Les États-Unis ou la confusion des points de vue
Fin septembre, le journal Le Monde consacrait un long article à la ville de Springfield, dans l’Ohio, une ville récemment stigmatisée par Donald Trump, dont les habitants, d’après ses « informations », mangeaient les chats et les chiens.
L’article en question ne s’attarde pas sur cette pure invention, mais donne surtout la parole à la population haïtienne installée à Springfield au cours des dix dernières années, qui représente aujourd’hui un quart de la population de la ville. Article passionnant à bien des égards, mais qui contient une phrase pour le moins étonnante : « La ville s’est transformée en laboratoire des États-Unis, en miroir de ses angoisses et de sa polarisation incandescente. » Comment cette situation locale particulière, caractérisée par une modification substantielle de la population en un temps relativement court, pourrait-elle être un « laboratoire » de phénomènes observés à l’échelle du pays ?
Quelques semaines plus tôt, le même journal consacrait cette fois un long article à Brownsville, ville du sud-ouest du Texas, où Elon Musk a installé sa base SpaceX. Là aussi, le reportage est très intéressant, plus instructif que la plupart des articles consacrés à la campagne électorale, mais la réduction de la focale à cette ville située près de la frontière mexicaine est toujours justifiée par sa fonction d’illustration d’un mouvement plus général : « Le destin de la ville de Brownsville offre un démenti de la lecture qui prévalait à propos des États-Unis après la grande crise financière de 2008 et avant l’élection de Donald Trump en 2016, soit celle d’un pays en voie de paupérisation et de désindustrialisation. Depuis 10 ans, l’Amérique a changé, se couvrant d’usines et profitant d’une énergie très abondante – le gaz et les renouvelables – tandis que les bas salaires remontent la pente. Insensiblement, les Américains ont retrouvé l’esprit pionnier. » Or, on pourrait sans peine montrer que de nombreuses régions n’ont pas bénéficié de ce rebond économique et que certaines d’entre elles sont même confrontées à des difficultés qu’elles ne connaissaient pas avant 2016, notamment liées à la crise du Covid-19 et à la fermeture de commerces et de petites entreprises.
Dans les deux cas, l’intérêt porté à ce qui se passe dans une toute petite partie du pays ne semble être acceptable qu’à condition qu’il autorise à évoquer des processus nationaux, et peu importe que la montée en généralité soit pour le moins hasardeuse. Ce procédé, qui consiste à parler du pays dans son ensemble à partir d’une expérience située en un lieu spécifique (et parfois de courte durée), n’est pas propre à la couverture de la campagne pour l’élection présidentielle. Il structure une bonne partie des analyses et commentaires portant sur les États-Unis, et s’accompagne d’une autre forme de récit, tout aussi problématique, qui consiste à prendre appui sur l’existence d’une totalité nécessairement homogène, « les États-Unis », pour évoquer des phénomènes qui sont en réalité très inégalement répandus sur le territoire.
Récemment, les mesures prises par quelques États du Sud pour interdire une série d’ouvrages qui étaient lus et conseillés dans un cadre scolaire ont été présentées comme « un retour de la censure aux États-Unis ». Autre exemple, depuis une vingtaine d’années, les discours sur la place des religions et le développement des Églises évangéliques n’ont que rarement donné lieu à une analyse montrant les écarts, considérables, entre les niveaux de croyance et de pratique observés dans les différentes régions du pays.
Cette tendance à l’homogénéisation abusive des modes de vie, pratiques sociales et comportements politiques s’applique à bien d’autres domaines. Elle fonctionne comme force de rappel de tout ce qui est censé nous distinguer, « en France et en Europe » (comme on le lit parfois), de ce pays dont l’étrangeté devrait faire consensus. Elle a aussi pour corollaire une certaine indifférence aux disparités locales et régionales, qui est probablement révélatrice de notre grande difficulté à leur donner sens et cohérence. Or, comme le soulignait Howard Becker, c’est pourtant une des conditions de tout travail de compréhension des activités sociales et politiques aux États-Unis.
Les vertus de la monographie
Dans un court texte intitulé « Tout se produit nécessairement en un lieu donné »[1], Howard Becker met l’accent sur la nécessité d’intégrer à l’analyse « les conditions contextuelles » qui expliquent la plus grande fréquence de certaines activités dans une petite ville plutôt que dans une autre. Il prend notamment l’exemple d’un cabinet médical, dont l’organisation, et la présence de certaines spécialités en particulier, ne peut selon lui être dissociée de la composition sociale et ethno-raciale de la ville et du comté où il s’inscrit.
Lorsqu’il prend ces exemples, Becker ne compare pas des lieux situés dans des régions éloignées les unes des autres, mais bien des petites villes seulement séparées par quelques dizaines de kilomètres. En effet, quiconque s’aventure au-delà du cœur des grandes agglomérations du pays pourra faire un constat convergent : les contrastes entre configurations socio-économiques sont souvent très prononcés, y compris lorsque les distances parcourues sont de faible ampleur (moins d’une heure de trajet en voiture).
On touche là au problème posé par l’usage quasi systématique des expressions « côte est » et « côte ouest », ou « Sun Belt », « Midwest » et « Rust Belt », qui ont pour avantage de découper le territoire national en grandes régions distinctes, mais aussi pour inconvénient de laisser croire à l’existence d’une forte proximité des situations locales au sein des ensembles ainsi définis. En enquêtant pendant de longues années sur l’État du Vermont, au nord-est du pays, je me suis souvent interrogé sur la pertinence de l’expression « côte est », non seulement parce que cet État ne dispose pas d’un accès à la mer, mais aussi et surtout parce qu’elle risquait de brouiller la perception des nombreuses différences qui traversent cette immense région.
Même en réduisant la « côte est » aux États du Nord-Est, les décalages sont multiples et ne se limitent pas aux contrastes entre espaces résidentiels (espaces urbains, suburbs et zones rurales), entre niveaux de revenus et de diplômes, entre États ou comtés « bleus » (démocrates) et « rouges » (républicains). On peut commencer par rappeler que la présence des minorités ethniques et raciales y est très inégale, les comtés ruraux de Nouvelle-Angleterre étant souvent essentiellement blancs. Sur ce sujet comme sur d’autres, les moyennes nationales ne nous sont pas d’une grande aide, alors qu’on a tout intérêt à localiser (en partie) l’analyse des dominations ethno-raciales, sous peine de ne pas saisir en quoi les expériences des discriminations sont aussi dépendantes de l’histoire des relations entre « communautés » à l’échelle locale.
Ces décalages sont redoublés par la grande diversité des systèmes politiques locaux. Comme on l’observe depuis deux ans sur la question de l’avortement, les législations votées par les parlements des États sont très hétérogènes, et ces variations concernent d’autres enjeux fondamentaux, comme la politique fiscale (taxer ou non les produits de consommation) et les niveaux d’imposition.
Et ce n’est là qu’un des aspects de cette mosaïque politique. Le nombre d’élus aux parlements locaux varie grandement, tout comme leur rémunération et leur degré de professionnalisation. Le pouvoir municipal n’est pas toujours incarné par un maire ou une mairesse, il est parfois exercé par un conseil, qui peut se démarquer du système mayoral en valorisant la dimension collective du processus décisionnel. Le partage des compétences entre l’échelon communal, les comtés et les directions politiques des États fédérés est loin d’être identique, ce qui n’est pas sans effet sur le contenu de certaines politiques publiques, et notamment en matière de police et de justice. On peut enfin mentionner l’inégale distribution spatiale des partis, syndicats et associations, dont on décrit trop souvent l’activité à partir d’un regard exclusivement urbain. Ce sont donc les structurations des populations locales, les formes d’organisation du pouvoir et les configurations des acteurs prenant part aux luttes politiques qui varient fortement.
Que faire de cette multitude de décalages, qui peut sembler paralysante au premier abord ? On peut en faire fi, consciemment ou non, et c’est le cas de la plupart des analyses journalistiques et de certains travaux de recherche. Mais on peut aussi essayer d’y voir plus clair, et la monographie, sans constituer une fin en soi, peut être une solution. Elle permet en effet d’interroger la manière dont les diverses caractéristiques d’une situation locale, plus ou moins singulière, s’articulent et donnent forme et consistance à des pratiques et visions du monde. L’intérêt de cette approche réside dans la capacité à penser ensemble des dimensions que l’on a pour habitude de dissocier.
À Miltonville, la petite ville du Vermont sur laquelle j’ai réalisé une enquête ethnographique, j’ai compris, très progressivement, que la sociologie des engagements observables dans ce bastion progressiste n’était possible qu’en étudiant les dynamiques de renouvellement de la population depuis les décennies d’après-guerre, le mouvement du retour à la terre dans les années 1970 et au-delà, les distances entre classes sociales, le sentiment d’appartenance à ce lieu qu’on qualifie souvent de « spécial » ou d’« unique », les relations entre générations, les formes d’appropriation d’une institution municipale originale (le town meeting, j’y reviendrai) et la circulation des pratiques et des raisonnements politiques entre les scènes constitutives de cette gauche vermontaise. Comme pour toute enquête ethnographique menée en France, c’est par cette imbrication d’une pluralité de processus que l’on parvient à mettre en évidence les logiques sociales qui façonnent les comportements politiques.
Cette approche a aussi le mérite de construire ses questionnements à partir d’observations réalisées dans le cours de l’enquête, et donc de prêter attention à des situations, des groupes et des pratiques collectives qui sont moins intégrés aux cadrages structurant les mises en récit les plus routinisées.
Se soustraire à la force des cadrages nationaux
Dans les petites villes et les villages de Nouvelle-Angleterre, le town meeting est toujours en vigueur. Cette expression désigne la réunion publique annuelle (en mars, en général), ouverte à l’ensemble de la population, au cours de laquelle les personnes présentes recourent au vote à main levée pour prendre des décisions importantes, celles qui concernent en particulier les budgets de la commune et de l’école primaire, et, par ricochet, le montant des impôts locaux. Cette institution existe depuis plusieurs siècles, elle est bien antérieure à la promotion récente de la démocratie participative.
D’après les données dont on dispose, entre 10 % et 20 % de la population se rend aujourd’hui au town meeting[2]. La part des habitants impliqués dans le processus décisionnel est donc largement supérieure à ce qu’on connaît en France, et en particulier dans les petites communes rurales, où la délégation est souvent synonyme de concentration du pouvoir dans les mains de quelques élus. Comment se fait-il qu’en France, on ait si peu prêté attention aux town meetings ? La mise en œuvre de cette démocratie directe connaît certes quelques limites, comme je l’ai observé à Miltonville, mais on aurait dû s’intéresser davantage à cette pratique de la délibération collective, à ces débats qui durent parfois toute la journée, comme on s’est intéressé à ce qui se passait dans d’autres pays étrangers, au Brésil en particulier. La principale explication réside dans le fait que le town meeting n’a pas pu trouver sa place dans les opérations de cadrage par lesquelles on rend compte, en France, de la vie politique aux États-Unis.
Les grilles de lecture des événements et la production de sens sont d’abord fortement orientées par la centralité du pouvoir fédéral et la primauté accordée à l’action des présidents. Notons au passage que la couverture médiatique de l’élection présidentielle, excessive à bien des égards, ne fait que renforcer l’impression que tout se joue à ce niveau, alors qu’il suffit de déplacer le regard vers le Congrès et les luttes politiques menées au sein des États pour en relativiser l’importance.
Mais la force de ces cadrages est surtout liée à la grande régularité des manières de présenter « les problèmes » du pays, qu’il s’agisse des inégalités sociales, du racisme institutionnel, de l’omniprésence des armes à feu, de la peine de mort ou des effets proprement politiques de la grande autonomie dont bénéficie la Cour suprême. L’enjeu n’est pas de savoir si ce sont des « vrais » problèmes ou non, leurs conséquences sur la vie quotidienne d’une bonne partie de la population sont bien réelles, trop souvent dramatiques, et on les perçoit d’autant mieux, de manière plus précise et incarnée, lorsqu’on réside dans le pays.
Pour celles et ceux qui sont animés par une envie de comprendre, l’enjeu est ailleurs, dans la possibilité d’accéder à ce qui n’entre pas dans le cadre de la photographie, aux éléments factuels qu’on laisse habituellement de côté ou qu’on n’interroge pas suffisamment. C’est par exemple le cas des oppositions fonctionnant sur un mode binaire, comme celle dont on use et abuse depuis quelques années pour distinguer les campagnes trumpistes et les villes démocrates. Mais on oublie alors de mentionner que Bernie Sanders est l’élu du Vermont – un État très rural, parfois présenté comme « le plus rural du pays » – au Congrès depuis plus de trente ans. Sans invalider le constat d’une forte spatialisation des préférences électorales, ce rappel devrait inciter à la prudence avant de réifier ou d’essentialiser « le vote des ruraux aux États-Unis ».
En outre, les cadrages structurant nos représentations de ce pays font généralement moins de place à la grande diversité des mouvements progressistes, à leur histoire, souvent méconnue, aux formes de continuité qui les caractérisent, à leurs réussites collectives. Au début de mon enquête dans le Vermont, j’ai ainsi découvert la présence de plusieurs coopératives alimentaires, dont une partie a été créée dans les années 1970, ce qui m’a ensuite conduit à m’intéresser à la riche histoire du mouvement coopératif en Nouvelle-Angleterre et dans d’autres régions du pays. Notre manque de connaissance concerne aussi les organisations qui inscrivent leur action dans l’histoire du mouvement ouvrier et qui mobilisent un discours de classe, de la même façon qu’on en sait au fond assez peu sur les déclinaisons locales des mouvements écologistes, antiracistes ou féministes et sur la manière dont ces collectifs coexistent ou collaborent au sein d’un même État ou à une échelle plus vaste.
La profusion d’informations et d’images n’empêche donc pas la persistance d’une certaine méconnaissance des espaces sociaux et politiques au sein desquels évoluent les habitants et habitantes de ce pays. Ce n’est pas une spécificité étatsunienne, on pourrait dire la même chose au sujet de pays frontaliers de la France, où, là aussi, la force et la constance des cadrages politiques et médiatiques semblent nuire à la compréhension. Mais aucun autre pays que les États-Unis ne suscite à la fois une telle présomption de connaissance et un tel empressement à en réduire la complexité. Il faudrait bien sûr en comprendre les origines, restituer les mécanismes qui ont contribué et concourent de nos jours à la relative stabilisation de ces cadrages, mais il s’agit d’un autre sujet, passionnant, qui mériterait de longs développements.
NDLR : Ivan Bruneau vient tout juste de publier, fin octobre 2024, Au pays de Bernie Sanders. Enquête sur une autre Amérique aux éditions de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).