesses économiques ?
C’est la promesse de l’économie circulaire, un concept popularisé par la Fondation Ellen McArthur (FEM). L’économie circulaire y est présentée comme une alternative au modèle dominant de l’économie dite « linéaire » que résume à la séquence : extraire – produire – utiliser – jeter. À rebours du modèle de l’économie linéaire, celui de l’économie circulaire vise à découpler la consommation de ressources de la croissance économique, grâce au triptyque des 3R : réduire – réutiliser – recycler. Ce modèle s’incarne dans différentes boucles de circularité pour éviter la mise en décharge : boucles courtes, fondées sur l’allongement de la durée de vie des produits (maintenance, réparation, reconditionnement…) et l’intensification de leurs usages (partage, économie de fonctionnalité) et boucles longues, comme le recyclage qui visent à valoriser les déchets. Au modèle globalisé de l’économie linéaire s’oppose ainsi le récit d’un modèle reterritorialisé de l’économie circulaire.
Ce récit pédagogique est celui raconté dans le premier rapport de la Fondation Ellen MacArthur (FEM) associée à McKinsey, paru en 2012 et présenté au Forum de Davos. Pour convaincre les acteurs économiques et les dirigeants politiques, ce rapport avance, dans son scénario le plus optimiste, que l’économie circulaire pourrait générer 630 milliards de dollars en Europe seulement et permettre de réduire la consommation de ressources de 30 % à l’horizon 2025. Rassembleur et rassurant, car fondé sur la promesse qu’un modèle économique plus respectueux de l’environnement et générateur d’emplois locaux est possible, ce récit suscite alors un engouement auprès de publics divers. Les acteurs économiques, particulièrement sensibles à la question des ressources, voient dans l’économie circulaire un moyen de réduire leur dépendance aux approvisionnements externes et maîtriser leurs coûts, tandis que les acteurs sociaux et de l’économie sociale et solidaire (ESS) y voient l’occasion de développer des projets locaux et durables.
Il faut dire également que ce rapport tombe à pic. Il est publié après une décennie d’explosion du prix des matières premières (multipliée par quatre au cours des années 2000), de tensions géopolitiques sur l’approvisionnement en métaux dits « stratégiques » avec la décision de la Chine, en 2005, de mettre en place des quotas d’exportation sur les terres rares, essentielles à toutes les technologies high-tech, dont elles contrôlent 95 % de la production mondiale et d’aggravation de la crise environnementale.
Circularité : le « recyclage » d’une vieille idée
Si la circularité fait ainsi son entrée à l’agenda politique et économique au début des années 2010, en quoi est-elle une idée et une pratique nouvelle ?
Un détour historique est ici nécessaire[2]. Les historiens rappellent justement que les pratiques circulaires étaient le modèle dominant jusque vers 1870[3]. Les matières et les produits usagés étaient systématiquement récupérés par des acteurs spécialisés (chiffonniers, égoutiers…) et faisaient l’objet d’une circulation intense entre les villes et les campagnes. Comme les ressources naturelles étaient coûteuses à extraire et à transporter, rien n’était jeté, tout était valorisé. La réparation était la norme pour prolonger la durée de vie des produits. Os, boues, graisses animales, chiffons, excréments étaient récupérés pour être transformés en une variété de produits : fertilisants, colles, papier, bougies, etc.
Ce modèle historique d’une économie circulaire domestique a progressivement périclité à la fin du XIXe siècle sous l’effet de trois révolutions consécutives : la deuxième révolution industrielle qui a permis d’abaisser le coût de l’énergie et des transports tandis que de nouvelles matières, issues de la chimie notamment, plus performantes et moins chères étaient inventées ; la révolution hygiéniste qui a interdit la circulation des matières organiques pour éviter la diffusion des épidémies et promu la collecte des déchets en vue de leur mise en décharge ; puis au milieu du XXe siècle, la révolution consumériste qui, grâce à l’action de nouveaux métiers (marketing, design, publicité), a suscité l’explosion des besoins pour les produits neufs tout en dévalorisant les produits usagés. Le modèle de l’économie linéaire triomphe ainsi dans les Trente Glorieuses.
Le retour au premier plan de l’idée de circularité tient donc moins à sa nouveauté qu’à la conceptualisation qu’en offre la FEM qui propose un cadre intégrateur où des stratégies élémentaires (maintenance, réparation, réemploi, recyclage…), auparavant considérées de façon isolées et disjointes, trouvent une cohérence nouvelle.
Séduite par cette utopie, l’Union européenne reprend à son compte le récit et la schématisation de la FEM annonce la sortie d’un paquet économie circulaire, finalement adopté en 2018. À l’instar de la France, avec la loi AGEC (anti-gaspillage et économie circulaire) adoptée en 2020, différents pays européens ou asiatiques (Chine, Japon) promulguent des lois pour promouvoir l’économie circulaire. Les entreprises ne sont pas en reste : des départements sont créés, tandis que des engagements sur le recyclage, l’incorporation de matières recyclées ou la réduction de l’intensité matières sont pris. Mais au-delà des intentions, qu’en est-il de ces promesses dix ans plus tard ?
Le mythe d’une circularité infinie
Si la notion est omniprésente dans les discours, les réalisations concrètes sont encore modestes. Un rapport récent de l’Agence européenne pour l’environnement (AEE) souligne qu’aucun découplage ne s’est produit entre l’empreinte matière et la croissance du PIB[4]. Autrement dit, la consommation de ressources renouvelables croît au même rythme que l’augmentation des richesses économiques. Le think tank Circle economy publie depuis 2018 un rapport, le Global Circularity Gap report, pour évaluer le ratio entre les matières valorisées et celles qui sont produites chaque année. En baisse constante, cet indicateur est tombé à 7,2 % en 2023. Comment interpréter cette baisse du taux de circularité à l’échelle mondiale ?
Si les expérimentations locales sont nombreuses, elles s’opèrent le plus souvent à petite échelle. Mais aucune transformation significative des modèles économiques ne s’est opérée jusqu’à présent. En d’autres termes, l’économie linéaire continue à progresser plus vite que l’économie circulaire, d’où la baisse constante de cet indicateur.
Mais ces résultats décevants ne s’expliquent-ils pas aussi par la croyance erronée d’une circularité infinie ? Dans les documents européens, les boucles de circularité sont décrites comme des « cycles sans fin » (endless cycle) à partir de l’image du cercle. Or, dans les civilisations anciennes, le cercle a toujours symbolisé l’éternité[5]. C’est le mythe de la circularité infinie, variation sur celui de l’éternel retour. Transposé à l’économie circulaire, le déchet ou produit usagé pourrait trouver une nouvelle vie après la mort, dans un monde tournant en circuit fermé.
Mais cette représentation ne correspond pas au fonctionnement du monde réel soumis aux lois de l’entropie : produits comme matières se dégradent inéluctablement. Pour faire tourner la machine économique, il est constamment nécessaire d’injecter de nouvelles ressources naturelles et de l’énergie. La circularité est également incompatible avec un modèle de croissance de la production. En effet, si les besoins sont croissants, ils ne peuvent être satisfaits par le réemploi de produits usagés ou par le recyclage de déchets dont une partie seulement est récupérable à un coût acceptable. L’aluminium est un bon exemple. C’est l’un des métaux les mieux recyclés dans le monde. Pourtant, le métal secondaire ne couvre que 30 % des besoins qui ont triplé au cours des vingt dernières années.
Enfin, le récit œcuménique de l’économie circulaire mésestime l’ampleur des changements à accomplir. La promotion à grande échelle de boucles de circularité ne relève pas de la génération spontanée. Côté offre, elle exige de former des personnels qualifiés qui manquent aujourd’hui et de construire des filières locales de qualité, assorties de garanties de service pour rassurer les clients. Côté demande, il s’agit que les consommateurs se tournent vers des produits et équipements de seconde vie, reconditionnés, réparés ou vers des matières recyclées plutôt que vers des matières vierges et des produits neufs.
De la circularité faible à la circularité forte
Une autre explication de la faiblesse des réalisations tient à la prédominance d’une approche que nous avons appelée circularité faible[6]. Pour les acteurs économiques établis, celle-ci consiste à optimiser les procédés et recycler les déchets en fin de vie sans changer leurs modèles d’affaires fondés sur la croissance des volumes. Plutôt que se réinventer, les entreprises s’adaptent à la marge, sans remettre en cause leurs routines.
À cette première approche, nous proposons d’opposer la circularité forte. Celle-ci vise un découplage effectif entre consommation de ressources et production de richesses en changeant en profondeur les modèles d’affaires et les modes de conception, et en modifiant radicalement les façons de consommer. L’enjeu de la circularité forte n’est pas de réduire la production de richesses économiques, il est de les générer autrement. Si elle vise la décroissance de la production matérielle, la circularité forte n’implique pas nécessairement la décroissance économique.
Elle se fonde sur deux piliers : l’éco-conception des systèmes, des produits et des équipements pour allonger leur durée de vie, intensifier leurs usages et réduire leur empreinte environnementale ; le développement d’activités à faible empreinte matérielle (offre de produits-services, agroécologie…) adossé à de nouveaux modèles d’affaires plus durables. L’éco-conception est un enjeu crucial car la plupart des objets et systèmes n’ont pas été conçus pour durer, pour être réparés ou recyclés. Ils sont d’abord conçus pour être les moins coûteux à fabriquer, à installer ou à faire fonctionner. C’est le principe du design to cost où il s’agit de générer des revenus immédiats sans considération des impacts environnementaux et sociétaux à moyen et long terme.
Or faire durer les produits, équipements ou systèmes plus longtemps n’est pas nécessairement plus coûteux sur le moyen et long terme. Certes, il faut sélectionner des matériaux et des composants de qualité et plus durables, éventuellement plus coûteux, mais il faut d’abord faire preuve d’ingéniosité et de discernement technologique : promouvoir la modularité qui permet la réparation ou le remplacement des composants défectueux d’un produit ; simplifier les systèmes de fixation incompatibles avec une réparation (ex. : collage) ; sélectionner des matériaux moins polluants et recyclables ; concevoir des systèmes technologiques robustes, sans sophistication inutile.
Cette démarche ne s’oppose pas au high-tech. Les objets connectés ou l’intelligence artificielle peuvent être utiles dès lors qu’ils facilitent la maintenance préventive et prédictive et une meilleure connaissance des performances d’usage des produits, afin d’en améliorer la conception. Dès lors que les produits et systèmes ont été éco-conçus, de nouvelles stratégies de services peuvent être proposées pour allonger leur durée de vie et intensifier leurs usages. Même si elles sont encore émergentes, de telles approches se développent aussi bien parmi de nouveaux acteurs de l’économie circulaire que parmi de grandes entreprises déjà établies.
En France, les acteurs de l’ESS, développent, à côté de leur activité de collecte et valorisation de déchets et produits de seconde main, des activités de réparation et de reconditionnement pour tirer parti des opportunités créées par la loi AGEC. À l’instar des Biens en commun, start-up proposant des services de partage d’équipements électriques et électroniques pour les habitants de résidences collectives (habitat social ou étudiant), de nombreuses start-up de l’économie circulaire investissent de nouvelles niches où elles promeuvent des offres associées à de nouvelles valeurs sociétales.
Parmi les grandes entreprises, certaines, à l’instar de Michelin ou Signify (ex. Philips lighting), explorent un modèle d’affaires d’économie d’usage en proposant des contrats de performance à leurs clients professionnels, incluant une performance environnementale, à partir d’équipements éco-conçus. Dès lors que l’activité se fait sur les services, ils ont intérêt à ce que les produits dont ils ont la propriété soient les plus durables possibles. En matière de réparation, Fnac-Darty, fort d’un réseau de service après-vente unique en son genre, a tiré parti de l’introduction de l’indice de réparabilité dans la loi AGEC, pour lancer en 2019 une offre d’abonnement de services de réparation (Darty Max) à laquelle plus d’un million de foyers avait souscrit en France en 2023.
Au-delà des produits manufacturés et des infrastructures, la démarche peut s’appliquer aux systèmes agroécologiques et à la conception d’éco-parcs industriels en appliquant les principes d’une économie permacirculaire : sélectionner des variétés complémentaires et résilientes aux aléas climatiques, et reconstituer un biotope qui permette d’éviter l’emploi d’intrants chimiques pour les premiers ; sélectionner des activités industrielles, complémentaires les unes des autres, pour que les déchets des uns constituent des ressources pour les autres, à l’image d’une symbiose naturelle, pour les seconds[7].
Ces exemples, qui se déploient à une certaine échelle et dans la durée, montrent que des stratégies alternatives à la production et la vente en quantités croissantes de produits neufs, ou à des activités agroécologiques et industrielles intensives en ressources, sont possibles. Mais de telles stratégies supposent cependant que des conditions soient réunies.
La première est celle des compétences : développer à grande échelle la maintenance, la réparation ou l’agroécologie suppose de réhabiliter des savoirs dévalorisés où les personnels qualifiés font défaut. La deuxième condition est de changer les indicateurs de performance qui sont encore trop souvent centrés sur une logique de croissance des volumes, de réduction des coûts et de rentabilité à court terme, incompatibles avec la circularité forte. La troisième condition est de reterritorialiser des chaînes de valeur et de reconstituer parfois ex nihilo des activités et des filières qui ont disparu. Dernière condition : ces stratégies de circularité forte doivent rencontrer des aspirations sociales et se traduire dans une demande solvable. C’est là où l’économie circulaire rencontre la problématique de la sobriété matérielle et énergétique. Comme l’attestent différentes études, les consommateurs sont désormais de plus en plus nombreux à vouloir faire réparer ou à réparer eux-mêmes leurs produits, à acheter des produits de seconde main ou des produits reconditionnés, à louer ou à partager leurs équipements plutôt que d’acheter des produits neufs[8].
Ces évolutions sociales ne relèvent pas seulement de choix individuels car ceux-ci restent encore prisonniers, dans leur majorité de normes culturelles et sociales qui valorisent la consommation comme accomplissement de soi et comme distinction sociale. Dès lors, elles doivent être encouragées par des politiques publiques volontaristes. Celles-ci concernent aussi bien l’éducation, pour inciter à la modération et éviter que les économies réalisées ne se reportent sur l’achat d’autres produits neufs (effets rebond), que la mise en place de dispositifs d’incitation, à l’instar de l’indice de réparabilité pour stimuler des pratiques de consommation et de production plus sobres et responsables. La contrainte n’est pas à exclure en cas de pénurie, à l’instar des mesures de rationnement de l’eau instaurées en Catalogne due à la sécheresse inédite qui sévit dans la région.
À cet égard, les décideurs publics continuent d’envoyer des signaux contradictoires. À côté de pratiques compatibles avec une circularité forte, comme certaines mesures de la loi AGEC, se poursuit la stratégie d’une croissance « verte », fondée sur une course à l’innovation technologique (véhicules électriques, parc d’éoliennes en mer, etc.) pour répondre à des besoins supposés croissants. Or, entre une croissance « verte », intensive en ressources, et une économie sobre en ressources, il n’y a pas de compromis possible, mais un choix politique à opérer. De celui-ci dépendra le sort de l’économie circulaire : une utopie séduisante devenue illusion perdue, ou la métamorphose d’un système économique en fin de cycle.