International

Syrie : la diaspora face à l’avenir du pays

Géographe

Depuis la chute de Bachar al-Assad le 8 décembre, des milliers de familles qui avaient quitté la Syrie pour des régions proches ont fait le chemin du retour, sans que l’on puisse encore savoir si ce retour sera pérenne. Depuis leur exil, les Syriens de la diaspora, que l’on estime à huit millions, ont gardé un lien avec leur pays. Dans la Syrie nouvelle mais exsangue, leur rôle pourrait être crucial.

La chute du régime de Bachar al-Assad a été immédiatement saluée par les Syriennes et Syriens de l’exil, qui se sont réunis dans les rues et sur les places des villes du Moyen-Orient comme d’Europe. Le retour en Syrie, qui hante les rêves de tous depuis parfois plus de treize ans, devient enfin une perspective possible.

publicité

Cette perspective se pose cependant dans des termes différents selon les contextes du refuge de chacune et chacun. Elle est également conditionnée à l’évolution de la situation de la Syrie, et à la capacité du pays d’accueillir cette population de huit millions de personnes après treize années de destruction. Les réfugiés syriens forment une diaspora qui n’est évidemment pas un tout homogène. D’abord, dans ses localisations.

Ce sont principalement les pays voisins de la Syrie qui ont accueilli, année après année, l’essentiel des réfugiés – et non pas les pays européens, comme on l’entend parfois. La Turquie est le premier de ces pays de refuge, avec trois millions de personnes réfugiées fin 2024. En Jordanie, au Liban, en Égypte, les chiffres publiés par le Haut-Commissariat aux Réfugiés de l’ONU (HCR) ne rendent pas compte de la taille réelle des populations syriennes, car seules sont comptées les personnes officiellement enregistrées. Ainsi, alors que le HCR compte 768 000 réfugiés enregistrés au Liban fin 2024, les estimations officieuses portent ce chiffre à environ un million et demi ; de même en Jordanie, où 619 000 personnes sont enregistrées auprès du HCR alors que le gouvernement jordanien en annonce 1,3 million ; en Égypte, 148 000 personnes sont enregistrées mais les estimations gouvernementales indiquent, là encore, un chiffre plus élevé, entre 250 000 et 300 000. Environ 300 000 Syriennes et Syriens sont installés dans le nord de l’Irak.

Hors du Moyen-Orient, plus d’un million de réfugiés ont rejoint les pays européens, principalement à partir de 2014. L’essentiel de ces réfugiés (un million) se trouve en Allemagne, suite au « Wir schaffen dass » d’Angela Merkel, qui leur a ouvert les portes de l’asile. Quelques centaines de milliers de personnes se sont installées en Amérique du Nord, dans une moindre mesure en Amérique du Sud, et ailleurs dans le monde.

La diaspora syrienne actuelle est donc une diaspora de guerre, produite par la guerre. Les départs ont commencé dès 2011, sous l’effet de la répression du mouvement révolutionnaire pacifique par le régime assadien. Ils se sont intensifiés à partir de 2012 et se sont poursuivis pendant tout le conflit. Formant plus du tiers de la population de vingt-et-un millions d’habitants que comptait la Syrie en 2011, il s’agit véritablement d’un morceau de la société syrienne qui a été arraché à son pays. La diaspora de réfugiés syrienne est donc représentative de la diversité socio-économique, géographique, confessionnelle, ethnique de celle-ci. Ses membres sont issus de toutes les composantes de la société syrienne puisque tous les individus y étaient soumis à la même double menace de la répression et de l’arbitraire.

Cette diaspora de guerre a formé, dans sa connexion avec la Syrie de l’intérieur, une Syrie « transnationale »

Mais elle vient en particulier des régions tenues ou associées aux oppositions du régime ­­­en particulier les régions de Syrie centrale, les grandes villes et/ou leurs banlieues (à Damas, Alep, Hama, Homs), le sud du pays et qui ont été les cibles, à partir de 2012, de campagnes systématiques, régulières et prolongées de bombardements aériens et de violences de toute nature (sièges, massacres, arrestations et disparitions forcées). Bachar al-Assad avait en son temps théorisé l’objectif politique de cette violence, dans un discours devant le corps diplomatique syrien en août 2017 : « Il est vrai que nous avons perdu les meilleurs de nos jeunes hommes ainsi que nos infrastructures, [construites] à grands frais et grâce au dur labeur de plusieurs générations, mais en retour, nous avons gagné une société plus saine et plus homogène ».

On retrouve également les habitants des zones contrôlées par l’État islamique entre 2013 et 2017, issues de la région de la Jezireh, au nord-est du pays, et fuyant la terreur imposée par ce groupe. On comprend aussi l’importance du nombre de personnes déplacées au sein de la Syrie – plus de six millions, ayant fui les mêmes causes, mais sans franchir de frontière internationale. Le total de la population ayant dû quitter son foyer représente donc plus des deux tiers de la population syrienne de 2011, et tous aspirent à le retrouver.

Pendant tout le temps de la guerre, ces Syriennes et Syriens de l’extérieur sont restés « au bord de la Syrie », pour reprendre la belle expression de l’historienne Leyla Dakhli, que ce « bord » soit au Liban ou à Dortmund en Allemagne. Depuis leur exil proche ou lointain, ils sont en effet restés connectés par de multiples liens à la Syrie de l’intérieur, aux membres de leur famille et aux amis restés au pays : par les moyens de communication et d’information démultipliés que permet aujourd’hui la téléphonie mobile, en y envoyant de l’argent (les estimations varient entre trois et six milliards d’euros par an).

Par ailleurs, cette diaspora a créé un espace social dense entre les multiples lieux de son l’exil, un espace diasporique structuré par de multiples mobilités, flux d’information, flux économiques, ou réseaux d’aide humanitaire, structurant des scènes artistiques et intellectuelles de Beyrouth à Istanbul en passant par Berlin, comme l’a montré l’anthropologue Franck Mermier, ou travaillant à des propositions politiques dans de multiples formats (forums, processus onusiens divers, coalition de l’opposition etc). Loin d’être déconnectée de l’intérieur de la Syrie, cette diaspora de guerre a formé, dans sa connexion avec la Syrie de l’intérieur, ce que j’ai appelé une Syrie « transnationale ».

À l’heure du retour, la possibilité et la désirabilité de celui-ci va sans doute être évalué par chaque famille de cette diaspora de guerre en fonction de conditions d’exil bien différentes d’un pays de refuge à l’autre, et en fonction des histoires individuelles. À l’aune également de la situation en Syrie : dans quel pays rentrer ? La situation économique de la Syrie est catastrophique, ravagée par treize de conflit interne. Le PIB s’est effondré, 90 % de la population vit dans la pauvreté, et plus des deux tiers dépendent de l’aide humanitaire. Et où ? Il est estimé qu’entre le tiers et la moitié du parc immobilier résidentiel, c’est-à-dire les appartements et les maisons dans lesquelles vivait cette diaspora de réfugiés, est détruit. La question de la trajectoire politique du pays et de sa stabilité entrera également en ligne de compte dans les évaluations des familles. C’est ce qu’a rappelé le HCR aux pays tentés de leur fermer trop rapidement les portes de l’asile.

Pour les réfugiés installés dans les pays de l’Union européenne et qui sont dans l’ensemble intégrés dans leur société d’accueil, même si la xénophobie à leur encontre existe, la question se posera différemment que pour des familles réfugiées dans des pays moins protecteurs. Ainsi, en Europe, les déclarations de suspension de l’examen des nouvelles demandes d’asile faites par certains responsables politiques dès le lendemain de la chute du régime de Bachar al-Assad ne devraient pas remettre en cause les droits de résidence adossés au statut de protection des Syriennes et Syriens : pour le moment, seules les autorités autrichiennes ont annoncé, au lendemain de la chute du régime, envisager un programme d’expulsion des 87 000 Syriennes et Syriens qui y résident, flattant une partie de leur électorat.

En Allemagne par exemple, principal pays d’accueil européen des Syriennes et Syriens, les pouvoirs publics et les structures sociales ont beaucoup investi depuis dix ans dans l’accueil et l’insertion des réfugiés, notamment par la langue et par l’accès au marché du travail, en manque structurel de main d’œuvre. Aujourd’hui, plus d’un tiers d’entre eux ont acquis la nationalité allemande, et leurs enfants sont scolarisés dans les écoles locales. Pour ces familles, le retour dans une Syrie dévastée se posera en des termes différents de ceux, par exemple, de dizaines de milliers de familles réfugiées au Liban qui se trouvent dans des situations bien plus précaires.

Le Liban, non signataire de la Convention de Genève sur les réfugiés de 1951, ne leur accorde en effet que des droits très limités – et pour certains, pas de droits du tout – les contraignant à vivre dans des dispositifs de travail et de résidence illégaux et informels, les exposant à l’exploitation, et fermant toute perspective d’installation pérenne. Dans la plaine de la Bekaa, les familles syriennes avec lesquelles ma collègue anthropologue Emma Aubin-Boltanski et moi-même travaillons depuis quelques années, envisageront ainsi un retour plus rapide en Syrie de tout ou partie du groupe familial, avec cependant la double difficulté de devoir reconstruire leurs maisons détruites et de pouvoir gagner de quoi vivre.

La capacité de retour des Syriennes et des Syriens est donc fortement conditionnée à la capacité de la Syrie à les accueillir. On peut ainsi penser que, du fait de l’absence d’infrastructures matérielles, économiques, sociales et politiques véritablement fonctionnelles en Syrie, et de perspectives d’emploi, les familles bien insérées dans les pays d’accueil, notamment en Europe, y demeureront et y élèveront leurs enfants. Ces familles contribueront, à distance, « entre-deux pays », à la reconstruction de la Syrie par des transferts financiers, des investissements, en mobilisant leurs compétences professionnelles et leurs ancrages dans les sociétés d’accueil. C’est probablement une chance pour la Syrie de demain, et ce devrait être une chance pour les pays européens, s’ils savent s’en saisir. Pour les familles confrontées à des conditions plus précaires sur le plan juridique et/ou économique, notamment dans la région, le retour au plus tôt sera sans doute envisagé, malgré la situation de ruine matérielle, économique et sociale du pays.

Depuis le 8 décembre, chute du régime, des milliers de familles vivant dans les régions proches de la Syrie ont franchi les postes-frontières sans qu’il ne soit possible encore de mesurer l’ampleur de ces mouvements, ni d’évaluer s’il s’agit de séjours de courte durée, afin de retrouver ses proches et son pays longtemps perdus, d’évaluer les conditions dans son lieu d’origine, vérifier l’état de sa maison, ou s’il s’agit de retours plus pérennes. L’ONU estime qu’un million de personnes seront rentrées d’ici juin 2025. Mais pour que ce retour soit possible, pour qu’il ne déstabilise pas un pays déjà exsangue, pour que cette diaspora de guerre puisse faire fructifier le potentiel inédit que son retour représente pour la Syrie de demain, il faudra soutenir la société syrienne, très éprouvée mais désormais libre de son destin, dans l’immense travail de reconstruction qui l’attend, sur tous les plans.


Leïla Vignal

Géographe, Professeure à l'École Normale Supérieure et directrice du département Géographie et Territoires