Le ballon et la falaise : de la souffrance mentale du footballeur
En commentant pour Canal + sa retraite internationale en février 2023, le défenseur du Real Madrid Raphaël Varane se confiait sur les difficultés du métier de footballeur : « Le très haut niveau, c’est comme une machine à laver. On joue tout le temps, on ne s’arrête jamais. Et en ce moment, j’ai l’impression d’étouffer et que le joueur est en train de bouffer l’homme. »
Si le joueur attribue à une nouvelle blessure au genou son choix de mettre définitivement fin à sa carrière professionnelle à l’automne 2024, les mots choisis pour expliquer sa décision de ne plus porter le maillot de l’équipe de France, « une machine à laver », « étouffer », disent les difficultés mentales auxquelles peut être confronté un footballeur de l’élite mondiale.
Le surmenage, entretenu par un calendrier sportif toujours plus dense, constitue désormais une question prioritaire pour le syndicat international des joueurs, la FIFPro, qui dispose d’une « plateforme de suivi de la charge de travail des joueurs », n’ignorant pas ce qui s’apparente à une souffrance psychologique. Les récits biographiques des footballeurs français montrent que cet aspect ancien de l’activité sportive ne saurait s’expliquer par la seule multiplication des rencontres, même si elle en accroît les manifestations.
Une formation exigeante
Quand on parle du haut-niveau, l’expression « jouer au football » est un piège, car elle tend à limiter cette occupation à son seul aspect ludique. Certes, de nombreux récits biographiques de footballeurs insistent sur la découverte du jeu de ballon dans la cour de l’école, sur les parvis des églises ou sur les dalles des cités.
Qu’on pense ainsi à Pierre Chayriguès, incontournable gardien de but du début du XXe siècle, qui, après avoir cassé les carreaux de l’école des Frères où il est élève, décide de jouer avec ses camarades devant Saint-Justin à Levallois : « Nous ne tardâmes pas à trouver, sur la place même de l’église, un nouveau terrain de football. C’était un brave petit terrain, inégal, raboteux, exigu, poussiéreux l’été ; et l’hiver, boueux au point que c’en était une bénédiction[1]! » Près d’un siècle plus tard, c’est encore le bonheur du jeu qui pousse Vikash Dhorasoo à s’initier aux joies du football en bas des immeubles du quartier havrais de Caucriauville[2].
Néanmoins, même si la découverte en est heureuse et ludique, pourquoi faudrait-il que ne soit pas considéré comme un travail l’exercice du football tout le long d’une carrière active, pour ne pas dire professionnelle (même si Pierre Chayriguès reconnaissait avoir gagné sa vie grâce au ballon rond, dès avant la Première Guerre mondiale, soit vingt ans avant la mise en place du professionnalisme en France) ? Il convient ici de souligner à quel point le métier de footballeur est exigeant et peut participer à la fragilisation mentale du sportif.
La formation[3] est une première étape de potentielle souffrance. Le départ du nid reste pour beaucoup de joueurs un moment douloureux. Jean-François Larios affirme avoir fait « une dépression nerveuse » quelques mois après s’être installé à l’AS Saint-Étienne en 1973 alors qu’il n’a pas encore dix-sept ans. Qualifiant le club de « prison », il précise : « Tu ne te sens pas seul. Tu es seul. Tout seul. Tu te retrouves soudain déraciné de ton cocon familial en pleine adolescence[4]. »
Patrick Vieira ne dit guère autre chose sur son arrivée à Tours à l’âge de seize ans, loin de sa famille restée à Dreux[5], et la séparation peut s’avérer être source d’angoisse, la seule qu’ait connue dans ses jeunes années Bruno Bellone qui quitte le foyer familial à Cannes pour rejoindre en 1976 Monaco, alors qu’il n’a que quatorze ans[6]. Dans son autobiographie, écrite avec Arnaud Ramsay, Antoine Griezmann avoue les difficultés du déracinement subi en 2005, au même âge, ravivées à chaque fois qu’il quitte Mâcon pour le Pays basque et le Real Sociedad. Il fait alors la découverte précoce de la nostalgie et du souvenir de « tous ces moments qui [lui] ont manqué. Et [lui] manquent de temps en temps encore[7]! »
Un métier incertain et à risques
À l’expérience de la séparation, diversement vécue[8], s’ajoutent l’incertitude de l’issue de la formation et le risque élevé de voir une blessure la remettre définitivement en cause. Si, aux yeux de certains, la dureté de ces jeunes années permet d’aguerrir le jeune homme, tel Louis Saha qui dresse un bilan « plus que satisfaisant » de ses années à l’Institut National du Football (INF)[9], elle n’en constitue pas moins une fissure dont témoigne la contemporanéité du manque adolescent chez Antoine Griezmann.
Devenu joueur de haut niveau, le footballeur continue d’être confronté à ces deux contraintes que sont l’incertitude et la blessure. L’échec de Mathieu Valbuena, que les Girondins de Bordeaux ne conservent pas à l’âge de 19 ans, à l’issue de sa formation, le marque suffisamment pour qu’il en fasse une étape importante de son « parcours du combattant[10]». Quant aux malheurs du corps, ils ne sont pas sans conséquence sur l’esprit du sportif.
Il est des joueurs qui savent se mettre en « mode guerrier » immédiatement après une lourde blessure, comme Djibril Cissé qui se présente comme « une référence sur le plan mental[11]», mais beaucoup avouent traverser alors une période de doute particulièrement difficile. Accumulant les blessures qui jusque-là l’avaient épargné, le gardien de but Marcel Aubour décrit la saison 1968-1969 comme « la plus noire période de [sa] vie », au point que sa femme ne reconnaisse plus « le garçon turbulent, plein de santé, de vie, d’ambition, de projet et d’esbrouffe qu’elle avait épousé » et s’en remette aux conseils d’un astrologue[12].
L’entourage constitue d’ailleurs un témoin de premier plan lorsque le footballeur blessé est saisi par le doute. C’est également le cas, par exemple, de Bixente Lizarazu, près de trente ans plus tard : atteint d’une pubalgie qu’il attribue au surmenage et qui le handicape lors de ses derniers mois aux Girondins de Bordeaux et surtout pendant son passage à l’Athletic Bilbao, il affirme avoir traversé alors « une épreuve usante mentalement et physiquement », au cours de laquelle « [ses] problèmes de santé rejaillissaient sur [sa] vie familiale », tandis qu’il perdait « le goût de tout[13]».
Manque d’entrain pour l’un, perte de l’envie pour l’autre, ces mots disent deux formes bien similaires d’un mal-être qui saisit alors le joueur pour qui la souffrance mentale constitue un aspect de la convalescence à la suite d’un problème physique. Extraction précoce du cocon familial, incertitude de l’accession comme du maintien au haut niveau, difficultés à faire face à la blessure et à ses conséquences participent fréquemment de la carrière d’un footballeur de haut niveau. La surcharge calendaire ne crée évidemment pas ces contraintes mais en multiplie probablement le danger.
Un métier exposé
L’exposition du joueur est inhérente aux exigences du métier. Là aussi, le surmenage guette à mesure que les vedettes sportives sont exhibées et hissées au rang d’idoles.
Devenir une personnalité publique n’est pas chose si aisée à supporter et Jean-Jacques Rousseau en sait quelque chose, lui qui se montre « sensible aux dangers de la célébrité, susceptibles de pervertir les relations humaines les plus simples en rendant impossible toute relation authentique[14]». Les enjeux financiers et sportifs qui pèsent sur la carrière d’un footballeur ne peuvent dès lors qu’accentuer la pression de la médiatisation.
L’exemple de José Touré est connu : grand espoir du football français des années 1980, il décrit dans son autobiographie une vie « devenue un calvaire[15]» au cours de laquelle il cumule blessures, goût déraisonnable pour les substances plus ou moins licites et relations toxiques qui ont raison de sa fortune. Envisageant son récit comme une thérapie rédemptrice, il reconnaît avoir traversé fréquemment des phases de dépression, ne pouvant faire face à la pression qui pesait sur ses épaules. Encore a-t-il eu la chance de ne pas connaître davantage le triomphe !
Tel n’est pas le cas de Youri Djorkaeff. Fils d’un ancien capitaine de l’équipe de France, il est exposé dès ses jeunes années et, plus encore, lorsqu’il devient joueur professionnel puis footballeur international. La médiatisation ne lui est donc pas étrangère et ne saurait le surprendre. Pourtant, l’idolâtrie qui entoure les champions du monde pendant l’été 1998 le traumatise, provoquant une souffrance mentale inattendue[16].
En effet, la finale sonne d’abord la fin d’une micro-société regroupée depuis deux mois autour du sélectionneur Aimé Jacquet. Youri Djorkaeff se retrouve alors sollicité par Décines, la commune où il a grandi et où vit sa famille, qui veut célébrer le « héros français » qu’il est devenu et dont les habitants ne peuvent s’abstenir de le féliciter. Dès lors, le footballeur s’enferme chez lui, se montre « irascible » avec ses proches pendant plusieurs semaines, « capable de rester des heures, seul, sans qu’aucun son ne s’échappe de [sa] bouche ».
Il confie également : « J’étais chez moi, et je ne me sentais pas bien. Je n’arrivais plus à respirer. J’avais besoin d’air, d’espace, de vide ». Il décide alors de partir en famille aux Baléares, mais là aussi, la célébrité le rattrape et l’étouffe. Il faut donc s’éloigner et la Polynésie française est choisie comme destination, mais là, à l’aéroport, à cinq heures du matin, des centaines de personnes attendent le champion avec des colliers de fleurs. C’est finalement un séjour improvisé aux Etats-Unis avec ses frères qui permettent au footballeur de reprendre quelques marques dans la vie courante.
Vers de nouvelles masculinités ?
Être un homme libéré, ce n’est pas si facile[17]. Au début des années 1990, lorsqu’il pleure dans la cabine téléphonique de l’INF après avoir appelé ses parents, Jérôme Rothen qui n’a alors que 12 ans ne se cache-t-il pas comme ses camarades, pour ne pas s’exposer aux moqueries[18] ? En reconnaissant qu’une vedette du football peut désormais montrer ses faiblesses et sa tristesse, Kingsley Coman ne se refuse-t-il pas « à titre personnel […] à montrer [ses] fragilités[19]» ?
Cependant, une enquête de la FIFPro menée en 2015 révèle que 38 % des footballeurs professionnels en activité ont présenté des symptômes dépressifs[20]. Nombreux sont ceux qui, en fin de carrière ou une fois celle-ci achevée, osent désormais dire qu’ils ont souffert mentalement en étant sportif de haut niveau.
Le défenseur marseillais Adil Rami évoque par exemple un burn-out vécu au lendemain de la Coupe du monde 2018, car il n’a « pas eu le temps de [se] vider la tête[21]». Yann M’Vila se souvient que, confronté à la dépression à Kazan en 2016, « le soir, le docteur [lui] faisait une piqûre dans les fesses pour qu’[il] arrive à [se] calmer, à [s]’endormir[22]». Florian Thauvin parle également de cette maladie qui le ronge alors que s’achève son passage à Marseille, qu’une « psy » diagnostique comme un « stade bas, mais […] déjà un stade de la dépression[23]».
A posteriori Thierry Henry estime avoir connu cette maladie de façon chronique, pendant toute sa carrière sans le savoir, jusqu’à ce qu’il craque alors qu’il était entraîneur de l’Impact de Montréal, pendant la pandémie de Covid-19[24], période au cours de laquelle Benjamin Pavard pense aussi avoir été touché à son tour par cette maladie[25]. Ils font ainsi écho à des cas plus graves encore, qui peuvent aller jusqu’à la tentative de suicide, tel Cédric Anselin, qui, après quatorze ans de dépression, planifie son « suicide trente à quarante fois par jour » et ne parvient qu’au dernier moment à éviter le geste fatal[26].
Ces témoignages, qu’on pourrait multiplier à l’envie, ont tous en commun d’être récents. Est-ce à dire que la souffrance mentale des joueurs naît des seules conditions actuelles de l’exercice du métier de footballeur ? Si elle surgit au cours de la carrière de haut niveau, résulte-t-elle pour autant uniquement du football et de son environnement ? Des exemples plus anciens peuvent être mobilisés pour envisager d’autres facteurs explicatifs, qui persistent bien sûr.
Ainsi, lorsqu’André Caillet se donne la mort le 13 août 1925, la presse n’attribue pas son geste à l’insupportable exposition de l’avant du Club Athlétique des Sports Généraux ou à un surmenage mais à la perte de sa fiancée peu auparavant[27]. Si Raymond Kopa reconnaît avoir « la tête ailleurs» à l’issue de la rencontre France-Hongrie du 11 novembre 1962, c’est parce que son fils Denis est atteint d’une grave maladie[28]. Le contre-coup de la mort de son nourrisson, Romain, en 1992 fait sombrer Patrice Loko lorsqu’il est transféré du FC Nantes au Paris Saint-Germain trois ans plus tard et l’oblige à être hospitalisé pendant deux mois dans un service psychiatrique[29].
La focalisation sur le surmenage et la surcharge calendaire, qui ne sauraient évidemment être niés, ne doit donc pas taire les facteurs extra-sportifs qui peuvent d’autant plus aboutir à une souffrance mentale qu’ils se manifestent sur des individus fragilisés par leur environnement professionnel. Plus encore que le mal, c’est l’attention qu’on lui porte qui est nouvelle. Il faut ainsi attendre 2017 pour voir le syndicat des joueurs, l’Union Nationale des Footballeurs Professionnels (UNFP) se doter d’une permanence téléphonique permettant à ses adhérents d’échanger avec des psychologues et des psychiatres.
Cela témoigne bien évidemment de l’importance de la santé mentale, en particulier dans le monde du travail, mais, dans un milieu aussi viriliste que celui du football de haut niveau pratiqué par les hommes, il convient aussi de voir dans ces témoignages récents la marque de nouvelles formes de masculinité. Jusqu’alors, les larmes versées sporadiquement par des joueurs étaient attribuées à une surcharge émotionnelle et non à une souffrance psychologique. Elles mesuraient davantage l’enjeu sportif, individuel ou collectif, plus qu’elles ne signalaient un déséquilibre plus profond.
Ainsi, le gardien de but Julien Darui en verse-t-il quelques-unes lorsque résonne La Marseillaise avant le France-Yougoslavie du 6 février 1951, qu’il faillit rater en raison d’une brouille avec le sélectionneur Paul Nicolas[30]. Conscients qu’il s’agit là de leur dernière grande échéance internationale, François Remetter, Henri Michel puis Marius Trésor se laissent également déborder par l’émotion à l’issue d’un dernier match en Coupe du monde, respectivement face à l’équipe de Yougoslavie en 1958[31], d’Argentine en 1978[32] et à celle de RFA en 1982[33].
C’est néanmoins bien plus que des larmes et de l’émotion qu’évoquent Thierry Henry, Yann M’Vila ou Florian Thauvin. Alors que les footballeurs constituent encore des icônes masculines, ils osent dire publiquement leur souffrance, participant ainsi, sans le vouloir peut-être, à la redéfinition d’identités sexuées, pour lesquelles l’armure viriliste se fissure. Ainsi, être un homme ne se résumerait plus aujourd’hui systématiquement à la trilogie vantée par Fernandel en 1938, « un dur, un vrai, un tatoué ».
NDLR : François Da Rocha Carneiro a récemment publié Un peuple et son football. Une histoire sociale aux éditions du Détour.