L’Allemagne ou le pays des illusions brisées
Depuis le milieu des années 1980, le passé nazi n’a jamais plus réellement quitté le devant de la scène en RFA, même après la disparition des générations qui avaient vécu le nazisme. Les entrepreneurs de mémoire, qu’ils soient historiens, journalistes, artistes, responsables politiques ou juges, ont construit un modèle mémoriel global jugé exemplaire au sein du monde occidental et qui repose sur trois piliers : la vérité historique et le traitement scientifique des archives par des institutions de recherche (extra-)universitaires ; la criminalisation de toute forme de négationnisme à l’aide du droit conçu comme une arme de combat contre le négationnisme ; la reconnaissance politique des responsabilités, c’est-à-dire des crimes et des souffrances infligées, ouvrant par la même la voie à des réparations financières ou symboliques.
Ce modèle s’est d’abord construit par souci de ce que pensent les autres pour finalement s’imposer comme un élément-clé de la culture politique allemande.
Illusion n° 1 : une mémoire négative performative
Ce paradigme de la Vergangenheitsbewahung (Aleida Assmann) renvoie moins à la nécessité de se confronter au passé que de le préserver et de l’actualiser. Ce double souci politico-civique érigé en devoir sacré a constitué le fondement de l’identité nationale de l’Allemagne unifiée, mais aussi sa manière de se présenter au monde : la formule « Nie wieder Auschwitz » a remplacé le « Nie wieder Krieg » [respectivement Plus jamais Auschwitz et Plus jamais la Guerre, ndlr]. Au XXIe siècle, les forces politiques allemandes relevant de l’art républicain considèrent qu’elles n’ont pas le choix d’oublier le passé nazi. Elles estiment que cette mémoire négative est même constitutive de la communauté politique et qu’elle lie les citoyens allemands dans leur rapport au passé, au présent et à l’avenir.
Cette mémoire officielle fut parallèlement prise en charge par des acteurs issus de la société civile à l’instar de la journaliste Lea Rosh, porteuse dès 1987 du projet de mémorial de l’Holocauste, ou l’artiste Gunter Demnig, qui inaugura à partir de 1992 les pavés de la mémoire. Ces initiatives ont même transformé Berlin en haut lieu de cette mémoire négative, comme en témoigne le mémorial de l’Holocauste inauguré en 2005.
De fait, la République fédérale a bien été le premier pays au monde (et de l’histoire) à promouvoir une identité démocratique, post-dictatoriale, sur une politique mémorielle négative. Dans un entretien publié en 2016 dans le quotidien français Libération, Henry Rousso déclarait que l’Allemagne « a, d’une certaine manière, inventé l’idée d’une “mémoire négative” : une mémoire qui insiste sur les responsabilités d’un pays et non pas sur ses hauts faits d’armes. » Elle a ouvert la voie à l’Union européenne ou à des pays comme l’Argentine au point d’être considérée en 2004 par Timothy Garton Ash comme un modèle à suivre.
Négative dans son expression, cette forme de mémoire est même devenue une sorte de boussole politique justifiant, à la fin des années 1990, une intervention contre le génocide serbe au Kosovo (« Nie wieder Auschwitz »). Elle est aussi à l’origine d’une « symbiose négative » entre Juifs et Allemands, dont la centralité a été rappelée depuis les attentats terroristes perpétrés le 7 octobre 2023 par le Hamas en Israël. L’orientation pro-israélienne est un dogme de la politique extérieure allemande, comme l’a rappelé le chancelier Scholz devant le Bundestag le 12 octobre 2023 : « La sécurité d’Israël est “raison d’État” pour l’Allemagne. Notre propre histoire, notre responsabilité née de l’Holocauste, nous impose de nous porter garants de l’existence et de la sécurité d’Israël. Cette responsabilité est notre boussole. »
Cette success story a fait dire à l’historien allemand Götz Aly, non sans ironie, que « le champion du monde du meurtre est devenu le champion du monde de la commémoration ». Cette politique culturelle relayée par de puissants relais au sein de la société civile repose sur un présupposé, à savoir la capacité performative de la mémoire à empêcher la violence et à bloquer les énergies destructives. Elle est allée de pair avec la consolidation d’un État démocratique stable, d’une société civile forte et consensuelle, capable de résister à toutes les crises globales qui déstabilisent l’ordre international depuis la fin de la Guerre froide. Or, aujourd’hui, à « l’âge de la colère » (Pankaj Mishra), cette mémoire négative se trouve contestée en Allemagne.
Illusion n° 2 : un futur sans extrême droite
En affrontant de manière critique le passé nazi, en l’actualisant de manière constante dans son espace public et dans sa politique mémorielle, la République fédérale d’Allemagne a cru, jusqu’à très récemment, qu’elle était capable de faire advenir une société sans extrême droite, sans xénophobie et antisémitisme, ou alors de ne laisser que des traces résiduelles de cet extrémisme politique.
Elle a vécu sur cette grande illusion pendant près de vingt-cinq ans, mais, depuis 2017, elle commence de plus en plus à voir l’écart entre le métarécit et le réel. En dépit du fait que le passé ne passe pas, les actes antisémites se multiplient en Allemagne, prenant même tragiquement le visage du terrorisme, comme en témoigne l’attentat de Halle en 2019. Entre 2001 et 2009, on recensait environ mille cinq cents actes antisémites par an. Ce chiffre reste stable jusqu’en 2017, mais, depuis maintenant six ans, le nombre d’actes antisémites a explosé en Allemagne, atteignant un premier pic en 2021 (3 027) et un second en 2023 (5 164). S’appuyant sur les données fournies par l’Office fédéral de la police criminelle (Bundeskriminalamt, BKA), Felix Klein, en charge de la lutte contre l’antisémitisme, déplore déjà près de deux mille trois cents actes à caractère antisémite commis depuis le 7 octobre 2023.
Le dernier acte antisémite en date à avoir eu une audience nationale fut d’ordre matériel. Dans la nuit du 6 au 7 octobre 2024, une dizaine de pavés de la mémoire ont été arrachés et volés dans la ville de Zeitz, au sud de Leipzig, dans la région de Saxe-Anhalt, qui, à la différence de la Saxe ou de la Rhénanie-Palatinat, ne se caractérisait pas jusque-là par des actes antisémites. Il s’agit d’un territoire qui a durement été frappé par la désindustrialisation depuis le début des années 1990 avec la fermeture d’entreprises emblématiques de la RDA comme Zekiwa ou Hydrierwerk[1]. L’extrême droite y est désormais solidement implantée, l’Alternative pour l’Allemagne (Alternative für Deutschland, AfD) en a même fait depuis 2021 sa place forte. Elle est la première force locale avec 30 % des voix aux dernières élections municipales et la seconde lors des élections européennes de juin 2024 avec plus de 37 % des suffrages.
Ce type d’actes de vandalisme n’est pas une première. Jusqu’à présent, on estime à environ neuf cents le nombre de pavés qui ont été arrachés de manière ciblée, sur un total de cent douze mille. À Greifswald, en 2012, par exemple, les onze pavés de la mémoire avaient été enlevés dans la nuit du 8 au 9 novembre, jour de commémoration de la nuit de pogroms antisémites de 1938.
Tourner la page des illusions, mais comment ?
Le pouvoir inclusif de la mémoire vacille, mais il ne s’effondre pas, que ce soit à Zeitz, où une vague spontanée de solidarité a permis de récolter plus de 50 000 € en l’espace de deux semaines pour installer de nouveau les pavés arrachés, ou dans le reste de l’Allemagne.
En 2022, une étude réalisée par les archives Arolsen avait interrogé plus de mille cent personnes en deux phases et les avait comparées avec les déclarations de la génération de leurs parents. Il en était ressorti un fait surprenant : la génération Z semble s’intéresser nettement plus à l’époque nazie que la génération de ses parents (75 % contre 66 %) et associe également l’étude de ce thème à des problèmes de société actuels tels que le racisme et la discrimination. Ce niveau d’intérêt élevé avait déjà été mesuré au début des années 2000 par le sociologue allemand Alphons Silbermann : 72 % des Allemands interrogés et appartenant aux générations X (nés entre 1965 et 1979) et Y (nés entre 1980 et 2000) déclaraient qu’il était important voire très important de se souvenir des persécutions et des massacres de masse commis sous le IIIe Reich[2].
Cette étude ne vient que confirmer ce que l’ancien président de la République, Joachim Gauck, rappelait en 2015 très clairement à l’occasion du soixante-dixième anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz : « Il n’existe pas d’identité allemande sans Auschwitz. »
Pourtant, force est de constater que le développement des politiques de mémoire n’a pas produit une société apaisée et tolérante. Il faut donc relativiser à la fois le pouvoir thaumaturgique de la mémoire et de l’éducation politique. Bien que plus de soixante-quinze mille Stolpersteine aient été posées en Allemagne, que d’autres lieux de mémoire aient été créés et que des centres de documentation sur le nazisme aient été ouverts, nous nous trouvons actuellement dans un moment de remise en cause de cette « mémoire négative », tout particulièrement dans certaines régions d’Allemagne de l’Est.
Au sein d’une partie de la société de l’ex-RDA, frustrée voire humiliée par la réunification, le mantra ouest-allemand, lié à une compréhension morale de la politique et exprimant la volonté d’un monde plus humain et plus démocratique, est transgressé voire rejeté. Il n’y a pas d’automaticité entre le travail sur le passé et la consolidation de la démocratie. Le passé nazi, recouvert entre 1949 et 1989 par la chape de ciment de l’antifascisme, ne fonctionne pas comme une « dette éternelle ». Un certain nombre de digues saute et tout l’enjeu de la République de Berlin et des forces républicaines est de réinventer un modèle social inclusif capable de redynamiser cette mémoire négative qui s’est ritualisée avec le temps.
NDLR : Emmanuel Droit a récemment publié La dénazification aux Presses universitaires de France