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USA : le long travail de sape de la droite radicale

Juriste et américaniste

À l’approche de l’élection présidentielle, un enjeu caché pourrait bien influencer le paysage politique américain, quel que soit résultat : les équilibres au sein de la Cour Suprême, où la droite s’est arrogée une position de force. Depuis les années 1970, la « galaxie Leo » s’est structurée pour orchestrer la stratégie judiciaire tous azimut de cette droite, s’opposant à toute initiative progressiste et érodant les acquis de l’État-providence.

Il y a encore deux mois, en juillet, la question pour les électeurs démocrates étatsuniens était : « Donald Trump peut-il encore perdre ? ». La donne a changé le 21 juillet quand Joe Biden a annoncé qu’il renonçait à se représenter, et qu’il adoubait sa vice-présidente Kamala Harris. Certes, les plus fervents partisans de Donald Trump continueront à arborer la casquette rouge MAGA (Make America Great Again). Mais Kamala Harris a immédiatement fait l’unanimité au sein du Parti démocrate.

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Des adversaires possibles, comme le gouverneur de Californie Gavin Newsom, se sont ralliés à elle. Plusieurs délégations d’États ont annoncé qu’elles reportaient leurs délégués sur la vice-présidente. Celle-ci a obtenu l’investiture officieuse puis officielle du parti en un temps record. Elle a collecté six-cent-quarante millions de dollars en six semaines, alors que les donateurs avaient cessé de contribuer à la campagne Biden. Elle a aussi attiré plus de 200 000 volontaires, signe de l’enthousiasme que soulève le Parti démocrate, mais aussi des indépendants et des indécis, soulagés de ne pas avoir à revivre le match entre deux vieux messieurs, Trump contre Biden.

Outre les lourdes conséquences qu’aura le choix de porter Kamala Harris ou Donald Trump à la présidence, d’autres enjeux sont moins visibles, mais cruciaux. Il s’agit d’abord des équilibres politiques dans les deux chambres.

Si Donald Trump remporte l’élection, le seul contre pouvoir serait une (incertaine) majorité démocrate à la Chambre des représentants. Si Kamala Harris est élue, elle sera condamnée à l’impuissance dans le cas où les Républicains détiendraient les deux chambres. Même s’ils dominaient le seul Sénat, elle serait sans cesse empêchée par l’obstructionnisme des Républicains. Difficile, voire impossible dès lors d’obtenir la validation de ses choix de ministre ou de juge fédéral, comme Obama a pu l’endurer après la victoire républicaine du Tea Party de 2010.

Si elle veut continuer les politiques de son prédécesseur en faveur de la classe moyenne, il lui faudra disposer d’une majorité à la Chambre des représentants et au Sénat. Cela reste possible à la Chambre, mais plus difficile au Sénat en raison de la carte électorale désormais défavorable aux démocrates. En effet, vingt-deux des sièges à pourvoir (des candidats cherchant à se faire réélire ou des sièges « ouverts ») sont actuellement détenus par les démocrates (qui ont au total cinquante sièges). Les démocrates sont déjà certains de perdre au moins le siège de Joe Manchin qui ne se représente pas en Virginie occidentale. Or, il s’agit d’un État rouge dans lequel Joe Manchin réussissait jusqu’ici à se faire réélire avec une politique et un discours très centristes.

Même dans l’hypothèse d’une victoire démocrate dans les deux chambres, peu de lois seront adoptées car la procédure législative aux États-Unis est un parcours du combattant qui ne comporte aucune des règles du parlementarisme rationalisé de la Ve république en France – règles souvent critiquées comme le 49-3, mais qui facilitent l’adoption d’une loi ou d’un budget. Aux États-Unis, la majorité au Sénat n’est pas de cinquante-et-une voix (sur cent sénateurs) mais de soixante, en raison de l’obstruction par filibuster. Et compte tenu des nouveaux membres encore plus extrémistes, peu de projets bi-partisans seront adoptés.

Comme Joe Biden et Barack Obama avant elle, Kamala Harris sera alors contrainte de recourir aux décrets présidentiels et ceux-ci, comme ceux de ses prédécesseurs démocrates à la Maison Blanche, seront systématiquement contestés en justice par ce qu’on appelle « la galaxie Leo », du nom de celui qui dirigea pendant vingt ans la Federalist Society.

La mobilisation de la droite

Dans les années 70, les conservateurs et le monde des affaires ont pris conscience qu’ils n’étaient pas assez présents dans le débat médiatique et dans le jeu électoral. Le mémorandum de l’avocat Lewis Powell, qui défendait l’industrie du tabac à l’époque et deviendra plus tard juge à la Cour suprême, marque un tournant. Il incitait les entreprises à se mobiliser, à créer des comités d’action politique (PAC), de façon à ce que leurs salariés et cadres puissent verser des contributions aux candidats privilégiés par la droite. Le nombre de ces PAC des affaires et des contributions électorales versées aux conservateurs a alors explosé.

En 1982 fut ensuite créée la Federalist Society, sous l’égide d’Edwin Meese (ministre de la Justice de Reagan) et d’Antonin Scalia (qui deviendra lui aussi juge à la Cour suprême). Elle était et reste aujourd’hui la cheville ouvrière de cette galaxie de droite. Sa mission était d’identifier de jeunes juristes conservateurs prometteurs via la création d’antennes dans les facultés de droit et au sein des délégations locales de l’Association du barreau (ABA), puis de peupler les ministères de ces recrues. Le but ultime était de capturer les juridictions fédérales, de première instance et les cours d’appel, et la Cour suprême afin de mettre fin aux « dérives progressistes » du pouvoir judiciaire responsable des grandes avancées des années 1950-1970, comme la déségrégation, les droits des inculpés ou le droit à l’avortement.

Constituée en association à but non-lucratif sous le régime fiscal favorable des 501(c)(3) selon la nomenclature du Code des impôts, la Federalist Society ne doit pas avoir plus de 50 % d’activités de nature politique. Mais elle travaille en étroite coordination avec des groupes qui, eux, peuvent s’impliquer en politique, financés par les mêmes milliardaires libertariens.

La stratégie première de la Federalist Society consiste à influencer les nominations des juges des juridictions fédérales et de la Cour suprême, choisis par les présidents, ainsi que l’attitude des sénateurs chargés par la Constitution de confirmer ou non les candidats du président. Sa deuxième mission, moins connue jusqu’à récemment, consiste à orchestrer (et financer) des actions en justice sur les grandes questions au sujet desquelles la droite vise une réorientation du droit : les priorités tout à la fois des entreprises et des milliardaires (dérégulation) et celles de la droite religieuse, contre l’avortement et les droits des LGBT.

À la tête de la Federalist Society pendant deux décennies, Leonard Leo s’est attaché à faire nommer des juges « estampillés conformes ». Sous la présidence de G.W. Bush, il a dépensé des dizaines de millions de dollars en publicités et opérations de relations publiques pour faire avancer les candidatures de ceux qui allaient devenir, pour l’un – John Roberts – le président de la Cour suprême, et pour l’autre – Samuel Alito – celui qui a rédigé l’opinion majoritaire de la décision Dobbs v. Jackson Women’s Heath Organization de 2022, qui a opéré le revirement de jurisprudence en matière de droit à l’avortement.

Le grand public a appris l’existence et compris le rôle de la Federalist Society en 2016, quand son dirigeant Leo a conduit le candidat Trump à faire campagne sur onze noms de candidats à la Cour suprême, tous choisis par ses soins. La stratégie a été gagnante : 80 % des évangéliques ont voté pour Donald Trump cette année-là, et 90 % des juges nommés par Trump durant son mandat sont membres de la Federalist Society, dont 86 % des juges d’appel et les trois juges nommés à la Cour suprême (Neil Gorsuch, Brett Kavanaugh et Amy Coney Barrett). Ils sont anti-avortement et anti-régulation, non susceptibles de décevoir en évoluant vers le centre comme certains de leurs prédécesseurs – ainsi du juge Kennedy, qui avait voté avec les progressistes pour inscrire le mariage pour tous dans la Constitution.

La galaxie Leo

La Federalist Society est la clé de voûte d’une galaxie de groupes de droite qui travaillent ensemble et sont financés par les dons anonymes de plusieurs millions de dollars chaque année.

Ces groupes ont dépensé sept millions de dollars pour bloquer la candidature à la Cour suprême en 2016 de Merrick Garland, le candidat pourtant très modéré, proposé par le président Obama après le décès du juge Scalia. Ces mêmes groupes ont ensuite dépensé plus de dix millions de dollars pour soutenir la candidature de Neil Gorsuch, nommé par Donald Trump dès son entrée en fonction en janvier 2017. En 2021, le Concord Fund a dépensé plusieurs millions de dollars pour discréditer la candidate Ketanji Brown Jackson, première juge afro-américaine, nommée par le président Biden pour succéder au juge Stephen Breyer, poussée à démissionner tant que le président Biden disposait d’une majorité démocrate au Sénat.

Les organismes et groupes de la galaxie Leo sont nombreux et ont pour caractéristique première de porter des noms trompeurs. Ainsi, le « projet pour des élections honnêtes » (Honest Elections Project) et le « réseau pour l’intégrité électorale » (Restoring Integrity and Trust in Elections) ont pour objectif affiché de restaurer l’intégrité et la confiance dans les élections alors qu’ils cherchent en réalité à instiller le doute et la méfiance envers le processus électoral.

Ils diffusent des informations fausses sur la fraude électorale dans l’élection de 2020, démenties par les études dont celle du Brennan Center. Le groupement Students for Fair Admission (Étudiants pour des procédures d’admission justes) crée par Edward Blum lutte activement contre toute prise en compte de facteurs raciaux en matière de découpage électoral ou pour l’entrée à l’université, et est à l’origine de plusieurs contentieux dans lesquels il a obtenu gain de cause.

La Fondation juridique pour l’intérêt public (Public Interest Legal Foundation ou PILF), contrairement à son nom ronflant, travaille à faire adopter des restrictions sur le droit de vote et à procéder à des radiations d’électeurs destinées à affecter en premier lieu et de façon disproportionnée, les membres des minorités qui ont tendance à voter pour les démocrates. Sans oublier le groupe Citizens United à l’origine de l’action en justice qui a permis la dérégulation des financements électoraux en 2010.

Tous ces groupes partagent des locaux communs et ont recours aux mêmes cabinets d’avocats. Leurs fonds proviennent des mêmes financeurs qui leur font passer les sommes nécessaires pour organiser leur stratégie juridictionnelle et « monter » les affaires. Ce sont eux qui mettent en musique la composante judiciaire de la stratégie tous azimuts de la droite.

Les financeurs

 Malgré le travail mené par des journalistes d’investigation, des médias comme Lever ou Politico et des associations qui épluchent documents financiers et déclarations d’impôts pour tenter de dépasser l’anonymat des donateurs, il est difficile et remonter jusqu’aux vrais financeurs de ces groupes, de connaître les destinataires précis et les sommes exactes collectées. En effet, la Cour suprême par ses décisions invalide les mesures de transparence, considérant qu’elles portent atteinte à la libre expression ; ainsi dans Americans For Prosperity Foundation v. Bonta en 2021.

Toutefois plusieurs fondations et milliardaires ont été identifiés comme finançant régulièrement ces groupes. Parmi eux, les frères Koch qui soutiennent le centre pour les études sur l’immigration (Immigration Centre) qui est anti-immigrants, la fondation Bradley qui a fait passer depuis 2000 plus d’un demi-milliard de dollars dans des projets opaques (dark money) comme les atteintes au droit de vote (voter suppression), les initiatives pour privatiser les écoles publiques ou les attaques contre les droits des travailleurs et les syndicats. Citons aussi la famille Scaife, héritière d’une fortune d’entreprises industrielles, qui a versé des millions de dollars à des groupes affirmant œuvrer pour l’intérêt public et qui combattent pourtant les réglementations environnementales… comme l’American Civil Rights Institute qui, en dépit de son nom, ne défend pas les droits civiques.

La droite a enfin atteint son objectif, la Cour suprême est dorénavant composée de six juges que l’on ne peut plus appeler conservateurs mais « républicains », ou même radicaux dans le cas des juges Thomas et Alito. Pendant vingt ans, la Cour avec une majorité de cinq juges conservateurs sur les neuf s’était contentée d’affaiblir graduellement nombre de précédents progressistes mais ce n’était pas trop visible.

Certes depuis 2006 et l’arrivée du juge John Roberts, la Cour avait accédé aux desiderata de la droite des affaires, par exemple dans Citizens United en 2010 qui dérégule les financements électoraux. La décision permet aux entreprises et aux milliardaires de peser d’un poids disproportionné dans les élections via les structures idoines créées à cet effet, les super PAC. De même, la décision Shelby de 2013 facilite les victoires législatives de la droite (déjà minoritaire) en invalidant les protections anti-discrimination contenues dans le Voting Rights Act sur le droit de vote de 1965.

Puis en deux ans, le rythme s’accélère. Chaque session judiciaire voit des revirements spectaculaires qui traduisent les priorités de la droite, en matière de droit à l’avortement (revirement de 2022 dans Dobbs) comme de pouvoirs des agences (décision Loper Bright qui invalide le précédent Chevron et prive les agences de leur pouvoir de réglementation en matière de sécurité des produits, comme de lutte contre le réchauffement climatique). Quant à la décision du 1er juillet 2024 qui accorde au président Trump et à ses successeurs une immunité quasi-absolue, elle surprend même les observateurs de droite par son ampleur et les dangers pour la démocratie.

Le but de la droite est de revenir à l’Amérique des années 1920, avant les législations du New Deal, avant l’État-providence et avant les droits civiques. C’est l’Amérique du juge Bork (proposé par Ronald Reagan à la Cour suprême) que dénonçait le sénateur Ted Kennedy en 1986 pour s’opposer à sa candidature, laquelle fut rejetée par cinquante-quatre voix contre quarante-six[1].

En conséquence, la Cour suprême est un enjeu central des élections 2024. Elle l’a été depuis les années 1970 pour les conservateurs ; elle l’est (enfin) devenue pour le Parti démocrate. Si les démocrates détiennent la Maison-Blanche et de solides majorités dans les deux chambres, ils peuvent tenter de faire adopter des lois pour limiter les pouvoirs de la Cour suprême, revenir sur ses décisions les plus réactionnaires et dangereuses pour la démocratie, comme sanctuariser le droit de vote et le droit à l’avortement. Si Trump est élu, le sera-t-il grâce à la bienveillance de la Cour lors des éventuels et probables contentieux post-élection ?

En cas d’abus et de violations de la loi et de la Constitution, la Cour invalidera-t-elle les décisions de celui qui annonce lui-même qu’il se conduira en dictateur comme le confirme le « Projet 2025 » ou projet « de transition présidentielle » proposé par la Fondation conservatrice Heritage ? Même si Trump a cherché à prendre ses distances vis à vis de politiques rejetées par une large majorité des Américains, il continue à annoncer la suppression du ministère de l’enseignement et d’autres mesures phares de ce Programme 2025 rédigé par nombre de ses anciens conseillers.

NDLR : Anne Deysine vient de faire paraître Les juges contre l’Amérique aux Presses universitaires de Nanterre.


[1] « L’Amérique de Robert Bork est un pays où les femmes seraient vouées aux avortements clandestins, où les Noirs devraient déjeuner et dîner dans des espaces ségrégés, où des policiers sans foi ni loi feraient irruption en pleine nuit chez les citoyens.. …». Extraits du discours prononcé le 23 juin 1987 par le sénateur démocrate Ted Kennedy en opposition à la nomination du juge Bork à la Cour suprême par Ronald Reagan.

Anne Deysine

Juriste et américaniste, Professeure émérite à l'Université Paris-Nanterre

Notes

[1] « L’Amérique de Robert Bork est un pays où les femmes seraient vouées aux avortements clandestins, où les Noirs devraient déjeuner et dîner dans des espaces ségrégés, où des policiers sans foi ni loi feraient irruption en pleine nuit chez les citoyens.. …». Extraits du discours prononcé le 23 juin 1987 par le sénateur démocrate Ted Kennedy en opposition à la nomination du juge Bork à la Cour suprême par Ronald Reagan.