Économie

Introuvable Politique industrielle

Économiste, Politiste

Entre guerres et épidémie de Covid-19, les tensions des dernières années ont fragilisé les chaînes de valeur internationalisées et ainsi rendu prégnante la désindustrialisation de la France, pourtant alertée depuis des décennies par nombre d’économistes. Les dirigeants politiques, Emmanuel Macron en chef de file, ont alors annoncé le temps de la Reconquête industrielle. Mais existe-t-il une Politique industrielle cohérente derrière ces annonces ?

En cette fin septembre 2024, la France dispose d’un nouveau ministre délégué chargé de l’industrie auprès du ministre de l’Économie en la personne de Marc Ferracci, qui succède à Roland Lescure avec lequel il partage une formation d’économiste et le fait d’avoir été dès le départ de l’aventure d’En marche !. Titulaire d’un doctorat en économie du travail sous la direction de Pierre Cahuc, sa formation et sa très grande proximité avec Emmanuel Macron suggère une stabilité de la future politique industrielle française que viennent confirmer les premières interventions de son ministre de tutelle Étienne Armand, lui-même issu d’En marche ! et qui s’est fait connaître pour ses travaux parlementaires sur les défaillances de la politique énergétique française.

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Esquissée sous la présidence de Nicolas Sarkozy suite à la crise des subprimes en 2008, la politique industrielle est structurée par Arnaud Montebourg lors de son passage au ministère de l’Économie, qui déclara en 2014 qu’une « nation sans industrie est une nation qui se condamne au déclin ». Elle sera négligée par son successeur au ministère de l’Économie, Emmanuel Macron, qui, devenu président, en redécouvrira la nécessité. Il faut dire que la double crise de la Covid et de la guerre en Ukraine a rendu patent ce que nombre d’universitaires expliquaient dans le vide depuis des années : la France se désindustrialise lourdement depuis le début des années 1980 et cela produit des conséquences au-delà des activités strictement industrielles et des questions strictement économiques.

Si la politique industrielle n’est pas, au sens strict, qu’une politique concernant les entreprises industrielles, c’est pourtant ainsi qu’elle est le plus communément définie par les acteurs politiques, et notamment sous la présidence Macron. Ce dernier, dans son discours du 11 mai 2023, lors de la réception « Accélérer notre reconquête industrielle », déclamait ainsi que « la bataille pour la réindustrialisation est clé sur le plan économique, est clé sur le plan géopolitique, est clé sur le plan politique et sur l’unité de la nation ». Quelle responsabilité pour une seule politique ! À moins qu’autant d’impacts escomptés d’une seule politique dénote finalement la façon de penser ladite politique : un véritable couteau suisse, dans lequel on peine à trouver le couteau, mais également à comprendre l’usage de ses nombreux instruments. La Politique industrielle, avec une majuscule, est noyée sous un ensemble d’actions et d’instruments – de politiques – qui, mis bout à bout, peinent à dessiner une direction, voire se contredisent ou se phagocytent.

Soulignons toutefois que l’existence d’un discours en faveur de l’industrie, même s’il n’est pas performatif, constitue déjà un progrès tant on part de loin. En effet, au tournant des années 2000 et dans la foulée de l’émergence de la « Nouvelle économie », nombre de conseillers de ministres et de dirigeants d’entreprise, d’experts de plateaux télé, mais aussi d’universitaires économistes ou gestionnaires, expliquaient que nous basculions vers une société post-industrielle à l’heure d’un Internet encore balbutiant mais prometteur.

L’avenir était aux services. L’Europe se coulait dans cette représentation du monde en édifiant la stratégie de Lisbonne qui visait à bâtir « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde d’ici 2010 ». La globalisation triomphante et la fin de l’histoire prophétisée quelques années auparavant par Francis Fukuyama semblait l’horizon ultime où les préceptes libéraux allaient enfin pouvoir s’épanouir au profit d’un bien-être social mondialisé.

Côté économies occidentales, et singulièrement en France, il s’agissait d’exploiter au maximum les avantages comparatifs ricardiens : il fallait se spécialiser dans les services (sources d’un excédent commercial important qu’on pensait définitivement acquis) et dans nos points forts agro-alimentaires (on est en France tout de même !) tout en conservant quelques fleurons industriels, plutôt dans des industries à haute qualification dont on peinait à penser que les pays émergents (à commencer par la Chine) pourraient nous rattraper (train à grande vitesse, aéronautique et spatial, automobile, armement).

Certains dirigeants d’entreprise faisant la une de la presse économique, comme Serge Tchuruk, patron d’Alcatel, qu’il était en train de conduire à la faillite, expliquaient que l’avenir était aux entreprises sans usine (fabless). L’entreprise devait se recentrer sur son « cœur de métier » et se concentrer sur les sources clés de la valeur ajoutée, définies comme la conception, l’innovation et le savoir-vendre. L’entreprise bien gérée sous-traitait l’acte de production proprement dit à des entreprises spécialisées. Évidemment combinée à la recherche de profit, cette stratégie d’externalisation ouvrait l’opportunité de sous-traiter dans des pays à bas coûts.

Dès lors, portée par ce paradigme managérial et soutenue par les milieux politiques et certains intellectuels, l’internationalisation des chaînes de valeur allait prendre une dimension inédite à partir des années 2000. Mais, nous promettait-on, ceci n’était pas grave car nos emplois seraient dans les services (à la personne en bas de l’échelle des qualifications et, surtout, dans des fonctions nobles de la finance, de la R&D, la formation, des industries créatrices en haut des qualifications), auxquels s’ajouteraient quelques activités industrielles non délocalisables (production d’énergie, gestion des déchets) ou high-tech.

Avec le recul, on peine à croire à la naïveté des arguments. On peine à comprendre comment on peut dire que la production ne génère pas de valeur ajoutée. On se désole de la méconnaissance des travaux en économie de l’innovation qui, dans les années 1990, produisaient déjà de nombreuses connaissances sur le lien entre production et R&D, entre produire et savoir imaginer les innovations futures et les usages futurs. Nombre de travaux montrent que le découplage entre la production et les autres fonctions de l’entreprise est délétère à terme. A contrario, une entreprise qui au départ ne fait que produire – et, en généralisant, un pays – peut monter en gamme (on dit upgrader) et en capacité d’innovation si les entreprises locales sont appuyées par une Politique industrielle adéquate. Pensons à la Chine.

Au total, le retour d’un discours sur la nécessité de soutenir les activités industrielles, y compris productives (les usines), et pas uniquement les entreprises (sièges sociaux et leurs centres de R&D) appartenant au secteur de l’industrie, constitue une vraie rupture. Néanmoins, dès lors qu’il s’agit de traduire concrètement en actes ces discours, un malaise apparaît car la base idéologique qui justifiait l’absence d’intervention est la même que celle mobilisée pour la justifier. Ce qui va conduire à multiplier de manière désordonnée les actions face à l’absence de résultats probants.

Fondamentalement, le cœur de la conception française des politiques publiques de soutien à l’industrie consiste à épouser un point de vue statique fondé sur la notion d’une compétitivité entravée. Cette notion pose problème sur les deux termes pris isolément et a fortiori pris ensemble. Examinons-les tour à tour, ce qui permettra de relever les contradictions intrinsèques qu’ils portent. Partons de l’adjectif.

Des entreprises entravées

Le postulat de départ est que les entreprises localisées en France souffrent de conditions défavorables pour réussir. Ce point est essentiel. Les échecs des entreprises et leur incapacité à être concurrentielles se situent dans des causes externes aux entreprises.

Cette mécanique explicative est au cœur du discours du patronat qu’épousent, sans vraiment le discuter, les dirigeants politiques et certains experts. Dans cette perspective, l’État doit intervenir pour corriger les imperfections du système français en démantelant les contraintes réglementaires, les lourdeurs administratives et autres freins qui bloquent l’initiative économique, la prise de risque, la construction rapide de capacités productives. En bref, il faut transformer l’environnement qui entrave l’action des entreprises, libéraliser le fonctionnement des marchés, surtout ceux des facteurs de production, en commençant par le marché du travail, et les règles qui contrôlent l’activité des entreprises (permis de construire, de produire, etc.).

S’inscrivant dans la vision de son prédécesseur, le nouveau ministre de l’Économie, dans une de ses premières interventions, le dimanche 23 septembre, déclarait que : « Notre travail à nous, dans ce monde, c’est de faciliter la tâche des entreprises, de celles et ceux qui y travaillent », ce qu’il complète le lendemain lors de la cérémonie de passation de pouvoir à Bercy : « C’est de les accompagner et de ne pas les encombrer de normes parfois inutiles ou contradictoires, de faire en sorte que tous les Français qui travaillent aient un salaire décent. » Notons que les débuts de ces deux phrases et leur fin sur les travailleurs sonnent étrangement aux oreilles d’un économiste, mais il s’agit sûrement de rassurer sur le fait que le ministère n’est pas là pour œuvrer seulement pour le patronat.

Cette réduction des entraves pesant sur les entreprises entre cependant en contradiction avec un des objectifs traditionnellement assigné à la politique industrielle : lutter contre les défaillances du marché. Enseigné dans les manuels d’économie, ce principe est largement repris par les gouvernements, qui tendent à en élargir quelque peu le contenu. L’État doit intervenir pour soutenir ou créer certaines activités car les marchés sont imparfaits (selon une première acception du terme), dans le sens où ils peuvent ne pas produire certains biens ou services faisant pourtant l’objet de besoins avérés. Et il y a encore moins de raison qu’ils les produisent dans le pays si les frontières sont ouvertes.

L’État doit dès lors soutenir la création et la préservation d’activités jugées stratégiques pour sa souveraineté nationale. Le fonctionnement spontané du marché en économie ouverte ne garantit pas que les producteurs soient des entreprises nationales (nombre de pays achètent par exemple leur armement auprès de fournisseurs étrangers) et/ou que ces entreprises produisent dans le pays (pensons aux médicaments). La guerre en Ukraine et les multiples ruptures ou tensions dans les chaînes de valeur mondialisées ces dernières années ont rendu prégnant cet objectif. Dès lors, si on veut avoir des entreprises nationales et/ou une production nationale, il faut édifier un système de règles, normes, lois qui permet de s’en assurer.

Mais l’État doit aussi réglementer pour corriger d’autres travers spontanés du fonctionnement du marché. Selon cette deuxième acception, il s’agit des externalités négatives ou encore des allocations non souhaitées des facteurs de production (comme par exemple une jeunesse sans appétence pour les emplois industriels).

Dans les discours actuels et récents des gouvernements, souveraineté industrielle et transitions environnementales (essentiellement énergétique) sont ainsi présentées comme des objectifs d’une politique industrielle et comme allant de pair. Citons de nouveau Emmanuel Macron en mai 2023 : « Sans industrie on ne peut pas réussir notre transition écologique. On ne peut pas réussir la bataille pour le climat et la biodiversité par une stratégie de désindustrialisation. » Si le raisonnement est bien rapide, le double objectif requiert d’entraver les entreprises par des règles pour les contraindre à aller vers des processus de production plus écologiques et de s’assurer qu’elles s’implantent dans l’espace national. D’ailleurs, quelques phrases plus loin, on entend : « Pour les projets d’intérêt majeur national nous allons prévoir une procédure exceptionnelle pour éviter qu’ils ne partent vers des économies concurrentes. » Exceptionnelle et justifiée pour une bonne raison, ce qui doit probablement être le cas de toutes les normes et réglementations existantes de nos jours si nous en retracions la genèse.

Au total, la contradiction est patente entre un État qui clame qu’il faut déréglementer et ce même État qui, de manière quasiment schizophrénique, doit intervenir car le fonctionnement spontané du marché est dysfonctionnel. Sauf à penser que tout se joue dans le premier terme, la compétitivité, et que par miracle toutes les activités souhaitées s’implantent dans l’espace national (ce qui ne règle pas le problème des externalités). Notons cependant, malicieusement, qu’il faudrait que seules les activités souhaitées s’implantent car, sinon, nous aurions des pénuries de main-d’œuvre, d’espaces naturels non artificialisables ou encore d’énergie, comme le craignait un député devenu ministre.

La politique française industrielle et la notion de compétitivité

Il n’échappe pas à l’observateur que la politique industrielle française tourne fondamentalement autour de la notion de compétitivité. Comme le résumait Emmanuel Macron en mai 2023, « le premier pilier, c’est une politique macroéconomique de compétitivité. Bien souvent, il y avait une forme d’incohérence dans le débat public français, il faut être honnête. C’est-à-dire qu’on défendait tous l’industrie, mais on était contre les réformes qui le permettaient […]. Ça, c’est le premier pilier, c’est une politique de compétitivité. On améliore la qualité, on baisse les coûts, on investit sur les facteurs de production. » En fait, le mot compétitivité est un mot-valise aux contours flous et au contenu polysémique. Les gouvernements récents tendent à le réduire à des enjeux de faible réactivité des acteurs industriels, entravés dans leurs initiatives par des contraintes réglementaires auxquelles s’adjoint un désavantage de coûts, réduisant par là même la dynamique concurrentielle à une histoire de prix.

Passons sur les sclérosantes réglementations évoquées précédemment pour mettre l’accent sur une autre récrimination patronale : des coûts de production trop élevés. Sont alors pointés le coût du travail pour sûr, le coût du capital (un peu moins), les coûts des fluides (énergie, eau) de manière plus affirmée sur les dernières années et, enfin, toute la fiscalité pesant sur les entreprises. Notons que, là encore, le raisonnement se bâtit en premier lieu sur une démarche comparatiste : si les usines quittent la France, c’est parce que ces coûts sont trop importants ici par rapport à ailleurs. Évidemment, comme on peut prendre chaque item indépendamment, on trouvera toujours un pays ou un groupe de pays présentant un avantage sur une de ces dimensions des coûts de production. Cette démarche visant à isoler chaque coût permet également de s’attaquer, à l’intérieur d’une catégorie de coût, à un type de coût en particulier.

L’exemple de la fiscalité sur les entreprises est caricatural. Il y a quelques années, il s’agissait d’exonérer les bas salaires de cotisations patronales. Ceci fait, réduisons le taux d’imposition sur les sociétés. Désormais dans la moyenne européenne, trouvons une nouvelle cible. Récemment, on a assisté à une attaque en règle des impôts de production comme la contribution sociale de solidarité des sociétés (C3S) ou la contribution sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) à la fois du côté du patronat et des travaux du Conseil d’analyse économique. Au total, cette chasse aux coûts, et notamment à la baisse de la fiscalité directe sur les entreprises ou indirecte (comme les cotisations sociales), ne semble pas fonctionner car on ne note pas une réindustrialisation très franche (sauf à dire que cela aurait été pire sans).

D’ailleurs, les études portant sur les motifs de création des usines mettent peu en avant les variables de coûts. Même celles dont la méthodologie s’appuie sur des enquêtes auprès des dirigeants d’entreprise. Ceci se comprend assez bien analytiquement si on entend la compétitivité d’une entreprise comme sa capacité à mobiliser organisationnellement des ressources accumulées de manière à survivre face à ses concurrents, ce qui suppose de concevoir, produire et vendre des produits avec succès sur le marché. Selon ces fondements théoriques assez éloignés de la maximisation d’une fonction de production de certains économistes, les mécanismes de la réussite ne relèvent que faiblement d’un argument coût, et notamment fiscal. Certes, l’argument coût peut jouer pour certains actes productifs un rôle majeur, mais, à ce jeu, la France sera toujours en retard par rapport à un pays émergent ou un paradis fiscal.

Courir la course à l’échalote de la concurrence fiscale n’est d’ailleurs pas la meilleure idée pour réindustrialiser car cela coûte excessivement cher aux dépenses publiques d’une part et bénéficie peu aux secteurs industriels d’autre part. Compte tenu de la structure du système productif français, la réduction de la fiscalité pesant sur les entreprises bénéficie essentiellement aux entreprises de services, lesquelles, pour bon nombre, ne sont pas soumises à la concurrence internationale. On se prive de recettes considérables à ne pas cibler précisément les entreprises pour lesquelles on légitime officiellement la mesure.

Notons par ailleurs que les impôts de production privent les collectivités locales de ressources propres, générant une forme de recentralisation des initiatives publiques, alors même que, depuis les années 1990, on accumule les preuves sur la pertinence d’une politique industrielle conçue en région par les acteurs régionaux. En réduisant l’autonomie financière des régions, métropoles et communautés de communes (pour ne citer que les trois collectivités territoriales les plus en charge du développement économique), on réduit l’émergence d’initiatives locales dont la littérature académique en sciences sociales a pourtant montré l’efficacité.

De fait, la décennie passée aura plutôt porté la marque d’une certaine recentralisation des politiques industrielles, comme en témoigne par exemple la fusion des pôles de compétitivité afin d’en faire des outils interrégionaux. Même lorsque le dispositif Territoires d’industrie est conçu pour faire émerger des initiatives du bas dans les cent quatre-vingt-trois territoires labélisés (par l’État) en novembre 2023, il s’agit bien d’une approche down-top : il existe un top avec un État qui garde un contrôle sur les aides demandées. Mais au moins ce dispositif a le mérite de cibler les entreprises industrielles dans le but de relancer l’industrie. En effet, beaucoup d’aides publiques souffrent d’une absence de ciblage.

Parallèlement à la baisse de la fiscalité mais toujours au nom de la compétitivité des entreprises, les gouvernements ont multiplié les subventions aux entreprises. Il faut certes ici jongler avec Bruxelles pour éviter les accusations de distorsion de la concurrence, mais les mailles sont larges et se relâchent alors que l’Union européenne se convertit également, depuis 2008, aux vertus des mesures de politique industrielle (en minuscule, là encore, mais nous ne développerons pas), qui devraient perdurer si on en croit les cent soixante-dix mesures énoncées dans le rapport Draghi rendu à la présidente de la Commission européenne le 17 septembre 2024. On trouve donc les moyens de subventionner l’innovation, la transition énergétique, la numérisation des usines, l’adoption de procès moins polluants, les aides à l’embauche de certaines populations ou pour certains emplois, le recrutement d’apprentis et d’alternants…

Bien que certaines de ces aides soient ciblées, notamment dans le cadre des filières « stratégiques » et du plan France 2030 ou de Territoires d’industrie, nombre d’entre elles concernent certes l’industrie mais aussi les services et ne discriminent pas les entreprises. C’est-à-dire que, par exemple, même une entreprise réalisant un taux de profit élevé, même une entreprise délocalisant peut bénéficier de subventions si elle émarge sur la bonne ligne budgétaire. Lignes budgétaires qui se sont multipliées ces dernières années pour former un véritable maquis d’aides, provenant non seulement de l’État central et de tous ses organismes, mais aussi des régions voire des métropoles.

La base de données aides-entreprises.fr recense ainsi deux mille deux cent quarante-quatre aides publiques financières au 26 septembre 2024 (sans que nous soyons certains de son exhaustivité). Comme nous le déclaraient (souvent en des termes plus fleuris) des dirigeants d’entreprise, celui qui n’obtient pas d’aides publiques, c’est vraiment qu’il le fait exprès. Pour autant, toutes les entreprises n’ont pas forcément les ressources pour identifier ces dispositifs, accéder aux guichets et constituer les dossiers.

Au total, en combinant exonérations fiscales et subventions, les aides publiques aux entreprises atteignent des sommes de l’ordre du déficit annuel de l’État.

Il est difficile d’évaluer ce montant compte tenu de la multiplicité des mesures, ce qui, en soit, révèle un problème de contrôle démocratique. L’évaluation la plus large, publiée en mai 2022 par une équipe du Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (CLERSÉ) de l’université de Lille, chiffre les aides aux entreprises à 157 milliards d’euros en 2019 (avant, donc, la Covid et l’accroissement des aides). L’inspection générale des Finances, dans une revue des dépenses publiée en mars 2024, évalue à 88 milliards d’euros les aides aux entreprises, provenant de trois cent quatre-vingt dispositifs, pour l’année 2022, auxquels, nous dit l’inspection, il conviendrait d’ajouter environ 7 milliards, provenant des collectivités locales, pour l’année 2021. Rappelons que le déficit budgétaire total de l’État au sens large (y compris les collectivités locales et les administrations de la Sécurité sociale) s’élevait à 125,8 milliards d’euros en 2022 et 74,7 milliards d’euros en 2019 selon l’INSEE (153,9 milliards d’euros en 2023).

En dépit de ces importants efforts, on peine à voir l’effet statistique de ces dépenses et de la « libéralisation des entraves » sur l’industrie. La renaissance industrielle n’est toujours pas là. On multiplie les grands plans (France Relance 2020, France 2030) qui s’adossent ou se composent de sous-plans (Décarbonation de l’industrie par exemple) qui viennent s’empiler sur des mesures non ciblées sur l’industrie ou, au contraire, précises (comme Territoires d’industrie).

Au total, cet empilage ne fait pas Politique. Il est assemblage de dispositifs qui ont pour seuls points de convergence de financer directement ou indirectement les entreprises et de creuser la dette publique, malgré une réduction de nombre de budgets (en volume, non nécessairement en valeur) alloués aux autres missions de l’État, à commencer par l’éducation et la recherche, pourtant présentées à l’envi comme les clés de la compétitivité future dans les discours ministériels et présidentiels. En fait, on semble raisonner à court terme en cherchant à arroser un peu partout, sur tous les domaines (certes davantage dans certaines activités jugées stratégiques), en espérant que ça finira par pousser. Répétons-le, les dépenses publiques massives octroyées aux entreprises affectent essentiellement des entreprises des services et, parmi l’industrie, en majorité des multinationales (françaises ou étrangères établies en France).

Or, ce sont ces entreprises qui ont les moyens de mettre en concurrence les différents pays pour héberger leurs activités. Ce sont elles qui organisent la fragmentation mondiale des chaînes de valeur dénoncée par les politiques qui entendent organiser la Reconquête industrielle. Ce n’est pas le moindre des paradoxes de la période actuelle.

Il faut dire qu’aujourd’hui comme hier, le France aime à déifier (pour reprendre les termes de Sarah Guillou) ses champions nationaux. Pourtant, on sait que cette politique de champion national a largement contribué à déstructurer le tissu industriel national en bloquant le développement de ce qu’on appelle aujourd’hui les entreprises de taille intermédiaire (ETI), si typiques de l’industrie allemande, et en détruisant une grande partie des systèmes productifs locaux qui existaient encore au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il est ainsi patent d’avoir entendu les discours sur la start-up nation glisser vers l’objectif de fabriquer des licornes [une licorne est une jeune start-up valorisée à plus d’un milliard de dollars et non cotée en bourse, ndlr]. La taille n’est pas tout.

Un tissu productif capable de se perpétuer durablement, c’est un tissu productif diversifié en activités, en tailles d’entreprise (et notamment de petites et moyennes industries qui ne sont pas forcément appelées à grandir), en niveaux de technologies. Vouloir uniquement des entreprises high-tech et/ou numérisées est une hérésie car la compétitivité industrielle future repose sur des chemins multiples largement inconnus à ce jour.

Dans cette perspective, le premier rôle de l’État est de s’assurer que les entreprises puissent trouver dans l’espace national les ressources nécessaires à leur épanouissement : des travailleurs formés et motivés par les règles d’un marché du travail épanouissant et émancipateur, une recherche solide couvrant l’ensemble des besoins (des technologies les plus pointues aux low tech en passant par les sciences sociales, car l’innovation est aussi sociale et managériale), des financements pour accompagner les initiatives entrepreneuriales (pour en rester aux principales briques).

La structuration de ces ressources n’est pas incompatible avec la définition d’une Politique industrielle, mais celle-ci doit revenir véritablement sur ces deux pieds fondamentaux. Premièrement, elle doit être ciblée dans ses objectifs et ses moyens. Se mettre d’accord sur ses objectifs (par exemple, quels sont les contours de la souveraineté et à quelle échelle se joue-t-elle lorsqu’on est en Europe ?) et sur ses moyens suppose un processus de délibération multipartite. La légitimité démocratique d’un soutien aux entreprises doit être subordonnée à un réel débat démocratique et non se réduire, comme c’est plutôt le cas, à une discussion au sein des allées des ministères entre quelques fonctionnaires, des cabinets de consultants, des rapports techniques de quelques experts économiques et représentants des grandes entreprises, avec, dans plusieurs situations, ces derniers qui dominent le jeu par leurs expertises des sujets et, parfois, leurs menaces de délocalisation ou leurs promesses d’implantation.

Le deuxième pilier concerne la conditionnalité des aides. Arlésienne de l’intervention publique, l’ampleur des défis qui se dressent face à nous (à commencer par la transition énergétique) exige de mettre véritablement ce chantier sur la table. Certains membres du Parlement en ont conscience comme en témoigne la mission d’information sur la conditionnalité des aides publiques aux entreprises, dirigée par le député Stéphane Viry, qui formulait vingt-trois propositions en 2021. Certes, la cohérence analytique entre les propositions questionne parfois (« la conditionnalité ne doit en aucun cas constituer une contrainte pour une entreprise… »), mais au moins peut-on penser que certains parlementaires ont saisi l’enjeu du problème.

Dans le champ académique, si le débat n’est pas nouveau, il s’est renouvelé ces dernières années autour de trois axes. Le premier est la prise en compte des défis à relever et des principes pour le faire. Les approches en termes de politiques mission oriented, popularisées par l’économiste Mariana Mazzucato, entrent dans ce champ.

Le deuxième concerne les bases théoriques de ce qui fonde la performance économique d’une entreprise et par extension d’un pays. Les approches sur les ressources conduisent à enrichir l’analyse des conditions de la performance et à fonder des politiques industrielles en dehors d’un raisonnement en termes de compétitivité coût, qui reste dominant dans les pratiques (la France étant caricaturale) et dans une partie de l’analyse économique.

Le troisième tourne autour des dispositifs de la Politique industrielle. Les manières d’aider les entreprises et de s’assurer du rendement économique et/ou social des soutiens octroyés fait l’objet de réflexions intéressantes. Espérons qu’à défaut des nouveaux ministres en charge de la politique industrielle nommés au mois de septembre 2024, qui semblent partis pour prolonger les politiques des sept années précédentes, les futurs gouvernants refonderont, pour reprendre le verbe de Nadine Levratto, la Politique industrielle française. Voire l’européenne, mais c’est un autre sujet !


Vincent Frigant

Économiste, Professeur à l'université de Bordeaux, chercheur au sein de Bordeaux sciences économiques (BSE)

Patience Le Coustumer

Politiste, Post-doctorante au sein de Bordeaux sciences économiques (BSE) à l'université de Bordeaux