Penser les classes sociales après les Gilets jaunes
Il y a six ans, le 17 novembre 2018, démarrait une mobilisation contre une taxe sur le carburant diesel. Cette mobilisation allait devenir l’une des grandes révoltes populaires marquant l’histoire de la France. Les Gilets jaunes rassemblés sur les ronds-points se désignaient volontiers comme « le peuple », par opposition aux élites, convoquant ainsi l’imaginaire de la souveraineté populaire, issu de la Révolution française.
Mais cette auto-désignation comme le « peuple » demandait évidemment à être sociologisée, documentée empiriquement. De nombreuses enquêtes, par des collectifs de chercheurs en sciences sociales, ou par les entreprises de sondage, se sont attachées à cerner les participants au mouvement. Les résultats de ces enquêtes ont permis de les décrire comme des travailleurs précaires, occupant le plus souvent des emplois d’ouvriers, d’employés, ou de petits indépendants, résidant dans les zones péri-urbaines, ou rurales, ayant des difficultés financières, et un certain pessimisme quant à leur avenir.
Bref, les Gilets jaunes n’étaient ni les plus précaires de la société française, ni les classes moyennes occupant des emplois stables et rémunérateurs. Mais alors, comment qualifier cet entre-deux ? Les sociologues ont été assez mal à l’aise pour les désigner de manière adéquate: classes populaires ? Classes moyennes inférieures ? Petits-moyens ?
Une manière commode de contourner le problème de la qualification consistait à les présenter comme une alliance entre différentes fractions de classe. En soi, c’était vrai, mais d’une certaine manière cela éludait le problème. Dans cet article, nous allons montrer que réfléchir à la condition de classe des Gilets jaunes amène à renouveler la manière même de concevoir les classes sociales. Alors que celles-ci sont appréhendées (chez Marx) à travers la position relative dans le processus de production, ou (chez Bourdieu) à partir de l’unité des styles de vie et des pratiques culturelles, nous proposons ici de les appréhender à partir de leurs vulnérabilités. Ceci amène notamment à déplacer le regard des rapports de production, ou encore des pratiques culturelles, vers les pratiques matérielles de reproduction.
Dans son sens le plus général, la vulnérabilité désigne une « potentialité à être blessé[1]». Elle renvoie à la problématique de l’exposition au risque et des dommages et pertes associées. La vulnérabilité implique une combinaison de facteurs qui déterminent le degré auquel la vie et l’existence de quelqu’un est mise en danger par un phénomène ponctuel et identifiable se produisant dans la nature ou dans la société. Alors que l’approche classique des classes sociales s’intéresse à l’inégale distribution des biens (matériels ou symboliques), une entrée par le risque et la vulnérabilité conduit à placer la focale sur l’inégale distribution des maux[2]. Elle conduit aussi à étudier l’inégale capacité à faire face à des événements perturbateurs des agencements ordinaires.
Alors que cette approche est généralement développée pour étudier des risques naturels ou technologiques (catastrophes, épidémies, etc.), nous proposons de l’étendre à des risques sociaux [tels que le chômage, les ruptures conjugales, ou encore l’inflation]. Selon que les individus et ménages ont des marges de manœuvre budgétaires ou pas, de l’argent de côté (épargne), des ressources relationnelles sur qui ils peuvent compter, etc., ils n’ont pas la même capacité à absorber un choc tel qu’une perte d’emploi, une rupture conjugale ou encore l’augmentation brutale du prix d’un produit essentiel.
L’approche par les vulnérabilités différenciées a fait l’objet de développements suggestifs au tournant des années 1980/1990, notamment pour penser des situations intermédiaires entre la pauvreté et la pleine intégration sociale[3]. Néanmoins, elle est restée quelque peu marginale dans l’analyse des groupes sociaux en France, pour rester cantonnée à des spécialités telles que la sociologie de l’environnement ou la sociologie de la santé[4]. Cette marginalité relative dans le champ de la recherche est allée de pair avec l’immense succès de la notion dans le domaine des politiques publiques. De fait, l’usage de la notion dans le champ des politiques publiques incline à une lecture individualisante et dépolitisante du terme.
C’est l’usage contraire que nous souhaitons ici promouvoir, pour montrer comment des vulnérabilités différenciées contribuent à structurer des groupes sociaux. Non réductibles à la logique des inégalités de distribution des capitaux sociaux, elles croisent celles-ci, pour éventuellement les redoubler. Dit encore autrement, elles s’inscrivent moins dans le champ des rapports sociaux de production que dans des dimensions de reproduction et d’intégration sociales. Cet état de vulnérabilité est, comme l’écrit Sylvia Becerra, « polymorphe », charriant aussi bien des questions économique, sociale et sanitaire qu’environnementale[5].
Vulnérabilités économiques
La dimension première de la vulnérabilité à laquelle les Gilets jaunes ont à faire face est économique, et s’inscrit dans les tensions qui pèsent sur les budgets familiaux. L’élément déclencheur de la révolte des Gilets jaunes a été l’augmentation d’une taxe sur le carburant diesel (TICPE). La colère des Gilets jaunes révélait moins un anti-fiscalisme primaire, d’inspiration poujadiste, que la très forte dépendance de certaines populations à un objet technique, l’automobile.
Comme l’ont montré certains travaux, cette dépendance à l’égard de l’automobile se traduit par un coefficient budgétaire de l’essence particulièrement élevé dans les milieux populaires résidant à distance des grandes villes[6]. L’automobile étant utilisée principalement pour des trajets domicile-travail, son usage est incompressible et correspond à une dépense contrainte[7]. Aussi, les ménages populaires ruraux et péri-urbains sont-ils particulièrement vulnérables à l’augmentation des prix de l’essence, et ne peuvent ajuster leur consommation à ces variations de prix. Autrement dit, quand le prix de l’essence augmente, ces ménages ne peuvent faire autrement que de maintenir leurs trajets automobiles et assumer l’augmentation du poids budgétaire de l’essence, avec des conséquences sur le reste des dépenses du ménage.
Mais, si le coût de l’essence a pu être le détonateur de la colère populaire, les Gilets jaunes expliquaient dans leurs témoignages que leur révolte ne portrait pas seulement sur l’essence mais sur « tout », c’est-à-dire, lorsque l’on creusait un peu, sur l’accès à un ensemble de produits de base, parmi lesquels l’alimentation et l’énergie. « À partir du 15 du mois, on mange que des pâtes », « on n’arrive plus à remplir le frigo » expliquaient ainsi les Gilets jaunes. Ce qui était en jeu, pour eux, ce n’était donc pas seulement l’essence, mais l’accès à un ensemble de « produits de base », essentiels pour la reproduction matérielle des ménages populaires, et pesant un poids prépondérant dans les budgets de ces mêmes ménages.
L’impossibilité d’accéder à ces biens, ou le fait d’y accéder uniquement au prix de sacrifices sur tous les autres postes de dépenses (en particulier les loisirs et les « petits plaisirs » qu’on peut s’offrir, et surtout offrir à ses enfants) alimentent un sentiment d’insécurité et de déclassement, à la base de la colère populaire. A noter que cette colère se dirige moins contre les puissances économiques qui contrôlent les marchés, que contre la puissance publique (État, gouvernement) chargée de les réguler et qui perçoit des taxes sur ces biens.
L’expression de la colère des Gilets jaunes vise ainsi moins la source primaire des inégalités socioéconomiques (la distribution des salaires, le partage de la valeur ajoutée entre travail et capital), inscrite dans les rapports sociaux de production, que la satisfaction d’un certain nombre de besoins fondamentaux, nécessaire à la reproduction, à la fois la reproduction de la force de travail, et plus largement la reproduction du statut symbolique de la famille. Ceci permet de comprendre le rôle central joué par les femmes dans la mobilisation des Gilets jaunes, en raison de leur place prépondérante dans ces processus de reproduction[8].
Le mouvement des Gilets jaunes ne pose pas premièrement la question du travail, du salaire et de l’emploi. Pour autant, les Gilets jaunes ont souvent une expérience bien particulière du travail, marquée elle aussi par la vulnérabilité. Travaillant souvent dans des petites entreprises, où les relais syndicaux et les possibilités de négociations salariales sont faibles, les Gilets jaunes ont souvent une expérience du travail marquée spécifiquement par la pénibilité. Ainsi, une étude de l’IFOP montre que si les Gilets jaunes sont majoritairement des ouvriers et des employés, ils ne sont pas n’importe lesquels de ces ouvriers et employés, mais sont surreprésentés au sein de ces catégories parmi les personnes déclarant être exposées à un travail pénible.
En outre, les Gilets jaunes sont souvent animés par une volonté de maximiser leur offre de travail, par des heures supplémentaires ou une double activité afin d’augmenter leur budget disponible[9], dans des segments du marché du travail où les perspectives de carrière et de promotion sont faibles de toutes façons. Cette configuration d’un rapport au travail marqué par la pénibilité et le fort engagement des corps exposent particulièrement les Gilets jaunes à la problématique de l’accident du travail et de l’invalidité. Sans que nous ayons anticipé ce cas de figure, de nombreux Gilets jaunes ont spontanément mentionné une situation de handicap ou une invalidité lors d’une enquête par questionnaire sur les sites de mobilisations des Gilets jaunes.
Cette centralité de l’engagement et de l’usure des corps au travail nous amène à préférer le concept de « classes laborieuses » à celui de « classes populaires », qui tend à orienter le regard vers les pratiques culturelles. Mais le cas des Gilets jaunes montre que les classes laborieuses ne sont pas elles-mêmes homogènes mais sont au contraire marquées par un certain émiettement. Ceci éclaire un autre élément saillant concernant les Gilets jaunes, à savoir des parcours marqués par différentes ruptures biographiques, liées entre autres au travail, et entraînant des conséquences fortement négatives pour eux.
Vulnérabilité sanitaire, vulnérabilité relationnelle
Cette vulnérabilité, inscrite dans la sphère économique, interagit en outre avec d’autres processus, inscrits dans le cadre de vie et les trajectoires socio-résidentielles des Gilets jaunes. Autrement dit, si certains événements sont susceptibles d’avoir des conséquences fortement négatives pour les individus, c’est notamment parce qu’ils interagissent avec des processus inscrits dans la sphère privée, ainsi que dans le cadre de vie.
On le sait, les Gilets jaunes sont plutôt des individus habitant dans des petites villes et des villages, situés à distance des métropoles. Mais il ne faut pas perdre de vue que les trajectoires qui mènent à résider dans des espaces ruraux ou péri-urbains sont elles-mêmes différenciées. A côté des figures autochtones, des filles et gars « du coin », on rencontre ainsi, dans le mouvement des Gilets jaunes, des femmes et des hommes issus des classes moyennes, ayant quitté une métropole pour trouver un immobilier plus abordable, et réaliser leur rêve de maison individuelle et de jardin.
En outre, on rencontre des personnes précaires ayant effectué de multiples mobilités entre différentes zones rurales et péri-urbaines et entre différentes régions. Ces deux groupes (les exclus des métropoles et les nomades précaires) constituent la figure inversée des « filles et gars du coin », amplement décrits par la sociologie rurale des dernières années, et bénéficiant d’un capital social localisé pour accéder à tout un ensemble de ressources (emploi, réseaux amicaux, entraide familiale, etc.)[10].
Déterminés notamment par des espoirs de vie moins difficile, ces déplacements résidentiels témoignent chez nombre de Gilets jaunes d’une capacité, favorisée par les vulnérabilités économiques, professionnelles et sanitaires évoquées, à partir de leur « chez soi » territorial. Si ces déplacements promettent à leurs protagonistes des lendemains meilleurs sur les plans professionnel et résidentiel, ceux-ci les exposent, dans le même temps, à un risque d’isolement relationnel au sein d’espaces locaux où ils ne connaissent personne en s’installant, et où les conditions et modes de vie sont défavorables, ensuite, à la construction et à l’entretien de liens de solidarité extra-familiaux.
Souvent, les Gilets jaunes habitent dans des territoires éloignés de leur lieu de travail, situation peu propice à la création, via l’environnement professionnel, d’opportunités de sociabilités locales. Pour les aspirants à une autre vie dans un autre territoire, l’amertume est forte, et tenace : les ronds-points ont notamment été occupés par des individus présentant une « autochtones inachevée », installés parfois depuis dix ou vingt ans mais continuant à ne pas se sentir complètement les bienvenus. Pour nombre de Gilets jaunes, l’atmosphère conviviale des ronds-points a permis de construire des liens forts, des relations amicales, qu’on ne trouvait pas jusqu’à présent dans l’espace local. Ce nouvel ensemble de relations sur qui « on peut compter en cas de problème », est même souvent appelé « la famille ».
Pour de nombreux Gilets jaunes, le retrait des mondes du travail est un autre générateur de vulnérabilité relationnelle, qui plus est lorsque celui-ci est déterminé par la survenue d’une maladie ou d’une invalidité réduisant encore davantage les possibilités de sortir de chez soi et de recevoir à son domicile. Par ailleurs, lorsque ces possibilités ne sont pas limitées par la santé, elles le sont par l’argent : la vulnérabilité économique maintient nombre de Gilets jaunes dans l’incapacité de profiter des sources habituelles de sociabilité (clubs sportifs, sorties culturelles, restaurants, invitations à dîner, etc.).
L’enquête nous met ainsi au contact de femmes malades et/ou aidantes de malades – leurs enfants, leurs parents – sans travail rémunéré, accaparées par le travail domestique et privées de toute sociabilité extra-familiale. Pour ces personnes, la vie sociale est diminuée et, partant, le sentiment d’être digne d’intérêt aux yeux d’autrui altéré. Participer à la vie des ronds-points, aux blocages, aux manifestations et aux assemblées citoyennes, parce que ces moments produisent de l’interconnaissance et sont pourvoyeurs de valorisations de soi (en faisant un discours ou en consolidant une cabane), donnant l’énergie sociale nécessaire pour supporter les vulnérabilités.
•
Revenons à notre questionnement de départ : Qui sont les Gilets jaunes, et quelles conséquences peut-on en tirer pour une analyse des groupes sociaux et des classes sociales ?
Les Gilets jaunes font bel et bien partie des classes laborieuses, dont la position dans le processus de production est définie à la fois par un niveau relativement faible d’éducation (au sens du capital scolaire) et un travail marqué par la pénibilité, l’engagement et l’usure des corps. Si les Gilets jaunes font subjectivement et culturellement partie des « classes moyennes » (ils et elles ont en général des revenus supérieurs au salaire minimum, paient des impôts, s’inscrivent dans l’univers de la consommation, possèdent une voiture voire leur maison, etc.), ils appartiennent bien à un groupe distinct des classes moyennes diplômées, résidant dans les métropoles et occupant des emplois intellectuels.
Mais cette appartenance au groupe large des classes laborieuses – qui, dans les pays occidentaux, regroupent plus de la moitié de la population active[11]– ne suffit pas à les qualifier. Cette appartenance de classe croise, comme nous l’avons vu, des vulnérabilités spécifiques, inscrites à la fois dans le travail et dans la sphère de la reproduction, et touchant aussi bien aux enjeux de l’accès aux biens qu’aux sphères relationnelles et sanitaires, inscrites dans le cadre de vie.
Considérer, pour l’étude des Gilets jaunes, ces processus polymorphes de vulnérabilisation, permet de comprendre ce qui, aujourd’hui, peut être constitutif, par-delà les configurations sociales locales, de conditions d’existence partagées. Si la révolte des Gilets jaunes a pu être interprétée comme un phénomène de frustration relative, encore faut-il préciser qu’il ne s’agit pas d’un effet d’élévation des aspirations sociales qui auraient été par la suite déçues, mais bien de difficultés grandissantes à continuer à atteindre des attentes sociales stables, à tenir son rang.
NDLR : Antoine Bernard de Raymond et Sylvain Bordiec viennent de publier Sociologie des Gilets jaunes. Reproduction et luttes sociales, aux éditions du Bord de l’Eau.