Qui a peur du gouvernement des juges ?
C’est devenu un lieu commun médiatique : à chaque fois (ou presque) qu’une décision de justice vient limiter l’action des gouvernants ou sanctionner l’un d’entre eux, surgit la figure d’un juge dont « on est convaincu à la fois qu’il est tout-puissant et que ses objectifs sont déconnectés de la logique judiciaire ».
Aujourd’hui, le spectre du gouvernement des juges est partout : immanquablement convoqué à propos de toute décision du Conseil constitutionnel, du Conseil d’État, de la Cour de cassation ou encore de la Cour européenne des droits de l’homme un tant soit peu médiatisée, il est presque toujours débusqué derrière la mise en cause pénale des responsables politiques. La comparution devant le tribunal correctionnel de cadres du Rassemblement national prévenus de détournement de fonds publics n’aura ainsi pas fait échec à la règle, voyant la dénonciation de l’abus de pouvoir des juges relayée bien au-delà des principaux intéressés.
Pourtant, dès lors que l’on ouvre le dossier de cette lourde accusation, les pièces censées l’étayer se révèlent particulièrement légères. C’est en vain que l’on cherche la démonstration ne serait-ce que d’un cas où une personnalité politique aurait été victime d’une condamnation arbitraire, poursuivie sur la base d’un dossier totalement creux ou monté de toutes pièces, ou même simplement soumise à une répression démesurée. On y trouve en revanche la mise en exergue des intentions prêtées aux juges qui ont l’audace de sanctionner les gouvernants. Soit que l’on exhume telle ou telle prise de position d’un membre du corps judiciaire contre la politique pénale autrefois promue par le politicien condamné. Soit, plus largement, que l’on affirme péremptoirement que « dans toute une partie de la magistrature judiciaire, la volonté de camper un contre-pouvoir purificateur, voire d’exercer un pouvoir au-dessus des autres pouvoirs, se nourrit d’un ressentiment contre le système politique et contre l’appareil d’État »[1].
Que l’on en soit ainsi réduit au procès d’intention pour tenter de caractériser un abus du pouvoir judiciaire dans la pénalisation des gouvernants ne doit rien au hasard. Ceci permet d’éluder le fait que la volonté de soumettre les membres de la classe dirigeante aux mêmes obligations que les autres citoyens, en particulier en matière pénale, constitue l’une des composantes majeures du projet politique républicain. Et s’il est nécessaire de prévoir des garde-fous pour parer au risque de détournement de procédure, ces derniers existent d’ores et déjà.
La pénalisation des gouvernants : une exigence républicaine
Sur quels éléments repose donc l’accusation faite aux magistrats d’empiéter abusivement sur les fonctions des gouvernants pénalement mis en cause ? En premier lieu, on nous explique que, dès lors que l’acte incriminé est en lien avec le mandat du responsable politique mis en cause, « le juge pénal ne peut intervenir qu’en se faisant juge des politiques publiques », de sorte que « le principe de séparation des pouvoirs s’en trouve malmené »[2]. Or une telle assertion ne peut être faite qu’au prix d’une déformation de la notion de séparation des pouvoirs. Celle-ci signifie que, d’un point de vue institutionnel, chaque pouvoir doit s’abstenir d’interférer dans l’exercice, par les autres, de leurs attributions propres, en l’occurrence que le pouvoir judiciaire s’abstienne de toute immixtion dans le travail législatif ou dans l’activité d’exécution des lois[3]. Mais elle ne signifie nullement que, pris individuellement, les membres de chaque pouvoir ne doivent jamais être soumis à l’autorité des autres.
De la même façon que les magistrats sont, à titre personnel, soumis aux lois et règlements adoptés par le Parlement et le gouvernement, rien ne justifie que les députés, ministres et autres agents publics ne puissent voir leur responsabilité mise en cause devant les tribunaux au titre des infractions pénales qu’ils commettent, qu’elles aient ou non un lien avec leurs fonctions. Notons à cet égard qu’au nombre des crimes et délits pour lesquels ils peuvent être poursuivis, certains sanctionnent précisément la commission des faits dans l’exercice des missions d’agent public ou d’élu, soit comme élément constitutif[4], soit comme circonstance aggravante[5].
En second lieu, on nous explique parfois que la pénalisation spécifique des élus pour des faits commis durant l’exercice de leur mandat reviendrait, pour les tribunaux, à se substituer à l’appréciation du peuple souverain, seul juge en dernier ressort de la probité de ses mandataires. Argument fort commode pour qui affronte une accusation pénale, cette hypothétique sanction électorale ne saurait être valablement comparée à la sanction pénale.
D’une part, elle s’avère largement illusoire : dès lors que l’élu est en mesure de s’assurer – notamment par la commission d’infractions pénales – des clientèles électorales suffisamment importantes, ses déboires judiciaires ne seront jamais un obstacle à sa réélection. Les exemples de Silvio Berlusconi ou de Patrick Balkany, dont la mandature à la tête de la commune de Levallois-Perret n’aura pris fin qu’en raison des peines d’inéligibilité prononcées à son encontre, sont là pour en témoigner. Tout comme, sous d’autres latitudes, l’innocuité de la voie électorale pour faire tomber un régime corrompu. D’autre part et surtout, on ne saurait considérer comme équivalentes, pour la répression de faits identiques, une mesure restrictive voire privative de liberté (dans le cas d’une sanction pénale) et la simple absence de réélection – sauf bien sûr à n’accorder aucune importance au principe d’égalité devant la loi.
Dénoncer le gouvernement des juges à la moindre mise en cause pénale d’un responsable politique s’inscrit ainsi dans une opposition directe au projet politique républicain et, en particulier, au modèle répressif façonné par les Constituants. Instituer une pleine et entière égalité devant la loi constitue en effet un des objectifs les plus importants parmi ceux que poursuivent les révolutionnaires, mais aussi l’un des rares qui soit (au moins en apparence) unanimement partagé, en particulier après la nuit du 4 août 1789 et l’abolition des privilèges : la loi « doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse »[6].
Loin de vouloir préserver les gouvernants de toute répression pénale, les artisans du nouvel ordre juridique qui s’affirme alors entendent bien substituer aux « délits factices, créés par la superstition, la féodalité, la fiscalité et le despotisme » la répression des « attentats réels qui offensent la nation, et ces grandes prévarications des hommes publics contre le respect dû à la constitution ou à la liberté »[7]. C’est ainsi que le Code pénal du 25 septembre 1791 impose non seulement la stricte égalité de tous les citoyens devant la répression, mais institue en outre des sanctions aggravées pour certaines infractions lorsqu’elles sont commises par des agents publics, dont les actes sont réputés troubler d’autant plus l’équilibre social qu’ils sont perpétrés par des personnes agissant au nom de l’État[8].
Au-delà de l’exigence d’égalité devant la loi, c’est plus largement l’idéal de sûreté – c’est-à-dire le droit à la protection de la loi contre toute forme d’arbitraire – qui motive cet attachement des premiers républicains à la mise en cause effective de la responsabilité pénale des dirigeants. Garantir à chaque citoyen la primauté du droit sur le rapport de force ou les petits arrangements dans le règlement des conflits ne peut se faire que si les personnes placées au sommet de la hiérarchie sociale sont sanctionnées de la même façon que les autres : au-delà de l’effet d’imitation, l’impunité des élites fait courir le risque que se mette en place le cercle vicieux de la corruption qui, sous l’effet de la privatisation de l’appareil d’État, voit progressivement la fraude et la violence devenir les modes normaux de résolution des différends sociaux[9].
Ce n’est d’ailleurs nullement un hasard si, parmi les politiciens ayant développé la critique la plus vigoureuse à l’encontre de magistrats accusés de vouloir saper leur autorité, l’on compte en très bonne place des dirigeants accusés, voire condamnés, pour des faits de corruption, qu’il s’agisse de Silvio Berlusconi en Italie[10], Recep Tayyip Erdoğan en Turquie[11] ou, encore, Benyamin Netanyahou en Israël.
Logiquement, cette dimension est généralement passée sous silence par les procureurs du gouvernement des juges. Tout comme ils occultent le fait que, pour améliorer les nécessaires garde-fous qui doivent être mis en place pour prévenir tout détournement de procédure au préjudice des responsables publics, le renforcement de l’indépendance de la justice constitue l’un des principaux leviers.
La pénalisation des gouvernants : une procédure encadrée
Parce qu’ils sont, plus que d’autres citoyens, exposés à un tel risque, les membres des pouvoirs législatif et exécutif doivent certes être protégés contre les procédures judiciaires orchestrées dans le seul but de contrarier l’exercice normal de leurs fonctions. Mais, pour ce faire, il n’est nul besoin de garantir leur immunité de principe contre toutes les poursuites pouvant être intentées contre eux pour des faits commis à l’occasion de leur mandat. Il est encore moins nécessaire de limiter directement ou indirectement le pouvoir d’appréciation des juridictions.
Bien au contraire, garantir aux responsables politiques le droit à un procès pleinement équitable suppose une justice pleinement indépendante et ainsi pleinement impartiale, seule à même de leur assurer que leur cas sera traité pour lui-même et non en considération de leur fonction. Or ceux qui dénoncent la vindicte répressive des magistrats sont aussi ceux qui s’opposent à la consécration pérenne de l’indépendance du pouvoir judiciaire. Ils s’opposent en particulier à l’indépendance des procureurs, alors même que leur stricte subordination au pouvoir exécutif est à l’origine de l’indépassable suspicion de politisation qui s’attache encore aujourd’hui à leurs décisions de poursuites ou, pour les mêmes raisons, de ne pas poursuivre[12].
Prévenir le risque de détournement de procédure, c’est également veiller à l’indépendance matérielle du pouvoir judiciaire. C’est pourquoi il y a quelque incohérence, de la part des membres de la classe politicienne qui dénoncent – à raison – la lenteur des procédures pénales diligentées à leur encontre et l’atteinte à leur image que produit une telle inertie, à avoir, dans le même temps, laissé le budget de la justice française stagner sous la moyenne européenne et, plus encore, demeurer dramatiquement inférieur à celui des États de richesse comparable[13]. Or c’est cet état de pénurie budgétaire qui, avant tout autre facteur, explique la difficulté de juger les personnes dans un délai raisonnable.
Prémunir les responsables politiques contre le risque d’une pénalisation abusive passe enfin par la mise en œuvre pleine et entière du modèle pénal républicain d’une répression strictement encadrée et pondérée, qui respecte en particulier la présomption d’innocence des personnes suspectées ou poursuivies[14]. Là encore, il est pour le moins paradoxal de voir certains des pourfendeurs du gouvernement des juges défendre par ailleurs sans réserve la logique répressive sécuritaire, c’est-à-dire une logique s’opposant à la reconnaissance pleine et entière des droits de la défense et à un encadrement suffisant de l’action des autorités répressives[15].
Parallèlement au renforcement général du droit au procès équitable, prévenir le détournement de procédure passe également par la reconnaissance de garanties spécifiques contre le risque de poursuites abusives. Notre système juridique en connaît déjà plusieurs. Ainsi, afin de leur assurer la plus complète liberté d’expression, les parlementaires ne peuvent jamais être poursuivis pour les opinions et votes émis dans l’exercice de leur mandat, même s’ils présentent un caractère injurieux ou diffamatoire. Par ailleurs, un parlementaire ne peut être soumis à une mesure privative ou restrictive de liberté (telle qu’une garde-à-vue ou une détention provisoire) qu’avec l’autorisation du bureau de l’assemblée à laquelle il appartient. Enfin, la même assemblée peut décider, à la demande du parlementaire concerné, de suspendre les poursuites ou mesures coercitives prises à son encontre[16].
Le président de la République ne peut jamais, quant à lui, être poursuivi durant l’exercice de son mandat, quelle que soit la date des faits pour lesquels il est mis en cause. En contrepartie, la prescription de l’action publique est suspendue, ce qui permet de reprendre ou d’initier les poursuites à l’encontre du locataire de l’Élysée à l’issue de son mandat[17].
S’agissant des membres du gouvernement, ils ne peuvent voir leur responsabilité pénale engagée que devant la Cour de justice de la République, juridiction ayant la particularité d’être composée de douze parlementaires et de seulement trois magistrats judiciaires[18].
Relevons enfin que depuis la loi du 10 juillet 2000, adoptée notamment pour répondre à l’augmentation des poursuites initiées à l’encontre des maires au titre des accidents survenus sur le territoire de leur commune, la responsabilité pénale des personnes « qui n’ont pas causé directement le dommage, mais qui ont créé ou contribué à créer la situation qui a permis la réalisation du dommage ou qui n’ont pas pris les mesures permettant de l’éviter » ne peut être engagée qu’en cas de violation « manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement » ou d’exposition d’autrui à un risque d’une particulière gravité qui ne pouvait être ignoré[19].
L’ensemble de ces mesures témoigne, s’il était besoin, qu’il est parfaitement possible de prévenir le risque d’un détournement de procédure sans, pour autant, exclure la possibilité d’engager la responsabilité pénale des gouvernants. Soit en suspendant le cours des poursuites durant l’exercice de leur mandat, soit en associant leurs pairs à la mise en œuvre de certaines mesures coercitives afin de s’assurer qu’elles ne poursuivent d’autres buts que l’élucidation des infractions dont ils sont soupçonnés.
Certaines de ces mesures témoignent même de la persistance d’une certaine forme d’immunité : instituée en 1993, la Cour de justice de la République aura, depuis lors, développé à l’égard des responsables politiques une jurisprudence singulièrement plus clémente que celle observée à l’égard des autres justiciables, acquittant des ministres quand des particuliers sont, pour les mêmes faits, condamnés par les juridictions de droit commun. Que la rhétorique du gouvernement des juges ignore, sciemment ou non, ces différents mécanismes met en lumière sa véritable crainte : la pleine soumission des gouvernants à la loi pénale, au même titre que les autres citoyens. Une soumission qui, loin d’écorner la souveraineté populaire, constitue au contraire une condition de la délégation de pouvoir consentie par le peuple à ses représentants.
NDLR : Vincent Sizaire a récemment publié Gouverner les juges. Pour un pouvoir judiciaire pleinement démocratique aux éditions La Dispute.