L’islam dans les procès de terrorisme
L’institution judiciaire française n’aborde généralement les questions de religion qu’avec les plus extrêmes précautions, les passant volontiers sous silence, voire les maniant comme une sorte de tabou. L’accueil réservé récemment par des magistrats à une recherche sur ce sujet en témoigne : « Vous ne trouverez pas grand-chose… », et « La religion n’a pas sa place dans la justice laïque, la justice de la République ».
Dans au moins un domaine toutefois, la justice ne peut faire l’impasse sur la religion : il s’agit de cet ensemble de procès aujourd’hui dénommés « procès terroristes ». Le terrorisme dont il est question, également qualifié de « djihadiste », présente en effet la particularité de se revendiquer d’une religion, l’islam. Dans ces procès, la notion de « radicalisation » (sous-entendu, religieuse) s’invite dans les débats. La question est alors de savoir comment la justice va se saisir de cet élément, quelle place elle va lui accorder. Trois scènes judiciaires différentes ont été l’occasion d’observer plusieurs facettes, relativement contrastées, de ce traitement : le tribunal pour enfants statuant en matière terroriste, le procès des attentats de novembre 2015 à Paris et Saint-Denis, dit V13, et le procès des attentats commis le 22 mars 2016 à l’aéroport de Zaventem et dans le métro bruxellois.
Le tribunal pour enfants représente une situation un peu particulière, par rapport aux deux autres scènes, en raison de la moindre gravité des faits jugés, commis par des mineur.es. Ils et elles sont cependant pareillement poursuivi.es pour association de malfaiteurs terroriste (AMT) : deux jeunes filles pour avoir participé à un groupe Telegram encourageant le départ en Syrie et diffusé des vidéos de propagande de l’organisation État islamique ; une autre mineure pour avoir entretenu une correspondance virtuelle avec un détenu converti qui allait mourir « en martyr » sur zone ; un jeune Tchétchène, accusé d’avoir préparé la revendication d’un attentat (ensuite déjoué). L’observation par l’autrice de ces audiences a présenté l’intérêt d’offrir à l’analyse des deux procès d’assises une entrée en matière, un regard plus centré sur la religion et son traitement qu’obscurci par l’horreur des faits.
Les deux procès d’assises, en apparence très semblables puisqu’ils traitaient l’un et l’autre d’attentats de masse, commis par la même « cellule » djihadiste (cinq des accusés du procès de Bruxelles ont auparavant été condamnés pour les attentats de novembre 2015), se caractérisent quant à eux par une façon paradoxalement très différente d’aborder la « dimension religieuse ».
Au tribunal pour enfants : « Musulman comme nous ou musulman normal ? »
Les audiences du tribunal pour enfants ont été marquées par le souci des magistrates d’éviter l’amalgame, ou le court-circuit, non seulement entre religion et radicalité – musulman « normal » vs musulman « comme nous »[1] – mais entre radicalité et infraction.
On les a d’abord entendues affirmer l’importance accordée au respect de la liberté de religion. Dans la première affaire, la présidente est très claire : « Je précise que la pratique religieuse n’est pas interdite par la loi. La radicalisation n’est pas non plus interdite par la loi, du moment qu’il n’y a pas d’actes violents ou en rapport avec une association de malfaiteurs en vue d’une entreprise terroriste. »
La conduite des débats s’est ensuite écartée de la traditionnelle distinction entre interrogatoire de personnalité et interrogatoire sur les faits. La présidente nous explique : « D’habitude, on commence par les faits et on aborde ensuite la personnalité. Ici, les faits, c’est d’abord la radicalisation. Je ne me voyais pas démarrer l’audience en posant des questions sur la religion, la façon dont [les mineures] s’étaient “radicalisées”. »
L’audience a alors adopté une approche chronologique, en trois temps : la personnalité avant l’interpellation, les faits, la personnalité après l’interpellation. Dans les trois audiences, la conduite des débats a soigneusement distingué, d’une part, la pratique de la religion avant les faits – pratique régulière de l’une des mineures et absence de pratique de l’autre dans le premier procès, pratique « à 5 % » de la troisième, méconnaissance de la religion par le jeune Tchétchène – et, d’autre part, la radicalisation et ses manifestations. Pour ce second temps, les débats ont par exemple souligné la « compétence » revendiquée par le jeune homme en matière d’utilisation du vocabulaire djihadiste sur les réseaux sociaux, « ce qu’il fallait montrer, dit-il, quand on adhérait au djihad ».
Cette approche précautionneuse de « la » religion s’est accompagnée – comme c’est généralement le cas en justice des mineurs – d’un examen attentif de la personnalité et du parcours des mineur.es en cause. Les audiences ont mis en évidence la fragilité et l’isolement ayant conduit l’une des jeunes filles à laisser se développer une relation pour le moins problématique, le caractère « rebelle » d’une autre, ou encore les traces guerrières, politiques de l’histoire familiale du jeune Tchétchène, plus féru d’armes et de combats, de résistance à un envahisseur, que de religion musulmane.
Au tribunal pour enfants, la religion musulmane est donc soigneusement distinguée de la radicalisation et de sa dimension éventuellement incriminable. Quant à la radicalisation, on voit qu’elle n’épuise pas, et de loin, la compréhension des parcours des mineur.es poursuivi.es : la dimension psycho-sociologique, ou politique y occupe une place non-négligeable.
V13 : l’islam en procès ?
Là où le tribunal pour enfants avait opté pour un interrogatoire unique, chronologique, qui mettait en évidence la nature variable du religieux, le président de la cour d’assises a fait un choix explicitement et radicalement différent.
Dans le planning diffusé au début du procès V13, on peut lire : « Personnalité des accusés (hors religion) », et plus loin, lorsque le programme aborde la question des faits « ce volet comprend l’aspect religieux ». Hors une éventuelle radicalisation, la religion n’intéresse apparemment pas la cour. Le rapport que les accusés avaient à la religion, la pratique qui était la leur avant qu’éventuellement ils ne « basculent » n’apparaît nulle part. Allait-on assister à une réduction de la religion à la radicalisation et donc à un élément à charge ? C’est ce qu’avait soutenu Éric Dupond-Moretti, alors avocat en défense, lors du procès Merah en 2017[2].
Tout au long des interrogatoires de personnalité, le président jouera son rôle de « garde-barrière »[3]. La tâche n’est pas facile et il y aura des franchissements de limite, des deux côtés de la barre. La religion « normale » ne sera pourtant pas totalement absente : on la trouvera, mais plus tard, comme en passager clandestin, lors de l’examen des faits, dans les auditions des proches des accusés, interrogés sur la pratique religieuse de leur fils, frère ou [ex]-conjoint. La pratique – ou l’absence de pratique – religieuse des uns et des autres est alors décrite, et on devine qu’une palette de rapports « normaux » à la religion pourrait être déployée à propos des accusés (comme elle l’avait été devant le tribunal pour enfants).
Ainsi, les témoignages des proches de Salah Abdeslam dresseront le portrait d’un individu pour le moins éloigné de la pratique religieuse – et même adepte de pratiques transgressives telles que la fréquentation assidue des casinos. À l’autre extrême, l’accusé Mohamed Bakkali, impliqué notamment pour avoir loué des appartements destinés à loger les terroristes, apparaîtra comme ayant toujours eu une pratique rigoureuse, voire rigoriste de l’islam.
Lorsque vient le moment d’interroger les accusés sur les faits, la difficulté de l’exercice prend une autre dimension. Le rapport à la religion est un des items de la « check-list » utilisée par le président. C’est même par cette question que l’interrogatoire commence. Il ne s’agit plus de ne pas parler de religion, mais de la façon d’en parler. Les magistrats continuent d’être des « funambules du questionnement »[4]… Le risque de malentendu n’a pas totalement échappé à la cour : « Vous avez indiqué que votre famille était musulmane, pratiquante, vous-même aussi, avec une conception orthodoxe de l’islam […] même si ce n’est pas votre religion qui vous est reprochée. » D’autant que plusieurs avocats de parties civiles – des avocates surtout – souligneront de façon particulièrement insistante tout ce qui, d’une manière ou d’une autre, évoque une conception rigoriste – donc à leurs yeux coupable – de la religion musulmane.
Dans ces interrogatoires, l’importance accordée à la radicalisation n’est pas pour autant appuyée sur une connaissance fine de la religion musulmane et de ses déclinaisons. Tout au long du procès, on assistera à la recherche de « signes de radicalisation » : fréquentation plus assidue de la mosquée, longueur de la barbe, port du qamis, refus de serrer la main des femmes… L’accusation assure qu’il s’agit de rechercher des preuves. Sans doute, mais de stéréotypes en idées toutes faites, c’est une image singulièrement déformée de la religion musulmane qui ressort de l’audience.
Au-delà de la méconnaissance de la religion musulmane, et d’une tendance à assimiler islam et radicalité, on a pu observer à V13 le risque d’un autre glissement. L’accusé Sofien Ayari, ce Tunisien qui présente son départ en Syrie comme un choix politique, avait lancé une remarque pleine d’ironie lors de son interrogatoire sur les faits : « En fait, […] ce que j’ai compris, c’est que quand on parle de radicalisation on fait le lien avec la religion, on commence par pratiquer un peu, au fur et à mesure notre pratique est de plus en plus rigoureuse et un matin on se réveille et on va faire le djihad…»
Les avocat.es de la défense en arriveront à dénoncer « un glissement dangereux. […] Un glissement de la notion de religiosité à celle de radicalisation et, plus grave, par le PNAT, à celle de dangerosité »[5]. Pour la défense à tout le moins, ce que les juges des enfants ont attentivement cherché à différencier se trouve ici inextricablement mêlé.
Le président répondra, solennel, en appelant au calme : « Il n’est pas question de reprocher à un tel ou un tel de pratiquer telle religion. Je ne vois pas en quoi la cour aurait pu à un moment donné déraper. Il est normal qu’on pose ces questions pour savoir à qui on a affaire. Mais religion ce n’est pas radicalisation, terrorisme et compagnie. »
La façon dont la religion/radicalisation a été présentée au cours de l’audience va de pair avec l’importance donnée à cet élément dans la compréhension des faits. Le procès n’est pas loin d’en avoir fait l’explication unique de l’engagement djihadiste. C’était l’approche de l’accusation, soutenue par plusieurs avocats de parties civiles. Elle s’est trouvée confirmée par l’audition des témoins dits « de contexte » : les seuls chercheurs entendus ont développé un discours plus axé sur les dérives de la religion musulmane que sur l’endossement d’un discours « religieux » par des individus délinquants qui ne feraient en quelque sorte qu’« habiller » d’islam leur violence. La dimension religieuse n’a laissé que peu de place, à V13, à deux autres registres de compréhension des faits, et des parcours : le politique et le socio-biographique.
Certains accusés l’ont déclaré de façon explicite, leur engagement était politique avant d’être religieux. Le jeune Tchétchène, au tribunal pour enfants, avait eu cette formule : « Ce n’est pas l’islam qui m’a conduit au djihad, c’est le djihad qui m’a conduit à l’islam. » Son intérêt pour l’action violente était motivé par son passé d’enfant marqué par la guerre, par la résistance à l’envahisseur. L’usage du registre religieux n’était qu’un moyen de communication, un langage.
À V13 Sofien Ayari et l’un de ses défenseurs récusaient également la motivation religieuse. Il faudrait ici faire le portrait de Sofien Ayari, qui a quitté la Tunisie pour la Syrie, au moment des printemps arabes. Il a longuement expliqué à l’audience comment, se sentant solidaire du peuple syrien, il était parti combattre Bachar al-Assad, faire la guerre. Et comment ensuite seulement, blessé, hospitalisé à Raqqa, il a vu autre chose : « Quand on voit des gens courir, en panique, on a un autre raisonnement. On voit l’humiliation sur le visage des gens. On se sent rabaissé, humilié, impuissant. […] Ça a éveillé en moi des choses compliquées à gérer. J’avais 21 ans. […] Quand on m’a dit “On a besoin de vous ailleurs”, je suis parti. »[6]
Son avocat résume, au moment de plaider : « Ce n’est pas le djihadisme qui précède la guerre, c’est la guerre qui précède le djihadisme. […] Ce n’est pas la religion qui est à l’origine de ces attentats, c’est la guerre. »
L’originalité de la plaidoirie a été soulignée dans la presse, Emmanuel Carrère consacrera deux pages à Ayari dans V13[7], mais leur point de vue a été minoré pendant les débats. Si François Hollande a été interpellé sur la politique internationale de la France, le lien établi par certains accusés entre les attentats et les frappes de la coalition en Syrie a été très rapidement évacué. Le parquet a porté le coup de grâce dans son réquisitoire en qualifiant l’argument de « lieu commun le plus éculé de la propagande djihadiste, alibi purement rhétorique, contresens logique, scandale moral… » L’arrêt de la cour ne mentionnera que la radicalisation.
Peu de considération a d’autre part été accordée à des approches plus individualisées, de nature socio-biographique. Radicalisés, peut-être, mais comment en étaient-ils arrivés là ? Quelle « faille narcissique », quel sentiment de discrimination, quelle loyauté à l’égard des frères et amis, voire quelle « simple » difficulté d’intégration au marché du travail aurait précipité l’adhésion de l’un ou l’autre à un système de pensée rassurant ou motivant ?
On pourrait évoquer ici Mohamed Abrini, surnommé Brinks, les poches pleines de billets, détenu pour de multiples cambriolages… qui apprend, en prison, la mort de son petit frère parti en Syrie et qui, après avoir accompagné à Paris ce qu’il appellera lui-même le « convoi de la mort », deviendra « l’homme au chapeau » qui quitte l’aéroport de Zaventem sans avoir fait exploser sa bombe. Comprendre n’est pas excuser, on ne le répétera jamais assez, mais faut-il pour autant renoncer à comprendre[8] ?
Le parquet parlera de « chantage sociologique ». Et s’il décrit succinctement les accusés, dans ses réquisitions, il annule tout aussitôt les différences pour ne retenir que l’engagement idéologique commun : « Quel point commun y a-t-il entre les trente-trois membres de la cellule identifiés […], un Pakistanais de trente ans, un jeune Bruxellois sans histoire de dix ans son cadet, un éleveur d’oiseaux des quartiers populaires d’Alger, des frères condamnés pour grand banditisme, des jeunes Belges d’origine marocaine de Molenbeek ou des Français de Strasbourg, Drancy ou Chartres ? Ce ne sont pas des déterminants sociologiques ou psychologiques. Ils ne sont pas des damnés de la terre, des enfants martyrisés, des gens souffrant de troubles psychologiques manifestes. Cela ne signifie pas que ces facteurs n’existent pas ou ne comptent pas. Mais ils sont moins déterminants que l’engagement idéologique des accusés. La force de leur engagement, c’est ce qui les relie, et aussi qui les distingue. »
Seule l’idéologie importe, le procès fait l’économie d’un retour sur la dimension nécessairement interactive de toute radicalisation, que ce soit au niveau politique ou au niveau de l’intégration sociale.
La cour d’assises de Paris rend son arrêt le 29 juin 2022. Le 5 décembre 2022 s’ouvre à Bruxelles le procès des attentats du 22 mars 2016.
Au procès des attentats du 22 mars 2016 à Bruxelles : l’islamologue de la police
Pour mémoire, les attentats de Bruxelles, le 22 mars 2016, à l’aéroport de Zaventem et dans une rame de métro à la station Maelbeek, ont été perpétrés par la même « cellule » djihadiste que ceux de novembre 2015 à Paris et Saint-Denis. Dans le box, on retrouve cinq des condamnés de V13.
Deux d’entre eux, Salah Abdeslam et Sofien Ayari, avaient été arrêtés trois jours avant les attentats, alors qu’ils séjournaient dans une des planques de la cellule. Mohamed Abrini et Osama Krayem, prévus pour se faire exploser respectivement à l’aéroport et dans le métro, ont tous les deux renoncé, au dernier moment. Ali El Haddad Asufi, ami proche d’Ibrahim El Bakraoui, un des leaders du groupe, est poursuivi, comme les quatre autres, pour assassinats et tentatives d’assassinat dans un contexte terroriste. À ces cinq accusés s’en ajoutent cinq autres : deux d’entre eux sont détenus, deux autres non, et le commanditaire des attentats, présumé mort, Oussama Atar est, comme à Paris, jugé en son absence.
Chaque accusé a fait l’objet d’un portrait détaillé au cours de la présentation de l’enquête par les juges d’instruction et les enquêteurs (comme il est d’usage dans la procédure belge). Des éléments de personnalité – « présentation, environnement familial, situation policière, entourage et connaissances, religion et idéologie religieuse » – introduisent les éléments relatifs, pour chacun, à l’enquête sur les faits. Dans le cours des débats, ni la cour, ni le parquet, ni les avocats des parties civiles n’insisteront particulièrement sur les signes extérieurs de radicalisation, mais tout au long de l’audience, on entendra ou on fera référence à « l’islamologue » de la police. De qui s’agit-il ? Ils sont deux en réalité.
Le premier, Alain Grignard[9], était un policier qui, intéressé de longue date par les phénomènes terroristes, avait appris l’arabe et s’était formé sur les questions de géopolitique et d’islam. Son activité policière s’était progressivement spécialisée, sa fonction consistait à éclairer ses collègues sur toutes les questions relatives au monde arabo-musulman, qu’il s’agisse de l’islam en tant que religion ou du contexte historique et politique. Au moment de prendre sa retraite, il s’était trouvé un successeur, en la personne de Mohamed Fahmi, un jeune chercheur en science politique qui préparait une thèse sur la propagande djihadiste. Celui-ci fut engagé dans la police fédérale comme consultant, « islamologue » lui aussi.
L’un puis l’autre ont participé à l’enquête sur les attentats du 22 mars 2016. L’un et l’autre ont été entendus à l’audience, avec l’équipe d’enquête, pour exposer le contexte, aussi bien politique que religieux, des attentats, évaluer la radicalisation éventuelle de chaque accusé, puis pour répondre ponctuellement à des questions diverses, telles que l’interprétation d’une lettre, d’un « testament », ou le lien entre les attentats et les frappes de la coalition.
Au-delà du titre d’islamologue qui, on l’a compris, ne rend pas compte de l’étendue des connaissances mobilisées, ce personnage, sa fonction, sont intéressants à plusieurs égards. Qu’il s’agisse du policier islamologue ou de l’islamologue quasi-policier, l’éclairage apporté aux débats sur la religion musulmane et sur le contexte historico-politique de naissance et d’expansion de l’organisation État islamique a une dimension professionnelle, qui donne au contexte une véritable épaisseur, de nature à éloigner le risque de raccourcis problématiques.
Le positionnement policier – insuffisamment clarifié ? – du second fera toutefois l’objet de réticences, sur les bancs de la défense : l’islamologue « de la police » porte-t-il un discours totalement objectif ?, demandera un avocat. Un autre défenseur indiquera à l’inverse qu’il a trouvé dans ses interventions nombre d’éléments utiles à la défense de son client. Il serait intéressant de comparer cette figure professionnelle, et son impact sur le procès, à celle des assistants spécialisés, judiciaires – un anthropologue à la cour d’appel, une historienne à l’instruction – qui ont pu apporter une aide comparable aux magistrats français dans différentes affaires de terrorisme, sans toutefois intervenir à l’audience.
La dimension politique et l’approche socio-biographique des parcours des accusés ont quant à elles été développées à Bruxelles par des témoins de contexte dont l’audition, le 30 mars 2023, a représenté un moment particulièrement fort du procès. La présidente avait averti, en les introduisant : « Les témoins de la journée sont des témoins, pas des experts. Ils témoignent de leur science in abstracto, mais pas du tout des accusés. » Leur témoignage ne manquera pas toutefois de susciter de très nombreuses questions, au cours d’une audition qui s’est prolongée jusqu’à tard dans la soirée.
La cour a entendu d’abord, longuement, un politiste spécialiste de géopolitique, qui a donné de l’organisation État islamique et surtout de l’histoire au long cours de la région, une représentation particulièrement détaillée et complexe.
Dans le registre politique également, on a assisté d’autre part, en défense, d’un accusé qui n’était pas à Paris, à la demande par son avocat de requalifier sa participation en crime de guerre. Il ne s’agissait pas de plaider une atténuation de sa responsabilité – l’accusé était en aveux – mais de « donner à sa condamnation son véritable sens ». Cette demande a fait l’objet d’une plaidoirie richement documentée sur la notion de terrorisme, et sur la pertinence de la mobilisation, pour son client, des dispositions du droit international humanitaire[10] : son implication dans les attentats était à comprendre comme s’inscrivant dans le cadre du conflit armé opposant l’organisation État islamique et la coalition internationale à laquelle participent la France et la Belgique.
S’agissant des parcours de vie, deux chercheuses, l’une criminologue, l’autre politiste, qui avaient réalisé ensemble des entretiens avec des jeunes « djihadistes » revenus de Syrie ou ayant voulu s’y rendre, sont venues présenter les résultats de leur recherche, basés sur un modèle théorique « en puzzle », dans l’esprit des analyses par niveaux, macro, méso, micro, des parcours de radicalisation. Leur propos, et l’impressionnante série de questions qui a suivi ont contribué, malgré la dimension in abstracto soulignée par la présidente, à donner des « djihadistes » et surtout de leur trajectoire une image infiniment plus complexe que celle construite à V13, tristement limitée à la traque d’un moment visible de radicalisation.
Trois scènes, trois regards judiciaires sur un « fait religieux » très particulier, la radicalité islamiste d’auteurs d’infractions terroristes.
Le tribunal pour enfants prend grand soin de ne pas confondre le musulman « comme nous », celui dont la radicalité pose problème en raison des infractions qui lui sont reprochées, avec le musulman « normal ». La religion musulmane comme spiritualité, droit humain, droit à protéger, est distinguée de sa transformation en une idéologie mortifère.
À V13, au contraire, la défense s’est inquiétée d’« un glissement dangereux de la notion de religiosité à celle de radicalisation et, plus grave, à celle de dangerosité ». Cette religion musulmane diabolisée occupera dans les débats une place considérable, faisant écran à tout autre éclairage des itinéraires individuels.
Le procès de Bruxelles, loin de faire l’impasse sur la dimension religieuse, l’inscrit quant à lui dans une approche à la fois professionnelle et complexe, non exclusive d’autres éléments susceptibles d’éclairer l’engagement des uns et des autres. « Donner à une condamnation son véritable sens », a dit un défenseur. Le verdict ne sera pas affecté mais comme le dira son client, « il faut tout prendre en compte dans ce qui s’est passé pour que ça ne se reproduise plus »[11].
[NDA, L’autrice remercie chaleureusement Sandrine Lefranc, incitatrice puis lectrice attentive de cet article.]