La désingularisation des services publics
Les scores élevés du Rassemblement national aux dernières élections d’une part, la proposition par le Nouveau Front populaire, cet été, de Lucie Castets, porte-parole du collectif Nos services publics, comme Première ministre d’autre part ont placé la question des services publics sur le devant de la scène.
Dans l’actualité immédiate, les enjeux autour du vote du projet de loi de finances (PLF) et du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), qui fixent le budget de l’État pour l’année 2025, en s’inscrivant dans une stratégie de redressement des comptes publics, radicalisent cette préoccupation.
Cette centralité s’explique en effet parce que les services publics portent la promesse de la satisfaction, sur l’ensemble du territoire, de besoins fondamentaux pour la population : éducation, santé, transport, communication, lien social, etc. Or cette promesse s’avère, pour de plus en plus de personnes, trahie ou, au mieux, insatisfaite. En résulte une crise de confiance dans les institutions, mais aussi envers les élites dont l’action ne se matérialise pas – ou plus – dans des équipements permettant d’améliorer, de faciliter, voire de rendre possible la vie de larges parties de la population. Les services publics sont perçus comme le chaînon manquant de l’égalité républicaine. D’où vient le mal et quels remèdes proposer ?
Sur le premier point, une réponse commune et courante vient souligner le besoin de financement des services publics. Sans aucun doute cet aspect financier est-il majeur. Les comparaisons internationales superficielles, qui soulignent le poids « écrasant » de la dépense publique dans la richesse nationale, négligent le degré de socialisation de la dépense, notamment en matière de santé. Les pays qui socialisent moins cette dépense paient en effet au final plus pour un moins bon système de santé.
Le malaise ne vient cependant pas seulement des contraintes extérieures. Une crise du sens de leur activité affecte également celles et ceux qui mettent en œuvre le service public. Les frontières se brouillent avec les entreprises privées, dont certaines se décrètent à mission, les objectifs sociaux et environnementaux se déclinent dans la sphère privée alors même que le service public est astreint à d’impossibles obligations de rentabilité. Impossibles dans la mesure où les segments les moins rentables des marchés des entreprises publiques doivent continuer d’être servis, même a minima, et les populations les moins centrales, continuer d’être couvertes. À la racine du mal se trouve donc une mise en équivalence du service public avec le fonctionnement du marché et des entreprises privées.
Or considérer qu’un service public ne doit pas – ou ne peut pas – être déficitaire empêche d’analyser les fonctions que remplissent ses déficits. La prise en charge des usagers correspond à un travail qui n’est effectivement pas toujours mesurable de manière quantitative ou financière puisqu’il renvoie à une présence non monétisable sur un territoire, à la création d’un lien social aussi impalpable que fondamental. La capacité à produire ces ressources sociales non valorisées économiquement constitue une part non négligeable de ce qui fait encore la singularité du service public et en justifie le bien-fondé.
Les services publics peuvent être appréhendés comme un investissement à long terme qui équipe une société en droits sociaux articulant à la fois des objectifs d’universalité et de personnalisation.
L’absence, voire le déni de reconnaissance, de cette dimension conduit à une « désingularisation » progressive des services publics. Ce qui en fait l’unicité et qui permet de déployer une forme de désintéressement au service (non servile) du public s’évanouit progressivement. Cette désingularisation produit deux types d’effets : au niveau des organisations, elle empêche de plus en plus d’identifier la plus-value du service public (ce qui favorise la multiplication des attaques contre lui) et, au niveau des usagers, elle prive les agents d’une partie du sens de leurs missions en les faisant se rapprocher des entreprises privées dont les objectifs ne sont, par définition, pas les mêmes.
Si les organisations publiques et privées se ressemblent de plus en plus, les statuts, activités et conditions de travail se trouvent également en cours de convergence, ce qui conduit à analyser et comprendre comment les objectifs de rentabilité se sont peu à peu imposés. L’analyse historique donne à voir que la maîtrise des coûts a toujours été présente et ne constitue en rien une nouveauté. Elle permet cependant de saisir le renversement qui s’est opéré entre les objectifs visés et qui se centre sur le fait de contenir le déficit public (en visant la barre de 3 % du PIB, quand il est en 2024 à 5,5 % du PIB) en priorisant certains services publics sur d’autres.
Pourtant, des choix politiques peuvent être faits : plutôt qu’une bataille pour l’affectation des ressources limitées pour financer les services publics, le fiscaliste Gaston Jèze (juriste français) inversait la logique en considérant que s’« il y a des charges publiques, il faut les couvrir » en allant chercher les ressources qui financent les services considérés comme nécessaires dans la mise en œuvre de la solidarité nationale. La solidarité apparaît d’autant plus, alors, comme un outil de légitimation de l’impôt dans la mesure où l’acceptabilité des prélèvements dépend de l’usage fait des ressources.
Dans ce renversement de perspective, la transformation des dépenses publiques en investissement plutôt que comme un coût permettrait à notre pays de se donner les moyens d’assurer un service public de qualité et efficace tout en retrouvant cette solidarité aujourd’hui mise à mal. Si le concept d’investissement social renvoie à une manière de considérer les politiques sociales comme un facteur productif, ne pourrait-il pas être élargi à l’ensemble des services publics ? Comme le potentiel productif des politiques sociales, les services publics peuvent être appréhendés comme un investissement à long terme (avec des bénéfices non immédiats), un investissement qui équipe une société en droits sociaux articulant à la fois des objectifs d’universalité et de personnalisation. Dans cette configuration, l’investissement peut être territorial, social, humain, et pas seulement économique.
Entre une lecture des « dépenses comme un coût », qui conduit à coder les prestations sociales comme des dispositifs relevant de l’assistanat, et une lecture des « dépenses comme un investissement », qui permet de les considérer comme des amortisseurs aux aléas de la vie pour les populations les plus vulnérables, il y a bien deux manières d’appréhender les dépenses publiques qui s’affrontent. Si les dépenses publiques apparaissent comme une dépense, il est logique de chercher à les limiter, les réduire, les contrôler ; si elles relèvent d’une forme d’investissement social, il convient alors d’identifier les montants engagés mais aussi les services rendus, voire les coûts évités qui seraient liés à l’absence de ce service.
La perspective des services publics relevant de l’investissement social donne à considérer deux autres points : d’une part, que la prévention peut être viable économiquement (en agissant avant que la difficulté ne soit là ou, pour donner un exemple en santé, en soignant ou prévenant la maladie avant qu’elle ne soit trop lourde et plus coûteuse à traiter pour la société) et, d’autre part, que de nouveaux risques peuvent être pris en compte (déployant une idée de mutabilité des services publics, c’est-à-dire d’adaptation à l’évolution des besoins de la population).
Avec de nouveaux risques sociaux non pris en charge par les protections « classiques » de l’État social – pauvreté, monoparentalité, inégalités femmes-hommes, problématique des inégalités éducatives –, une prise en compte de manière préventive permettrait d’opérer un basculement entre un système visant la réparation (notre système social actuel) et un système visant la préparation et l’anticipation, meilleurs remèdes à une crise démocratique dont les manifestations les plus délétères n’ont, sans doute, qu’été différées. La non-anticipation comme l’imparfaite réparation participent au sentiment d’une détérioration des services publics, qui passe par une série de paliers dont le franchissement se traduit par une dégradation de l’équilibre financier, de la qualité du service rendu, du bien-être des agents comme de la satisfaction des publics usagers.
Dans un ouvrage récent[1], l’expression de « service public empêché » renvoie à la configuration actuelle de services bloqués aussi bien que gênés au sens où la continuité du service public ne leur permet pas de cesser leurs activités, d’interrompre leurs missions, sans leur donner les moyens de les assurer complètement. L’empêchement peut alors être mobilisé dans trois sens complémentaires :
• ne pas permettre ou interdire : cette modalité se retrouve dans les mécanismes de libéralisation européenne développés par une instance de régulation supranationale de plus en plus importante, laquelle conditionne les formes d’ouverture du marché et règlemente la concurrence ;
• éviter ou s’opposer : cette autre forme d’empêchement se situe au cœur du mécanisme de marchandisation et des objectifs de rentabilité ou, en tout cas, de contrôle des dépenses et de limitation des coûts qui placent le service public dans un paradoxe insoluble : avoir des objectifs de rentabilité en assumant des missions structurellement déficitaires ;
• constituer un obstacle (sans pour autant arrêter le service offert aux usagers) : ce dernier sens de l’empêchement fait écho aux injonctions contradictoires et aux mécanismes de rationalisation et de privatisation qui interrogent sur le rôle du statut, sur la manière d’organiser les missions (par action directe, délégation ou contractualisation), sur le brouillage public/privé ainsi que sur les effets de l’intériorisation des techniques du privé (précarisation de l’emploi, intensification des tâches) sur le travail des agents.
À un niveau qui dépasse chacun de ces services publics considérés individuellement, l’idée d’empêchement interroge tout autant la pertinence des mécanismes qui se généralisent d’un service à l’autre que la possibilité d’une autre voie. Sur ces différents empêchements à l’œuvre, les coûts des infrastructures s’avérant objectivement élevés, les considérer comme attachés de fait aux services publics ne permet pas à ces organisations soumises à des demandes d’équilibre financier d’être économiquement viables.
Or, rien n’interdirait de sortir d’une approche cloisonnée, organisée dans une logique de silos, pour examiner de façon transversale l’ensemble des offreurs de services sur un marché (mobilité, santé, emploi, environnement…) comme un système interdépendant qui pourrait être pensé au travers des effets produits en cascade les uns sur les autres. Cette transversalité permettrait de trouver un équilibre entre des activités marchandes « gagnantes » financièrement et des activités déficitaires, les premières permettant de maintenir les secondes, voire n’étant proposées que pour continuer à assurer celles-ci.
Si la détermination a priori de ce qui relève du service public est impossible, c’est parce que le développement de cette « solidarité nationale » dépend en grande partie de ce que les gouvernants souhaitent politiquement faire entrer sous cette appellation. Cela signifie non seulement qu’une conception plus ou moins libérale des services publics est possible, mais aussi que l’intérêt général doit être distingué de l’intérêt de l’État. Les services publics relèvent d’une responsabilité collective et d’un soutien réciproque, ce faisant ils témoignent d’une interdépendance forte entre les membres d’une communauté, interdépendance qu’ils font vivre.
Leur fragilisation interroge à la fois sur l’écart croissant entre les besoins exprimés et les services rendus à la population, mais aussi sur la force des liens tissés au cœur de nos démocraties modernes. Ces liens dépendent d’institutions et d’organisations spécifiques. La reconnaissance et la conservation de cette singularité sont un enjeu qui excède les aspects budgétaires en même temps qu’elles constituent la condition de possibilité d’un soutien pérenne de la société au service public et par-là même à la préservation de la société en tant que telle.
NDLR : Nadège Vezinat a récemment publié Le Service Public empêché aux Presses universitaires de France.