économie

Ethnographier la mondialisation

Sociologue

T-shirt made in Asia, livraison Amazon en 24 h, pétrole russe à la pompe du coin, autant d’exemples qui alimentent l’image d’une mondialisation fluide et sans accroc. Mais cette fluidité n’est qu’une illusion et la mondialisation, un ensemble de frictions locales sans cesse négociées par les multinationales. Dans le cas des entreprises fossiles, ces frictions pourraient dégénérer en véritables conflits à l’heure de la transition écologique.

Réputé casanier, le peintre Johannes Vermeer est connu pour une œuvre dont les pièces les plus remarquables sont des scènes d’intérieur relatant la vie quotidienne de la bourgeoisie hollandaise du XVIIe siècle. On y voit des femmes lire et écrire des lettres, jouer du luth, de la guitare, de la flûte, du virginal, rire de propos galants. Autant de témoignages des activités ordinaires rythmant les existences bourgeoises durant le siècle d’or néerlandais.

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En y regardant d’un peu plus près, l’espace apparemment clos des chambres et des salons qui renferme ces scènes s’étoile et s’ouvre au monde. Un détail – une porcelaine, un tapis, un chapeau – trahit l’envers du décor et révèle les vastes réseaux marchands d’une mondialisation naissante, faite d’expéditions au long cours, de massacres, d’incompréhensions, de négociations et de commerces en tous genres.

C’est cette rencontre frappante entre l’espace domestique peint par Vermeer et la mondialisation telle qu’elle se déroule au XVIIe que Timothy Brook raconte dans son ouvrage Le Chapeau de Vermeer. À partir du chapeau de feutre qui coiffe la tête de l’officier hollandais dans le tableau L’Officier et la jeune fille riant, Brook explicite la mécanique des mouvements globaux en retraçant l’entreprise coloniale française au Canada, la guerre menée par Samuel de Champlain contre les Mohawks et la maîtrise du commerce des fourrures de castor nécessaires à l’élaboration du feutre dont étaient faits ces chapeaux hautement convoités en Europe. Un détail de la toile – le chapeau de feutre – devient le point fixe d’un réseau mobile, fait d’alliances indiennes, de négociations transatlantiques, de coureurs des bois, de chasses aux castors, de relevés cartographiques incertains, de transactions incomplètes, d’explorations inachevées, d’épidémies et de famines.

Il y a, dans la manière qu’a Brook de représenter les réticulations heurtées au cœur de la mondialisation du XVIIe siècle, une perspective qui garde toute sa pertinence pour éclairer la dynamique de notre mondialisation. Ce qui peut sembler contre-intuitif à première vue, car la mondialisation contemporaine a surtout été appréhendée comme un système organisé, qui aurait depuis longtemps surmonté les errances de ses débuts et qui serait caractérisé, matériellement et idéellement, par sa fluidité.

Considérons deux événements récents pour apprécier cette idée. Lorsque le porte-conteneurs Ever Given bouche, pendant quelques jours, en mars 2021, le canal de Suez, ce que l’on voit apparaître en creux, c’est l’interruption provisoire du mouvement permanent des navires qui sillonnent le monde et qui font fonctionner au quotidien les chaînes globales d’approvisionnement. Ce qui saute aux yeux lorsque la Russie déclare la guerre à l’Ukraine, en 2022, et que les gazoducs reliant la Russie à l’Europe cessent d’acheminer le gaz naturel, c’est la recomposition quasi instantanée du système énergétique et l’importation de gaz naturel liquéfié depuis les quatre coins du globe pour soutenir la consommation européenne.

Ces deux exemples étoffent la thèse déjà ancienne d’un « monde fluide » (smooth world) défendue par Michael Hardt et Antonio Negri dans leur ouvrage Empire, où la mondialisation est décrite comme un vecteur d’homogénéisation du globe, faisant voler en éclats les frontières des États-nations et permettant aux flux du capitalisme de circuler sans entraves à la surface de la planète.

C’est un argument similaire – poussé un cran plus loin – que Timothy Mitchell développe dans son ouvrage Carbon Democracy lorsqu’il explique que la mondialisation a été accélérée par le passage du charbon au pétrole, en raison de la fluidité physique du pétrole. Contrairement au charbon, pesant, lourd et nécessitant de nombreuses personnes pour être extrait et acheminé, le pétrole est léger, concentré énergétiquement, mais surtout liquide, ce qui rend son transport par bateaux ou par oléoducs flexible, adaptable, opérable avec moins de main-d’œuvre, et donc capable de contourner les blocages auxquels il est susceptible d’être confronté, rendant l’expansion mondiale de ses flux irrésistible[1].

Les firmes pétro-gazières doivent produire continuellement l’implantation territoriale de leurs infrastructures pour rendre leur pétrole transportable aux quatre coins du monde.

Sous cet angle, ce qui circule l’emporte sur ce qui peine à se mouvoir, l’État devient l’artefact d’une époque révolue, cédant sa place aux firmes globales dans l’aménagement de l’espace terrestre. Évoluant sur tous les continents, ces entreprises se définissent par leur extrême mobilité et leur capacité à s’implanter virtuellement n’importe où. Ce sont elles qui, par leurs choix de localisation, déterminent la richesse ou la pauvreté des territoires. Ce sont elles qui définissent la circulation des flux de marchandises, de matières, de capitaux et de personnes à travers le monde. Et ce sont également elles qui, poursuivant une logique d’extraction, d’exploitation et d’optimisation, se déterritorialisent continuellement, à la recherche de nouveaux gisements, de nouvelles ressources, de nouvelles économies.

À l’aube tâtonnante, incertaine et brutale de la mondialisation décrite par Brook aurait succédé, au XXe siècle, une mondialisation fluide, coordonnée par une myriade de firmes globales orchestrant la circulation toujours plus rapide des flux.

Cette représentation macroscopique a été battue en brèche par des recherches ethnographiques qui ont mis en évidence le fait que la fluidité des mouvements globaux n’est en réalité qu’apparente. Autrement dit, les modalités tortueuses d’expansion de la mondialisation décrites par Brook ne sont pas à classer au registre d’une histoire révolue. Au contraire, regarder la mondialisation au prisme d’alliances improvisées, de conflits territoriaux, où les grands desseins se transforment en une cascade d’incertitudes, permet d’apprécier l’étoffe dont sont faites les connexions globales et de comprendre autrement leur dynamique d’expansion.

Parmi ces travaux, deux anthropologues, Hannah Appel et Anna Tsing, ont consolidé l’hypothèse selon laquelle la fluidité n’est qu’une impression qu’un travail d’enquête défait aisément pour découvrir, sous le vernis lisse des flux, les multiples frictions qui façonnent la dynamique d’expansion de la mondialisation. Saisis sous le prisme de leurs frictions, les mouvements globaux dévoilent de multiples formes d’attachements et d’enchevêtrements territoriaux, aux antipodes d’une représentation hors-sol d’un capitalisme déterritorialisé et ubiquitaire qui glisserait sans contraintes à la surface de la planète.

Dans son enquête sur la vie quotidienne à bord d’une plate-forme pétrolière offshore en Guinée équatoriale, Appel oppose à la « vue d’hélicoptère » – depuis laquelle le pétrole semble circuler de manière fluide du sous-sol au consommateur final –, la vue du terrain, qui révèle que la fluidité n’est pas une propriété intrinsèque de ce système, mais le résultat d’un travail intensif et continu d’ajustements techniques, d’arrangements juridiques et de négociations politico-économiques, sans lesquels la plate-forme ne peut pas fonctionner[2]. En exposant les frictions qui sous-tendent l’apparente fluidité du pétrole, Appel explicite le fait que les firmes pétro-gazières doivent produire continuellement l’implantation territoriale de leurs infrastructures pour rendre leur pétrole transportable aux quatre coins du monde. Ce passage d’une vue surplombante à une vue ancrée fait apparaître les attaches territoriales – zones en friction toujours en train d’être négociées, discutées, disputées – qui supportent la circulation des flux globaux.

Et comme l’explique Tsing dans son enquête sur l’industrie forestière en Indonésie, c’est à cet endroit précis, là où les zones de frictions émergent, là où des rencontres hétérogènes se dessinent, que l’on peut saisir les connexions globales en train de se former. Sous cet éclairage, les circulations fluides laissent la place à la « matérialité collante des rencontres pratiques »[3]. La mondialisation cesse d’être un contexte abstrait et global, une condition au sein de laquelle les choses arrivent, pour devenir un patchwork de projets locaux dont les agencements, les incertitudes et les violences peuvent être décrits par un travail d’enquête ethnographique.

Pratiquement, s’intéresser aux frictions engendrées par les connexions globales révèle, en un lieu donné, l’entrelacement problématique entre les stratégies d’ancrage territorial des multinationales et les modes de coopération ou de résistances mis en œuvre par les acteurs d’un territoire. L’étude de ces entrelacements frictionnels est particulièrement pertinente pour mettre au jour les problèmes que suscitent les mouvements des multinationales de l’énergie en situation de crise climatique.

Ce sont ces questionnements qui sont au cœur de Sortir du monde fossile. L’ouvrage dresse le constat des contradictions territoriales dans lesquelles les entreprises du secteur de l’énergie sont aujourd’hui plongées et esquisse les tensions extrêmes que leurs choix de positionnement sont susceptibles de provoquer à l’avenir.

Pour l’essentiel, ces entreprises reposent sur des réseaux mondiaux de prises fossiles – des plates-formes pétrolières, des terminaux méthaniers, des centrales à charbon, etc. – qui font l’objet de contestations croissantes. Confrontées à ces contestations, les multinationales de l’énergie ont formulé le choix qu’elles doivent faire sous la forme d’une alternative : « keep or quit », maintenir ou quitter le réseau de leurs prises fossiles.

Maintenir, c’est jouer la fin de cycle des énergies fossiles, c’est précipiter l’aggravement du réchauffement climatique, c’est conserver un maillage d’enclaves territoriales dont la prolongation dans le temps sera toujours plus frictionnelle, toujours plus conflictuelle.

Quitter pose deux problèmes. Le premier a trait à ce que le verbe quitter recouvre exactement. Le cas de l’entreprise danoise Ørsted est exemplaire en la matière : cette ancienne compagnie pétro-gazière a revendu toutes ses plates-formes pétrolières en mer du Nord pour construire et racheter des parcs éoliens. Dans une logique capitaliste, quitter ses prises fossiles, pour une entreprise, ce n’est pas faire cesser leur activité, c’est transférer leur propriété à d’autres acteurs qui en poursuivent l’exploitation. Au terme de ce processus, le dernier acheteur se retrouve avec des actifs invendables, fait faillite et laisse derrière lui des infrastructures polluantes devenues ingérables.

Le deuxième problème a trait aux difficultés rencontrées par ces entreprises pour redéfinir leurs ancrages territoriaux une fois qu’elles se sont débarrassées de leurs prises fossiles. Pour comprendre ce qui est en jeu, il faut imaginer une firme pétro-gazière qui a revendu tous ses actifs fossiles : elle est à la tête d’une fortune colossale, mais elle n’est plus implantée nulle part, elle ne repose plus sur rien. L’enquête menée dans Sortir du monde fossile montre que le processus de reterritorialisation – consistant à trouver de nouvelles positions afin de développer des projets d’infrastructures de production d’énergies renouvelables – est hautement incertain et soumis à de nombreuses contingences.

Une fois les termes du « keep or quit » posés, on comprend que, dans les années à venir, les choix de territorialisation des multinationales de l’énergie vont être à l’origine de mouvements complexes, peut-être contraints, et certainement brutaux, à travers le monde. Bien sûr, leur possible immobilisme, qui se traduirait par une crispation sur leurs prises fossiles, serait catastrophique. Mais dans l’hypothèse où toutes ces entreprises décideraient de cesser l’exploitation des hydrocarbures, elles laisseront en héritage une masse d’infrastructures toxiques qui poseront d’importants problèmes de gestion.

Comment faire bouger ces entreprises tout en trouvant une réponse organisationnelle capable de prendre en charge l’héritage toxique qu’elles laisseront derrière elles ? Comment provoquer leur mouvement de reterritorialisation vers des infrastructures de production d’énergies renouvelables sans provoquer en même temps de nouvelles formes de pollution et de prédation des ressources naturelles ?

Ces questions sont d’autant plus importantes que ces entreprises – BP, Shell, Exxon, Chevron, Cheniere, Mobil, Ørsted, Equinor, pour n’en citer que quelques-unes – ne vont pas disparaître du jour au lendemain. Elles joueront un rôle crucial dans la définition du paysage énergétique à venir. Chercher à comprendre comment ces entreprises se meuvent, et à partir de ce point-là comprendre comment les faire se mouvoir en provoquant le moins de dégâts possibles, est une tâche nécessaire pour ne pas avoir à subir des mouvements globaux contraints qui seront à l’origine de violences et de pollutions incontrôlables.

Seule, l’ethnographie est un outil insuffisant pour accomplir une telle tâche. Il serait fou de croire qu’un·e ethnographe, ou qu’un groupe d’ethnographes, puisse expliquer à une multinationale comment agir. Cela étant, le pouvoir de description de l’ethnographie est une ressource grâce à laquelle il est possible de rendre visible, de rendre public certains modes de fonctionnement des multinationales de l’énergie, et donc de permettre l’émergence d’un débat sur leur possible transformation. Disons que l’ethnographie est un des premiers maillons d’une chaîne mobilisant différents savoirs, différents collectifs qui, ensemble, peuvent amener à la construction d’un problème public.

À ce titre, user de l’ethnographie pour qualifier les mouvements et les immobilités des firmes pétro-gazières est un point de départ en forme d’enquête collective qui permettrait, d’une part, de scruter et de comparer entre elles ce que ces entreprises font, et, d’autre part, de mettre en débat leurs modes de présence et leurs modes de déplacement. De cette manière, le questionnement massif consistant à se demander « que faire ? » des firmes pétro-gazières en situation de crise climatique peut être réduits à des problèmes locaux, à des répertoires d’instruments, à des catégories d’acteurs qui offrent autant de prises à une réflexion sur la transformation de leurs agencements.

Cette proposition pourra sembler modeste et peut-être inadaptée à la situation d’urgence dans laquelle nous sommes plongés. Pourtant, ce travail offre une alternative solide et féconde aux nombreux appels très généraux qui nous enjoignent à réformer nos sensibilités occidentales, à transformer nos imaginaires et à abandonner notre « culture » moderne, qui, une fois énoncés, retombent sans effet dans la structure contrainte du quotidien. Plutôt que d’essayer de troquer une sensibilité contre une autre, il semble plus efficace d’engager un travail matériel de description, afin de pouvoir espérer transformer les organisations qui façonnent nos modes de vie.

NDLR : Jean Daniélou a publié, en juin 2024, Sortir du monde fossile. Les Mutations d’une multinationale de l’énergie aux Presses des Mines.


[1] Mitchell s’appuie sur une métaphore réticulaire pour expliquer la différence de potentiel de circulation globale entre le charbon et le pétrole : « In other words, whereas the movement of coal tended to follow dendritic networks, with branches at each end but a single main channel, creating potential choke points at several junctures, oil flowed along networks that often had the properties of a grid, like an electricity network, where there is more than one possible path and the flow of energy can switch to avoid blockages or overcome breakdowns [Timothy Mitchell, Carbon Democracy. Political Power in the Age of Oil, Verso, 2011, p. 38]. »

[2] Hannah Appel, The Licit Life of Capitalism, Duke University Press, 2019.

[3] Anna Tsing, Friction. Délires et faux-semblants de la globalité, La Découverte, 2020, p. 25.

Jean Daniélou

Sociologue, Chercheur associé au Centre de sociologie de l'innovation (CSI) de Mines Paris-PSL, membre du comité scientifique de la chaire « Ville et numérique » à Sciences Po

Mots-clés

Mondialisation

Notes

[1] Mitchell s’appuie sur une métaphore réticulaire pour expliquer la différence de potentiel de circulation globale entre le charbon et le pétrole : « In other words, whereas the movement of coal tended to follow dendritic networks, with branches at each end but a single main channel, creating potential choke points at several junctures, oil flowed along networks that often had the properties of a grid, like an electricity network, where there is more than one possible path and the flow of energy can switch to avoid blockages or overcome breakdowns [Timothy Mitchell, Carbon Democracy. Political Power in the Age of Oil, Verso, 2011, p. 38]. »

[2] Hannah Appel, The Licit Life of Capitalism, Duke University Press, 2019.

[3] Anna Tsing, Friction. Délires et faux-semblants de la globalité, La Découverte, 2020, p. 25.