Société

Jeux de propagations et politique des émotions

Sociologue

Politiquement comme scientifiquement, nous manquons d’outils pour comprendre la manière dont les émotions se propagent lors des rassemblements collectifs et leur signification politique. L’analyse des enjeux politiques parcourant la séquence émotionnelle des derniers Jeux olympiques, qui ont activé des clivages idéologiques traditionnels tout en en troublant d’autres, offre de premiers repères, notamment à une gauche en panne d’émotions.

Nous avons donc vécu une « parenthèse enchantée », une « bulle de joie » avec ces Jeux olympiques à la maison. Voilà le diagnostic qui se propage, et chacun s’interroge sur ce qui a bien pu se passer et sur la durée de cet effet JO. On parle ici d’humeur du public plus que d’opinion, et les méthodes pour capter cet effet JO relèvent plus du doigt mouillé et du mimétisme que du sondage.

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Quatre niveaux d’expérience s’entrelacent pour constituer ce récit d’ambiance : l’expérience du public présent dans les enceintes sportives, l’expérience urbaine collective à Paris, l’expérience médiatique de chacun (en France mais aussi dans le monde), dans ce suivi en direct des épreuves et des moments d’effervescence, repris et amplifié par les réseaux sociaux, et enfin l’expérience des conversations entre amis, collègues, voisins, après coup elles aussi reprises et amplifiées en ligne.

Dans chacune de ces expériences, se construit une dimension d’un état d’esprit, d’une humeur, voire d’un « climat », pour reprendre un terme de Sloterdijk issu de sa sphérologie[1]. Avec Stéphane Chevrier et Stéphane Juguet, nous avions étudié cette « climatisation urbaine »[2] lors de grands événements (manifestations, festivals, matchs de foot) à la fin des années 2000 et nous en avions tiré deux livres, dont l’un s’intitule La Ville-Événement[3]. L’imprécision des termes (ambiance, climat, événement) est importante car elle dit bien la difficulté à saisir cette dimension de l’expérience du social, du vivre ensemble, si l’on se place seulement au-dessus ou à l’extérieur. C’est en cela que les travaux de l’équipe du Centre de recherche sur l’espace sonore et l’environnement urbain (CRESSON), et de Pascal Amphoux notamment[4], ou encore ceux du groupe de rythmologie autour de Luc Gwiazdzinski[5] sont importants car ils inventent des méthodes et des concepts pour saisir ces ambiances.

Comment penser ces moments de contagion ?

Malheureusement, ce phénomène social majeur, bien qu’éphémère, reste ignoré de ceux qui voudraient encore et toujours une sociologie des structures sociales d’un tel rassemblement, soit à travers les propriétés sociales identifiables de ses participants, soit à travers le montage des alliances pour gouverner un tel événement et en tirer profit, soit à travers la reproduction de schémas politico-économiques bien connus (panem et circenses, pour résumer).

De même, demander leur avis aux participants revient à leur faire exprimer des opinions sur une expérience qu’ils ont surtout vécu à haute intensité, au contact d’inconnus pour des sports qu’ils connaissaient parfois très peu ou dans une rue avec des passants autour d’un écran de télé, bref, par voisinage. La réflexivité que l’on peut avoir sur ces moments émotionnels forts est très faible, si ce n’est lorsqu’on la revit en conversant avec des participants (à divers degrés), en refaisant le récit de la victoire incroyable de Marchand en 4 × 100 m 4 nages, de la chute de Le Corre, concurrent du triathlon, de l’insaisissable mesure d’un centième pour la défaite de la française Samba-Mayela au 110 m haies, du dernier panier des hollandais en basket 3 × 3 ou des essais et percées de Dupont en finale du rugby à 7, tous cas très français, on l’aura noté.

Cette incapacité académique à prendre au sérieux ces expériences du social et à les formaliser va de pair avec l’impossibilité pour les politiques de droite ou de gauche de produire un discours pertinent pour accompagner ou prolonger ces expériences. Alors que le personnel politique passe son temps désormais à lancer des petites phrases et à créer des événements pour frapper les esprits et engendrer des émotions, il semble désarçonné face à des moments partagés, à émotions tout aussi fortes, qui ont le défaut de ne pas recouper les clivages qu’il tente d’imposer dans la lecture du social.

Unanimité du clivage national ?

Il est vrai qu’un seul clivage à caractère politique semble s’imposer dans les émotions et dans les discours, celui des nations, puisqu’il s’agit du principe même d’organisation des JO, nés au moment même où s’est installée cette division du monde en nations et en États-nations (exception notable cette année : l’équipe des réfugiés, intéressant retour du refoulé). Et il serait vain de prétendre que le public ne vibre qu’à la beauté du geste, de la performance, purifiée de toute référence à la nation de référence de l’équipe ou de l’athlète. Reconnaissons cependant que lorsque Duplantis bat son record du monde, que Simone Biles étale son talent en gymnastique ou que la néerlandaise d’origine éthiopienne Sifan Hassan remporte au sprint la médaille d’or du marathon, après celles en bronze du 5 000 m et du 10 000 m, le public s’unit derrière la célébration de l’exploit.

Attention, je viens de prendre un exemple précisément non garanti en matière d’unanimité car l’athlète a certes été célébrée pendant la cérémonie de clôture, ce qui lui donne un écho mondial certain, mais elle est apparue voilée, ce qui n’a pu manquer de briser l’unanimisme de l’émotion du public. Un autre clivage, au sens de Rokkan[6], s’est ainsi glissé dans le principe même de l’opposition entre nations, celui de la religion. Un autre clivage, celui du genre, pourtant constitutif des épreuves des JO, s’est vu lui aussi discuté avec le cas de la boxeuse algérienne Imane Khelif, médaille d’or, et témoigne ainsi des débats parfois virulents et délibérément polémiques qui traversent un tel océan d’unanimité et de priorités nationales.

Mais comment se fait-il d’ailleurs que cet unanimisme fonctionne dans certains cas et pas dans d’autres et comment cette émotion partagée se construit-elle ? N’oublions pas deux éléments-clés qui permettent à ces Jeux de faire fonctionner cette unanimité supranationale : grâce à une institution d’abord, le CIO, pourtant très opaque mais qui fait institution, avec ses membres (les « olympiens »), ses règles et ses enjeux financiers devenus colossaux (et propices à la critique et à la détestation), mais aussi grâce à l’exclusion d’un tiers, la Russie (et la Biélorussie, son excroissance dictatoriale). L’unité se fait donc contre un seul, en vertu d’un mécanisme mimétique de tiers exclus qu’aurait repéré René Girard[7].

Et pourtant, on peut remarquer la présence, parmi ces participants à l’unité mondiale, de pays qui n’ont rien à envier à la dictature poutinienne, mais dont les tricheries sportives sont moins documentées sans doute. La production d’une telle convention fondée sur des règles de compétition acceptées par tous est tellement sophistiquée et fragile dans son prétendu apolitisme qu’il reste difficile d’éviter les contestations de tout type, dont celles qui relèvent de la politique et de l’hostilité profonde entre nations, comme ce fut le cas avec l’équipe d’Ukraine d’escrime, qui en fit un message politique clair et qui déclencha un soutien populaire là aussi unanime.

Plus largement, la question mérite d’être soulevée : toutes ces émotions apparemment fusionnelles n’ont-elles fait qu’encourager encore un chauvinisme contagieux, sachant que les spectateurs français sont allés très loin dans cette expression, dans toutes les disciplines, avec l’encouragement omniprésent des animateurs d’ambiance et des playlists activées parfois abusivement ? L’effet JO et la parenthèse enchantée ne seraient-ils donc que des artefacts non seulement éphémères, mais aussi pernicieux ?

Des propagations que l’on peut tracer

Pour démêler ces expériences émotionnelles et leur portée politique, il faut les caractériser précisément. J’ai proposé de rassembler, dans un même point de vue sur le social, tous ces phénomènes sous le concept de propagations[8], qu’elles soient physiques et locales (on site), comme pour les mouvements de foule dont les olas, les chants, l’agitation des drapeaux font partie, ou plus à distance (on line), via les médias de masse ou les réseaux sociaux (mais aussi les conversations ordinaires) qui reprennent des éléments qui circulent, tels des mèmes, dans l’esprit des publics qui les propagent par simple réaction immédiate à ces signaux.

Ce point de vue demande des outils d’analyse précis, désormais disponibles pour étayer les élégantes descriptions des experts des ambiances. Le numérique sous toutes ses formes permet de le faire grâce à la traçabilité généralisée qu’il rend calculable, que ce soit pour le suivi des conversations en ligne ou pour la mesure des mouvements de foule (Moussaïd[9])… à condition de s’équiper. Il est même possible de comparer la propagation du signal de la victoire individuelle de Teddy Riner avec celle de son combat en équipe, ou de la comparer avec la vibration émotionnelle provoquée par la victoire de l’équipe de France de volley-ball par exemple, qu’on peut comparer avec celle de la défaite de l’équipe de France de basket, etc.

Les conditions techniques ne sont pas toujours simples à mettre en œuvre pour les mesures on site (caméras et IA), mais il est surtout important de ne pas se tromper de cadre d’analyse. Ce que nous mesurons à ce moment, ce sont des propagations d’entités (messages faits d’images ou de termes en ligne ou d’indices visuels et sonores de mouvements de foule) et non des opinions d’individus ni des statuts sociaux de collectifs. Non pas qu’il soit impossible ou non pertinent d’adopter ces points de vue plus classiques, mais si l’on veut vraiment capter quelque chose de ce qui circule au moment même où il circule, il faut se focaliser sur les signaux qui passent d’un corps à l’autre, d’un esprit à un autre via des médias qui en gardent trace.

Et la comparaison est essentielle, notamment entre nations ou entre JO ou entre événements, quand bien même, évidemment, la puissance émotionnelle d’une co-présence sur site, qui plus est dans un environnement urbain chargé d’histoire comme Paris, produit des effets puissants avant tout pour la France, comme public et comme nation.

La France = Paris = Vuitton ?

Car ce qui s’est propagé, c’est avant tout l’image de Paris, plus que celle de la France, comme l’avait voulu le Comité olympique et le metteur en scène de la cérémonie d’ouverture pour celle-ci, mais aussi pour tous les sites des Jeux. Parmi les mèmes qui captent l’attention des publics, les arrière-plans prennent soudain une force inédite pour des Jeux olympiques plutôt habitués à des infrastructures fonctionnelles standard et uniformes. La compétition est dans la ville, elle est urbaine par excellence, et elle s’inscrit alors autant dans un espace de qualité que dans une histoire très longue, chose particulièrement rare. Le public célèbre alors sa propre jouissance d’une ville réenchantée et reprise sur la circulation automobile notamment, comme on l’a vu lors des courses à pied ou à vélo, véritables remakes du prospectus touristique que le Tour de France produit chaque année. La différence d’expérience avec Tokyo par temps de Covid fut radicale.

On comprend alors que Paris est devenue bien plus qu’une capitale d’un pays, la France certes, mais qu’elle est devenue un espace de projection mondial pour tous les touristes potentiels, une référence mêlée de souvenirs des visites, des rêves de visites, des références télévisuelles, des stéréotypes véhiculés sur tout support. La tour Eiffel en est le plus iconique, fantasme du modernisme du XIXe siècle, qui enjambe le XXe pour se propager partout dans les imaginaires du XXIe, devenu parfait décor à selfies dans l’enceinte ouverte du beach volley. Plusieurs commentaires ont souligné le contraste inouï et inattendu entre la réputation de la vie ordinaire de Paris et la vie rêvée des touristes pendant quinze jours.

Il faut dire que ce succès est un fiasco pour les vandales réputationnels de « #SaccageParis », qui ne ménageaient pas leurs efforts depuis plusieurs années pour saboter toute initiative de la mairie (en les attribuant en particulier à sa maire puisque l’opération politique et misogyne est bien documentée désormais). À l’inverse, certains sponsors en ont profité, voire même abusé, au point que l’on peut parler à cette occasion d’une forme de vuittonisation du concept de nation, tant les malles et le design Vuitton furent présents à tous les instants de la cérémonie et des compétitions. Ce n’est plus Paris qui tient lieu de France, c’est Vuitton qui tient lieu de Paris et de France dans ce moment globalisé par excellence. « LVParis » serait donc le slogan à retenir en matière de réputation si l’on suit la méthode de naming qu’Alain Damasio a adoptée dans Les Furtifs.

En revanche, ceux qui ont dû devenir furtifs durant cette période jusqu’au point de disparaitre furent tous les migrants, nettoyés de tout Paris et remplacés dans des secteurs comme la porte de la Chapelle par une invasion de « bleus ». Au fond l’unanimité nationale comme la ville selfie fonctionnent bien mieux quand on se retrouve « entre-nous », touristes mondialisés, unis contre un tiers exclu sans devoir affronter des moments de mauvaise conscience, puisque les migrants et les précaires extrêmes ont disparu du regard grâce aux opérations de police. « Ici, c’est Paris » pourtant, ville refuge d’une misère errante comme toutes les autres métropoles.

Chauvinisme sous contrôle ?

La compétition entre nations a sans doute évité les ornières du chauvinisme pour deux raisons : le cadre institutionnel régule cette expression en la réinterprétant dans un cadre sportif, nous l’avons déjà mentionné, et, ensuite, ce sont avant tout des effets de propagation de réputation qui ont été les plus marquants. Or, ces effets ont pour propriété d’être très éphémères et de mobiliser des signifiants secondaires et non des stéréotypes anciens et porteurs de guerre. Rappelons cependant que cela s’est fait au prix d’une exclusion d’un tiers devenu indigne de l’esprit olympique et qu’on a pu enfin oublier pendant deux semaines (alors que l’invasion russe était toujours là, de même que la destruction de Gaza).

Tout cela a mis l’extrême droite internationale, raciste, nationaliste et belliciste en difficulté car son clivage en particulier racial ne fonctionnait plus comme référent, notamment pour les équipes de France (ou alors devait se révéler comme tel et devenir dès lors anti-national). Mais, soyons-en convaincu, les racistes contraints d’être admirateurs éphémères de Teddy Riner et d’une équipe de judo totalement noire reviendront très vite à leurs démons, dès lors que la réputation de la France n’alimentera plus ce vernis chauviniste. Le même effet pro-diversité avait montré ses limites dans le temps en 1998, lors de la victoire française à la Coupe du monde de football. Comme lui, le placebo olympique ne peut en rien guérir d’une profonde dégénérescence des articulations sociales, du souffle républicain et du nerf de la solidarité.

La gauche en panne d’émotions ?

La gauche en est convaincue de tout temps et ne souhaite pas alimenter la pompe à opium du peuple qu’est le sport en général et le mythe olympique en particulier. Un seul clivage voire deux trouvent justice à ses yeux, celui de la lutte des classes et, désormais, mais de façon encore trop technique, celui de la lutte contre le réchauffement climatique. Dans les deux cas, les arguments rationnels sont supposés détacher les esprits de leur captation par la machinerie médiatique vendeuse d’illusions d’harmonie ou, pire, de passions chauvines.

Pourtant, ce ne fut pas toujours le cas dans l’histoire de la gauche. Les émotions de classe étaient un moteur très bien mobilisé par le Parti communiste notamment, par le mouvement ouvrier en général, soit dans une activité communautaire permanente, riche et encadrée idéologiquement même si passionnée, soit dans les moments insurrectionnels (dont la grève générale était le parangon), qui permettaient de changer de climat et surtout d’état d’esprit, de dissoudre les peurs, les résistances au changement par la joie de l’action collective et l’expérience de la puissance des masses.

Ces espoirs restent encore très présents dans la pensée stratégique des partis de gauche qui ne se sont pas inclinés devant la raison raisonnante comme seul argument puisque, sur cette pente rationalisante, c’est toujours le libéralisme et la pensée TINA (There Is No Alternative de Thatcher) qui risqueraient de s’imposer et qui de fait s’est imposée depuis quarante ans. Les critiques et les appels à la conflictualité, disqualifiés comme « passions tristes », s’effondrent systématiquement face à ce que j’appellerais des « lâchetés tristes », et même sinistres, ces machines à répéter l’inéluctable des injustices, désormais très bien équipées par le système médiatique français.

Mais au fond, la gauche n’a jamais compris ni cru à ce pouvoir des passions ou des émotions. Quand Rosanvallon[10] souligne leur puissance comme effet « des épreuves de la vie », il le fait en mettant en avant toutes les émotions négatives ainsi engendrées (aucune mention des joies de solidarité, même dans ces épreuves, par exemple) et pour montrer l’impasse de tout mouvement politique qui chercherait à capitaliser sur la base émotionnelle du ressentiment (qui serait inévitablement un « populisme ») ou qui les nierait en adoptant une « politique de la raison » fatalement technocratique. Cependant, cette impasse lui apparait clairement puisqu’il plaide pour des méthodes de suivi permanent des humeurs, en ligne notamment, et pour prolonger les travaux de Tarde et de Simmel, ce qui constitue précisément le cœur de mon travail sur les propagations[11].

Puissance de propagation des émotions

Les émotions des Jeux olympiques comme celles des manifestations (et ne pas les distinguer est important pour ne pas disqualifier les unes a priori) ne sont pas des états d’âme, ne sont pas des faillites de la raison, ne sont pas des effets de manipulations suspectes. Ces émotions ont leur propre puissance d’agir, qui repose sur la propagation par voisinage, par contagion, par viralité, tels les virus dont on a commencé, dans la douleur, à apprendre le statut d’acteurs très bizarres (vivants ou non ?).

La mascotte des Jeux ou le pin’s de Marchand sont, certes, des produits marketing. Des acteurs stratèges organisent en effet cette « marchandisation » (!) de la natation et surfent sur l’économie de la consommation de signaux de distinction par ses publics/consommateurs/classes sociales (à condition de pouvoir se les payer, quand même !), sans doute. Mais ces objets/signaux ont des puissances d’action propres qui attirent l’attention, qui emportent la décision d’achat sans qu’on s’y attende (comme l’achat en un clic, sans la friction de la délibération, tout comme on se met à sauter dès que tout le monde chante « qui ne saute pas… » !).

Ce sont des effets de propagation par contagion de voisinage qui relèvent d’une dimension clé du social encore totalement sous-estimée par les sciences sociales et par les décideurs (en dehors de certains marketeurs précisément). Ces entités ont leur vie propre et tout le monde aura peut-être oublié la mascotte dans quelques semaines, à moins que son potentiel de reformulation, de mutation, de traduction en image du clitoris, déjà bien repéré, ne lui donne une seconde vie, au moins humoristique, voire militante.

Or la gauche respectable, responsable et raisonnable ne semble pas prête à jouer avec ces incertitudes, avec ces signaux, au mieux jouissifs, au pire naïfs, et à se laisser berner par ces passions trop gaies. La gauche doit rester la « non-dupe » de service, qui ne peut dès lors partager les émotions du peuple, sauf lorsqu’elles sont propagées comme propagande dans les temps totalitaires.

Or, pour citer l’aphorisme de Lacan, « les non-dupes errent », et la gauche erre face à la propagation des émotions unanimistes des Jeux, tout comme elle erre face aux propagations des émotions racistes et au montage du bouc émissaire des immigrés, ou encore face aux formes de manifestation des Gilets jaunes (Gwadzinski et al.[12]). Elle cherche à s’y opposer, à les faire rentrer dans le rang de la raison critique ; elle emploie des arguments rationnels qui devraient convaincre. Et dans tous les cas, officiellement, elle refuse de se situer dans le même registre de communication, la viralité des émotions et des expériences de voisinage, qui n’ont, semble-t-il, aucune légitimité dans les débats et enjeux politiques.

La contagion libertarienne

Je ne dis pas qu’il faudrait cesser de « travailler » l’opinion à partir d’influenceurs divers, d’arguments fondés et d’offres de choix rationnels. Je ne dis pas non plus qu’il ne faut pas traiter les problèmes « à la racine », c’est-à-dire au niveau de la « structure sociale », sur les effets de relégation par faiblesse de revenus, perte de services publics, disqualification éducative, dégradation des espaces urbains, etc. Toutes choses que la gauche promet et argumente, voire met plutôt bien en œuvre dans les communes où elle gouverne. Mais lorsque les campagnes électorales nationales mobilisent les stéréotypes des grandes causes ultra simplifiées (immigration, dette, compétitivité, Europe, etc.), elle perd pied face à la machine médiatique à mensonges (c’est ce que sont les fake news, tout simplement), désormais amplifiée par les réseaux sociaux.

Car si les réseaux sociaux fonctionnent si bien à la propagation, à la viralité comme je l’ai montré après d’autres[13], c’est qu’ils favorisent les messages clivants, simplifiés et choquants et donc émotionnellement très chargés. Or, tous les arguments contre les mensonges supposent du temps d’attention, un échange contradictoire, des illustrations adaptées etc., tout ce qui fait la valeur de l’espace public construit pendant plus de deux siècles par les démocraties, leurs systèmes juridique, médiatique et scientifique, où la charge de la preuve et l’examen contradictoire sont des vertus incontournables. Les réseaux sociaux, qu’on devrait quitter dès qu’on est responsable politique lorsqu’ils sont infectés par le libertarianisme fasciste d’un Musk, ou qu’on devrait fortement réguler, ont donc tout naturellement profité à l’extrême droite partout dans le monde (Schradie[14]), malgré leur utilité pour la coordination de plusieurs mouvements sociaux, toujours éphémères, dans les années 2010 (Tüfekçi[15]).

Tactiques de propagation des émotions

Dans toutes les situations, en ligne ou sur site, les émotions qu’on éprouve sont provoquées par des signaux qui se propagent. L’attention d’un public, d’une foule, d’un internaute est mobilisée et sa réaction immédiate provoque ces effets de bascule (tipping point) dans l’état d’esprit d’un public, sur place ou en ligne. Aucune approche par l’état des structures sociales ou par les décisions et les préférences individuelles ne peut rendre compte de ces processus où chacun de nous est agi par ces signaux de voisinage. Or, ces limites des approches académiques se retrouvent dans les attitudes politiques qui pourtant font appel à tant de passions. Passions que les formations politiques ne savent pas et ne veulent pas lire tout en prétendant les manipuler. Une politique des émotions doit être attentive à tous les détails et le propos, apparemment correct sur le plan juridique, mais dit sur un ton agressif, se propagera parce qu’il est agressif, avec toutes les conséquences imprévisibles qui s’ensuivent.

Ici, nulle stratégie n’est possible, mais seulement des tactiques politiques qui doivent être attentives à tout signal, qui doivent veiller aux détails et admettre qu’elles ne contrôlent rien. Toute politique des émotions ne peut qu’être tactique et oblige à une grande modestie et, surtout, à reconnaître l’autonomie de ces propagations qui agissent malgré nous. Et sur ce plan, tous les dispositifs qui, comme les réseaux sociaux, favorisent cette réactivité se transformeront en machines à rumeurs, à haine, à peurs ou à stéréotypes, tous plus faciles à propager, et donc en bénéfice pour l’extrême droite, qui vit de ces expressions qui viennent des tripes.

Cependant, la gauche doit assumer une politique des émotions différente en encourageant d’autres propagations positives analogues à celles vécues pendant les Jeux olympiques, en étouffant dans l’œuf des rumeurs, des signaux de bas niveau qui suscitent des réactions viscérales, que ce soit en ligne, quand le jeu des petites phrases tue le débat, ou dans un quartier, quand la propreté au quotidien fait signal de déclassement, par exemple. Or, la contagion des émotions positives de la diversité se fait aussi par voisinage, qu’il soit médiatique ou urbain.


[1] Peter Sloterdijk, Écumes. Sphères III : sphérologie plurielle, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Paris : Maren Sell, 2005.

[2] Dominique Boullier, Stéphane Chevrier et Stéphane Juguet, Événements et sécurité. Les Professionnels des climats urbains, Paris : Les Presses des Mines, 2012.

[3] Dominique Boullier, La Ville-Événement. Foules et publics urbains, Paris : Presses universitaires de France, 2010.

[4] Pascal Amphoux, Grégoire Chelkoff et Jean-Paul Thibaud (dir.), Ambiances en débats, Bernin : À la croisée, 2004.

[5] Christian Graff et Luc Gwiazdzinski (dir.), Rythmes et flux à l’épreuve des territoires, Paris : Ruthmos, 2024.

[6] Seymour Lipset et Stein Rokkan, Structures de clivages, systèmes de partis et alignement des électeurs : une introduction, Bruxelles : Université de Bruxelles, 2008 [1ère éd. 1967].

[7] René Girard, La Violence et le sacré, Paris : Grasset, 1972.

[8] Dominique Boullier, Propagations. Un nouveau paradigme pour les sciences sociales, Malakoff : Armand Colin, 2023.

[9] Mehdi Moussaid et Jacek Wozniak, Fouloscopie. Ce que la foule dit de nous, Paris : humenSciences, 2019.

[10] Pierre Rosanvallon, Les Épreuves de la vie. Comprendre autrement les Français, Paris : Seuil, 2021.

[11] Dominique Boullier, Propagations, op. cit.

[12] Luc Gwiazdzinski, Bernard Floris et Angelo Turco, Sur la vague jaune. L’utopie d’un rond-point, Seyssinet-Pariset : Elya, 2019.

[13] Dominique Boullier, Comment sortir de l’emprise des réseaux sociaux. Le Réchauffement médiatique, Paris : Le Passeur, 2020.

[14] Jen Schradie, The Revolution That Wasn’t. How Digital Activism Favors Conservatives, Cambridge (États-Unis) : Harvard University Press, 2019.

[15] Zeynep Tüfekçi, Twitter et les gaz lacrymogènes. Forces et fragilités de la contestation connectée, traduit de l’anglais par Anne Lemoine, Caen : C&F, 2019.

Dominique Boullier

Sociologue, Professeur à Sciences Po (Paris), chercheur au Centre d'études européennes et de politique comparée (CEE)

Rayonnages

Politique Société Sport

Mots-clés

Jeux Olympiques

Notes

[1] Peter Sloterdijk, Écumes. Sphères III : sphérologie plurielle, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Paris : Maren Sell, 2005.

[2] Dominique Boullier, Stéphane Chevrier et Stéphane Juguet, Événements et sécurité. Les Professionnels des climats urbains, Paris : Les Presses des Mines, 2012.

[3] Dominique Boullier, La Ville-Événement. Foules et publics urbains, Paris : Presses universitaires de France, 2010.

[4] Pascal Amphoux, Grégoire Chelkoff et Jean-Paul Thibaud (dir.), Ambiances en débats, Bernin : À la croisée, 2004.

[5] Christian Graff et Luc Gwiazdzinski (dir.), Rythmes et flux à l’épreuve des territoires, Paris : Ruthmos, 2024.

[6] Seymour Lipset et Stein Rokkan, Structures de clivages, systèmes de partis et alignement des électeurs : une introduction, Bruxelles : Université de Bruxelles, 2008 [1ère éd. 1967].

[7] René Girard, La Violence et le sacré, Paris : Grasset, 1972.

[8] Dominique Boullier, Propagations. Un nouveau paradigme pour les sciences sociales, Malakoff : Armand Colin, 2023.

[9] Mehdi Moussaid et Jacek Wozniak, Fouloscopie. Ce que la foule dit de nous, Paris : humenSciences, 2019.

[10] Pierre Rosanvallon, Les Épreuves de la vie. Comprendre autrement les Français, Paris : Seuil, 2021.

[11] Dominique Boullier, Propagations, op. cit.

[12] Luc Gwiazdzinski, Bernard Floris et Angelo Turco, Sur la vague jaune. L’utopie d’un rond-point, Seyssinet-Pariset : Elya, 2019.

[13] Dominique Boullier, Comment sortir de l’emprise des réseaux sociaux. Le Réchauffement médiatique, Paris : Le Passeur, 2020.

[14] Jen Schradie, The Revolution That Wasn’t. How Digital Activism Favors Conservatives, Cambridge (États-Unis) : Harvard University Press, 2019.

[15] Zeynep Tüfekçi, Twitter et les gaz lacrymogènes. Forces et fragilités de la contestation connectée, traduit de l’anglais par Anne Lemoine, Caen : C&F, 2019.