Qu’attendre des données de durabilité ?
Dans son récent rapport sur la compétitivité européenne, Mario Draghi, ancien président de la Commission européenne, a remis à l’agenda le « fardeau réglementaire » pesant sur les entreprises et la croissance économique. À la grande stupéfaction des expertes et experts du sujet, le rapport pointe plusieurs textes du Green New Deal adoptés lors de la législature précédente, marquée par un volontarisme en matière de transition écologique.

La directive relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises (Corporate Sustainability Reporting Directive, CSRD) est tout particulièrement visée, aux côtés d’autres réglementations environnementales comme la taxonomie verte, le règlement européen sur les déchets, la réglementation sur la divulgation en matière de finance durable (Sustainable Finance Disclosure Regulation, SFDR) ainsi que le règlement dit enregistrement, évaluation et autorisation des produits chimiques (Registration, Evaluation, Authorization of Chemicals, REACH).
Les critiques envers la CSRD surprennent d’autant plus lorsqu’on considère les efforts menés par le Groupe consultatif européen sur l’information financière (European Financial Reporting Advisory Group, EFRAG) pour faire de cette réglementation un levier de simplification des multiples obligations de reporting des entreprises. Le président de l’EFRAG, Patrick de Cambourg, a immédiatement réagi, en soulignant que le travail de normalisation de la production de données de durabilité vise à en réduire le coût tant pour répondre aux obligations réglementaires qu’aux demandes des multiples partenaires des entreprises. « Standardisation is simplification, not burden », a rétorqué de Cambourg.
Lors de la campagne des élections européennes, plusieurs partis de droite et d’extrême droite avaient déjà désigné la CRSD comme l’archétype du « fardeau normatif » qu’impose la bureaucratie européenne. En France, c’est principalement le Rassemblement national qui a mené le « combat contre la CSRD » comme l’a pointé le think tank Terra Nova en démontant les arguments mobilisés.
La CSRD a été adoptée après un long processus de négociation. Elle remplace et élargit la directive précédente, la directive sur la publication d’informations extra-financières (Non-Financial Reporting Directive, NFRD), pour structurer une nouvelle obligation de publication annuelle d’un « rapport de durabilité ». Près de cinquante mille entreprises européennes seront concernées à terme (contre les quelque douze mille grandes entreprises cotées en bourse déjà soumises aux obligations de reporting de la NFRD). La CSRD est surtout le résultat d’un long travail d’élaboration de normes, les normes européennes de reporting en matière de durabilité (European Sustainability Reporting Standards, ESRS), qui visent à harmoniser les processus de production de données de durabilité. Ces normes doivent garantir que les rapports sur la durabilité publiés seront comparables, clairs et standardisés dans toute l’Union européenne. La CSRD impose également que les rapports soient audités.
Informer les différentes parties prenantes de l’entreprise, pas seulement ses actionnaires
Les débats qui ont précédé l’adoption de la CSRD fin 2023 ont mis en avant un sujet en apparence très technique autour de l’approche dite en « double matérialité ». Celle-ci exige des entreprises qu’elles signalent tout risque social ou environnemental qui pourrait affecter soit les propriétaires de l’entreprise, soit la société dans son ensemble. Elle s’oppose à ce qui est appelé la matérialité financière, ou matérialité simple, défendue tout particulièrement par Emmanuel Faber, ancien PDG de Danone et actuel président du Conseil international des normes de durabilité (International Sustainability Standards Board, ISSB). Le travail de normalisation de l’ISSB, les normes internationales d’information financière (International Financial Reporting Standards, IFRS), est porté par une fondation privée qui avait déjà imposé, au début des années 2000, ses normes de comptabilité financière en Europe comme dans la quasi-totalité des autres pays.
L’argument d’Emmanuel Faber recouvre une certaine idée de la simplification : réduisons la quantité d’informations que doivent publier les entreprises en nous limitant à celles qui sont strictement utiles aux actionnaires de l’entreprise car ce sont ces acteurs qui pourront prendre les meilleures décisions en termes de durabilité s’ils disposent d’une information fiable.
Le journal Le Monde a publié plusieurs tribunes qui illustrent la portée de ce débat[1]. Des chercheur·ses de plusieurs disciplines ont dénoncé la position de l’ISSB pour soutenir le principe de double matérialité tel que défini dans la CSRD. L’ESRS 1, la norme qui chapeaute l’ensemble des ESRS, précise ce principe en donnant le cadre que doivent suivre les entreprises pour identifier, évaluer et rapporter de manière appropriée les informations relatives à leurs impacts d’un côté et aux risques financiers liés à la durabilité de l’autre. Ce cadre repose sur un dialogue avec les parties prenantes internes, à commencer par les salarié·es, mais aussi externes, comme les client·es et consommateur·rices, fournisseurs et partenaires commerciaux, autorités publiques et régulateurs, en plus des actionnaires et des investisseur·ses. La nature est également qualifiée dans la CSRD de « partie prenante silencieuse » et peut être représentée par des expert·es en durabilité et des organisations de la société civile.
Depuis plusieurs mois, les grandes entreprises qui seront les premières à devoir publier leur rapport de durabilité en 2025 ont ainsi commencé à réunir des comités de parties prenantes pour les interroger sur les thèmes prioritaires et leur présenter les premières évaluations sur les impacts, risques et opportunités associés.
Le vote du Parlement européen en novembre 2023 a confirmé le principe de double matérialité au cœur de la CSRD et plusieurs député·es se sont félicité·es d’une victoire de la souveraineté européenne face aux normes IFRS. Il faut souligner toutefois que l’ambition de la CSRD se limite aux informations extra-financières et qu’elle ne change en rien les normes IFRS de comptabilité financière, qui continuent à s’appliquer. D’autre part, la CSRD se veut interopérable avec l’ISSB – toujours par souci de simplification – et elle reprend nombre de ses principes, se soumettant, donc, à des travaux internationaux de normalisation qui échappent au législateur européen.
Les quatre grands cabinets d’audit internationaux, les « Big 4 » (KPMG, E&Y, Deloitte et PWC), ont pu massivement mobiliser leurs équipes pour participer activement aux multiples travaux de normalisation européens et internationaux. Leur rôle dans les normes IFRS est bien documenté. La sociologue Ève Chiapello montrait déjà en 2005 comment elles leur permettaient de maintenir leur domination sur le marché de la comptabilité financière des entreprises cotées[2]. Des travaux plus récents montrent en quoi l’ISSB et la CSRD sont perçues par ces Big 4 comme des opportunités de développement pour élargir leur portefeuille par des activités de reporting extra-financier et d’audit associées[3]. En revanche, ces grands cabinets s’opposent à toute proposition qui viserait à intégrer le reporting de durabilité dans la comptabilité financière. Maintenir le financier et l’extra-financier séparés permet de conserver des pratiques professionnelles bien installées dans des positions avantageuses.
Une étape vers l’intégration de la soutenabilité dans la comptabilité financière
Pourtant, la profession comptable et la recherche en comptabilité avaient fait plusieurs propositions en faveur d’une transformation plus ambitieuse de la comptabilité financière afin d’apporter une réponse à la hauteur des enjeux socio-écologiques. En France, l’Ordre des experts-comptables s’est directement impliqué dans ces travaux et a notamment poussé la proposition d’une déclaration de performance intégrée (DPI). Il s’agit, avec la DPI, de connecter les données financières et de durabilité dans un document unique, ce qui permet l’élaboration d’une comptabilité intégrée.
Parmi les multiples propositions pour réaliser cette intégration, la méthode dite comptabilité adaptée au renouvellement de l’environnement (Comprehensive Accounting in Respect of Ecology, CARE) est peut-être celle qui va le plus loin dans la pleine exploitation des données de durabilité. Son principe est d’insérer les obligations de préservation environnementale et sociale dans le bilan comptable des organisations[4]. Plusieurs informations attendues par les ESRS pourront ainsi être mobilisées par une entreprise qui souhaite publier des comptes intégrés selon la méthode CARE.
Les ESRS prévoient notamment de publier des plans de transition détaillés en montant d’investissement et d’exploitation que l’entreprise s’engagerait à mettre en œuvre pour répondre à ses obligations en matière de climat, de biodiversité ou encore d’économie circulaire. Dans l’approche CARE, ces engagements monétaires devraient être inscrits au passif et les dépenses réellement réalisées pourraient être suivies précisément dans les comptes. Un indicateur de performance intégré pourrait alors être calculé en tenant compte des efforts réels menés par les entreprises pour tenir leurs engagements. La non-réalisation de ces engagements serait immédiatement visible dans la comptabilité et affecterait cet indicateur.
La normalisation des plans de transition est aujourd’hui très attendue par les régulateurs financiers et bancaires européens comme par les ONG. Le plan de transition climatique qui doit être publié selon la CSRD a aussi été retenu dans la directive sur le devoir de vigilance (Corporate Sustainability Due Diligence Directive, CS3D). Les plus grandes entreprises européennes (environ cinq mille seront concernées) devront se doter d’un plan compatible avec la limitation du réchauffement climatique à 1,5 °C, conformément à l’accord de Paris. Il ne s’agit pas d’une obligation de résultat, mais les entreprises devront montrer qu’elles déploient tous les efforts possibles.
Contrairement à la CSRD qui n’est qu’une obligation de reporting, la directive européenne sur le devoir de vigilance sera un support juridique pour tenir responsable d’un dommage causé à une personne physique ou morale une entreprise qui n’a pas respecté ses obligations de vigilance. La CS3D prévoit la possibilité de prononcer des amendes allant jusqu’à 5 % du chiffre d’affaires mondial de l’entreprise en faute. Des modalités d’application et de supervision de cette obligation devront encore être précisées d’ici 2026 dans la transposition de la directive dans le droit national de chaque pays membre.
Plusieurs acteurs participent, au niveau international, à la production de standards pour l’élaboration de ces plans de transition climatique. La coalition Science Based Target initiatives (SBTi) y joue un rôle central et travaille depuis quelques années à définir des lignes directrices pour fixer des objectifs climatiques cohérents avec la neutralité carbone et fondés sur la science.
Des pratiques de comptabilité déjà détournées
Des controverses importantes ont secoué cette coalition, poussant même ses salarié·es à s’exprimer publiquement pour dénoncer un revirement dans certains choix méthodologiques. Iels s’opposent à la manière dont sont pris en compte les crédits carbone dans le calcul des objectifs climatiques.
Aujourd’hui, de nombreuses entreprises se prévalent d’être neutres en carbone après avoir fait un bilan de leurs émissions de gaz à effet de serre et acheté des crédits carbone à la hauteur des tonnes de CO2 calculées. Comme le marché de la compensation carbone est très diversifié, avec des prix à la tonne de CO2 variables, les entreprises font finalement un arbitrage entre les bénéfices attendus d’une déclaration de neutralité carbone et les risques associés à l’origine des crédits achetés. Certaines peuvent choisir de financer des projets de compensation coûteux et faire valoir des co-bénéfices environnementaux et sociaux. Mais, souvent, les entreprises privilégient des crédits à des prix très bas et associés à des projets de compensation controversés.
SBTi a d’ailleurs publié au cours de l’été une revue de littérature qui montre l’inefficacité de certains projets de compensation et les problèmes que pose la communication des entreprises sur la neutralité carbone calculée de cette manière. Mais des acteurs de ce marché devenu lucratif sont à la contre-offensive et mobilisent leurs propres études pour démontrer la soi-disant vertu de la compensation qui pousserait les entreprises à en faire plus en matière de décarbonation. Le résultat de ce rapport de force entre des normes guidées par des travaux scientifiques et les intérêts de lobbys économiques reste incertain.
Cet exemple illustre parfaitement les questionnements que se posent les chercheur·ses en comptabilité critique quant à leur propre travail dès lors qu’iels cherchent à proposer des normes comptables alternatives[5]. Le capitalisme a souvent montré sa capacité à retourner les critiques à son avantage, en particulier dans le domaine de la responsabilité sociale des entreprises (RSE), où l’on parle de « capture managériale »[6]. Les tentatives visant à produire des pratiques comptables durables peuvent entraîner leur propre échec car elles sont cooptées par les mécanismes capitalistes, confirmant ce que Deleuze et Guattari enseignaient déjà il y a cinquante ans : le capitalisme façonne les formations sociales et les critiques d’une manière qui mine souvent une véritable résistance[7].
La thèse en sociologie de Jeanne Oui illustre les détournements de normes environnementales en prenant le cas de la directive nitrates adoptée en 1991. L’obligation faite aux agriculteur·rices de limiter l’épandage de fertilisants a permis l’émergence de nouvelles solutions technologiques qui ont conduit à un enfermement sociotechnique contreproductif au regard de l’objectif écologique recherché[8].
Ainsi, de nombreuses exploitations agricoles soumises au seuil d’émissions de nitrate ont acquis des tracteurs guidés par satellite munis de logiciels permettant un « juste » calcul de la quantité d’engrais et de lisier qu’il est possible d’épandre pour répondre à la réglementation. L’outil numérique opère comme un « passe-droit » administratif qui autorise des dépassements des seuils réglementaires dès lors que la vue satellitaire justifie que la végétation est susceptible d’absorber une dose d’azote plus élevée. Un tel investissement technologique pousse à l’agrandissement des exploitations, et notamment à la destruction de haies indispensables à la biodiversité, tandis que l’optimisation de la quantité d’engrais utilisée ne permet aucunement la baisse de la pollution aux nitrates.
Les travaux critiques sur la « théorie du changement » apportent un autre éclairage sur ces questions. D’abord utilisée pour la mesure d’impact social dans les projets de développement et dans l’économie sociale et solidaire (ESS), la théorie du changement est une pratique managériale qui est de plus en plus revendiquée dans les approches de réduction de l’impact environnemental. C’est notamment le cas de SBTi, qui la positionne au cœur de son approche. Le principe est simple : pour piloter le changement d’une organisation, il faut fixer une cible et des objectifs intermédiaires qui vont servir de supports à l’avancement des efforts menés.
Les dérives de cette approche sont depuis longtemps dénoncées dans l’ESS[9]. Par exemple, la sociologue Jennifer Deram a observé ce que produit l’indicateur de coût de déchets évités que les collectivités demandent aux ressourceries de calculer et d’optimiser. Pour les ressourceries associatives, cette injonction à la performance environnementale va à l’encontre de l’engagement militant et conduit à des formes d’épuisement[10]. Soit ces associations sont récupérées par des structures plus grosses déjà organisées selon un management inspiré par les pratiques managériales capitalistes, soit elles parviennent à maintenir leur projet par le détournement de l’injonction.
Ouvrir un dialogue qui porte sur le travail réel associé aux transitions
La confusion récurrente entre travail prescrit et travail réel peut expliquer ces détournements. Le sociologue Jean-Daniel Reynaud rappelait que l’entreprise n’est pas seulement un « espace à régler », c’est aussi un « espace à réguler », qui suppose de prendre en compte les multiples arrangements qu’appelle le caractère fondamentalement incomplet des règles[11].
Les ergonomes opposent de la même manière la tâche, qui correspond au travail tel qu’il a été conçu et prescrit au travailleur par les règles, et l’activité, tout ce que le travailleur et l’équipe ajoutent à la tâche en situation concrète de travail[12]. La bonne réalisation de l’activité nécessite des espaces de dialogue autour du travail. Pour Mathieu Detchessahar, qui a dirigé l’ouvrage L’Entreprise Délibérée[13], ces espaces sont à la fois des lieux d’enquête et de régulation du travail, au sein desquels se réalisent les arrangements, les explorations collectives et les compromis qui partent du constat de l’incomplétude de la prescription et du caractère imprévisible de l’activité concrète. Ce sont aussi des espaces de construction par le dialogue de solutions ou de régulations collectives entre acteur·rices interdépendant·es.
Plusieurs expérimentations de la méthode CARE témoignent de la possibilité d’articuler normes comptables de soutenabilité et espaces de dialogue autour du travail. C’est tout particulièrement le cas de plusieurs entreprises à but d’emploi (EBE), engagées dans le programme Territoire zéro chômeur de longue durée, qui ont lancé des expérimentations comptables accompagnées par l’association La Coop des Communs. Dans ce cadre, elles ont organisé la discussion autour des actions nécessaires à la préservation des personnes engagées dans l’entreprise : celles qui sont accompagnées dans la reprise du travail et celles qui les accompagnent et organisent le travail.
Les expérimentations menées montrent comment la prise en compte des risques psychosociaux et de la souffrance au travail peut se traduire en actions de « préservation », de soin des personnes et des collectifs de travail et comment les montants financiers associés peuvent alors être intégrés dans la comptabilité CARE de l’EBE pour suivre les engagements pris collectivement[14].
Des enseignements similaires peuvent être tirés de plusieurs expérimentations de la méthode CARE par des exploitations agricoles. Le travail comptable part de l’activité réelle pour identifier les actions nouvelles souhaitables pour une meilleure préservation, dans un dialogue renouvelé entre l’agriculteur·rice et ses partenaires. La transformation du langage comptable permet de prendre en compte les pratiques agroécologiques et la redirection du travail agricole qu’elles supposent. Cette réorientation de la comptabilité répond au besoin d’articuler les objectifs de production agroalimentaire et la préservation de la santé des écosystèmes comme de celles des personnes qui travaillent la terre, et également des animaux qui participent des pratiques agroécologiques[15].
La CSRD, si on ne la réduit pas à simple recueil de données d’impact, peut encourager ce nécessaire dialogue autour du travail pour la mise en œuvre des plans de transition[16]. La directive engage en effet l’entreprise à construire différents lieux de dialogue avec ses parties prenantes, à commencer par ses salarié·es ainsi que les travailleur·ses impliqué·es dans la chaîne d’approvisionnement. Ce dialogue doit se nourrir des indicateurs produits, mais ne peut s’y réduire.
Pour une architecture comptable centrée sur la gestion collective de ce qui compte
La norme ESRS E4, dédiée à la biodiversité, illustre une autre forme de dialogue promue dans la CSRD : elle appelle à une gestion collective des écosystèmes auxquels les entreprises sont liées, soit parce qu’elles y prélèvent des ressources, soit parce qu’elles y exercent de multiples pressions écologiques, directement ou indirectement, en amont ou en aval de leur activité. Cette approche est aussi celle promue par une autre coalition, la Science Based Targets Network (SBTN), proche de SBTi, mais fondée sur les sciences des écosystèmes, qui diffèrent largement des approches souvent très mécanistes associées à la décarbonation.
Les travaux de Laurent Mermet et Clément Feger montrent comment une comptabilité de gestion collective des écosystèmes peut s’articuler, dans un système d’information comptable, avec des comptabilités territoriales assurées par la statistique publique, celle-ci pouvant aussi s’appuyer sur la remontée d’information des données de durabilité des organisations[17]. Les auteurs promeuvent ainsi un dialogue où la norme comptable guide les discussions sur la gestion collective autour des écosystèmes et à l’intérieur des entreprises et s’alimente en retour des discussions sur ces normes, qui doivent pouvoir s’adapter à la réalité des situations considérées.
Cette architecture comptable, articulée avec le modèle CARE, sert de référence à la proposition d’organisation du calcul écologique formulée par Cédric Durand et Ramzig Keucheyan dans Comment Bifurquer[18]. Leur approche de la planification écologique repose plus précisément sur deux pieds : un système comptable macroécologique d’un côté et un gouvernement par les besoins de l’autre, afin de mettre en place une planification écologique qui assure les services essentiels.
Leur proposition trouve déjà des terrains d’expérimentation concrets. Ainsi le projet d’une mutuelle de l’alimentation, porté par l’association Pour une Sécurité sociale de l’alimentation d’Alsace, ouvre-t-il des pistes pour organiser la discussion dans une perspective de démocratie alimentaire non seulement avec les mangeur·ses, mais aussi avec l’ensemble des travailleur·ses, de la ferme jusqu’à la distribution en passant par la transformation des aliments. Le projet alsacien cherche à mobiliser le cadre comptable de CARE et de la gestion collective pour montrer comment peut fonctionner un modèle économique ambitieux, assuré en partie par de nouvelles formes de cotisations sociales sur le travail qui permettraient de financer une nouvelle branche de la Sécurité sociale.
Ces perspectives ouvrent des espaces de dialogue autour du travail sur de multiples enjeux, de la préservation des écosystèmes, de la redirection écologique de filières non soutenables comme de nouvelles manières de répondre aux besoins fondamentaux. La théorie des communs[19], et en particulier les propositions juridiques sur les principes de communalité, peut apporter des outils de cadrage de ces espaces de discussion pour assurer des principes d’inclusivité et de subsidiarité. Les normes comptables ont là aussi un rôle à jouer puisqu’elles définissent un vocabulaire commun que peuvent mobiliser ces outils juridiques. Mais là encore, la norme doit nourrir un dialogue qui autorise l’adaptation normative.
La CSRD est certainement une avancée importante pour engager les entreprises à ouvrir des espaces de dialogue avec leurs parties prenantes autour des enjeux sociaux et environnementaux. L’injonction à la simplification représente cependant un risque si ce texte se trouve réduit à la production de promesses de transition, sans mise en discussion avec la réalité des activités appelées à se transformer et sans en assurer la juste rétribution.
Le rapporteur spécial de l’ONU sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté, Olivier de Schutter, a souligné dans son récent rapport sur la post-croissance à la fois le problème que pose l’idéologie de la croissance du PIB, mais aussi les limites d’une réduction à des indicateurs alternatifs. Les propositions de transformation du système comptable décrites ici et déjà mobilisées dans diverses expérimentations montrent une voie pour « valoriser ce qui compte »[20] en concordance avec plusieurs propositions de ce rapport : la démocratisation du travail, la réponse aux besoins essentiels pour la pleine réalisation des droits humains, la stimulation de l’ESS.
Il est urgent de sortir d’une vision qui réduit la question écologique à un problème de financement des investissements verts. Comme nous y invite Olivier de Schutter, il faut rendre visibles les piliers fondamentaux de l’économie productive qui sont aujourd’hui particulièrement fragilisés. Ces piliers se définissent par la triple articulation du soin des écosystèmes, du soin des communs et du soin des personnes. Les multiples tâches qui y sont associées sont largement invisibilisées et déconsidérées.
Rien ne garantit que ce travail soit mieux considéré dans les plans de transition qu’il est demandé aux entreprises de publier et de mettre en œuvre. Cependant, le cadre du reporting de durabilité invite à créer des espaces de dialogue autour du travail affecté par ces transitions. En cela, il représente une opportunité pour mieux rendre compte des tâches du soin et pour chercher collectivement à y affecter les moyens nécessaires pour répondre aux aspirations du « travail bien fait »[21].