Mayotte et les déchets post catastrophe naturelle
Trois semaines après le passage du cyclone Chido qui a ravagé Mayotte, créant une catastrophe humanitaire majeure, les déchets s’amoncellent désormais sur l’île. Un mélange de déchets organiques, d’ordures ménagères, de décombres de bâtiments, de véhicules hors d’usage et de débris emportés par le vent jonche désormais les routes et les rues.
Si le Sidevam, le syndicat intercommunal d’élimination et de valorisation des déchets de Mayotte, a indiqué la reprise, fin décembre, du ramassage des déchets à Trévani, dans le nord, la réorganisation du traitement des déchets rencontre toutefois de nombreuses difficultés car les infrastructures de gestion ont été très endommagées par le cyclone, comme l’ISDND (Installation de Stockage de Déchets Non Dangereux) de Dzoumogné.
Que faire des déchets sur un territoire dévasté par une catastrophe naturelle ? Depuis plusieurs années, les déchets post-catastrophes font l’objet de préoccupations scientifiques et opérationnelles.
Ces dernières remettent en cause l’idée qui a longtemps prévalue selon laquelle la gestion des déchets serait un élément secondaire de la réaction face aux crises. En effet, ces études montrent que la gestion des ordures dans les situations de post catastrophes naturelles a un réel impact dans le retard que peuvent prendre les secours (obstruant les voies de communication, impraticabilité de certaines routes), des conséquences sur la situation sanitaire et une forte incidence sur le redémarrage du territoire comme après l’ouragan Katrina aux États-Unis[1] ou après le séisme de 2010 en Haïti.
Cependant, si la gestion des déchets à la suite des catastrophes naturelles s’effectue dans un contexte d’exception – bien que les catastrophes naturelles tendent à devenir de plus en plus courantes compte tenu du changement climatique – la situation en post catastrophe « n’est peut-être qu’une version dégradée des difficultés déjà existantes »[2]. Une analyse les déchets post-catastrophes révèle, d’une part, une certaine conception de la nature véhiculée par les sociétés industrielles, et d’autre part, lorsqu’il s’agit plus particulièrement des petites îles des départements, régions et territoires d’outre-mer français, elle met en lumière les problèmes structurels de traitement des ordures sur ces territoires ultramarins qui soulèvent des enjeux éthiques et politiques majeurs souvent occultés.
Les déchets post-catastrophes naturelles révèlent, tout d’abord, de façon exemplaire, que nous ne maîtrisons pas intégralement les tribulations naturelles de tous les artefacts rejetés et des objets abandonnés. Ces derniers ont un avenir naturel que nous ne pouvons entièrement pas contrôler. Or, la gestion industrielle des déchets, telle qu’elle s’est mise en place, semble au contraire, tomber dans l’écueil de l’optimisme technologique qui est de penser qu’il y a toujours une solution technique à des problèmes techniques. Selon cette approche, les masses détritiques produites par nos sociétés de surconsommation pourraient être jugulées par des dispositifs techniques infaillibles et des innovations toujours plus performantes.
La valorisation industrielle des déchets repose, en effet, sur l’idée que nous arriverons à éliminer toutes les difficultés techniques, de sorte que nous serons en mesure de recycler presque tous les déchets, d’extraire, de transporter et de retourner à la nature tous les matériaux, sans dégrader l’environnement. Or, pour que l’industrie du recyclage fonctionne, la valorisation du déchet doit avant tout être rentable. Le déchet est valorisé par des procédés techniques qui en font une matière ressource mais cette dernière doit être ensuite valorisée selon le critère économique du « coût-avantage ». Le déchet dans le recyclage n’est entièrement valorisé que lorsqu’il est réinséré, en tant que matière ressource, dans le circuit de production, c’est-à-dire lorsqu’il a un prix.
Cependant, une telle rentabilité ne pose-t-elle pas un problème ? Est-il souhaitable de chercher à valoriser, coûte que coûte, tous les déchets comme l’illustre la crise dite de la « vache folle » ? Nous n’avons qu’une maîtrise partielle de nos déchets notamment dans les techniques de recyclage. Les phénomènes appréhendés par la connaissance scientifique sont devenus trop complexes pour qu’il soit possible d’établir une relation comme dans un modèle mécanique. Or, le recyclage, tel qu’il est envisagé par l’économie circulaire, conçoit le développement technique comme un processus naturel relevant de l’évolution. Une telle approche procède à une naturalisation de la technique et porte une vision réductionniste de la nature. La naturalisation de la technique réduit la nature à un simple processus mécanique : d’un côté, ce que l’homme fabrique est une nature (l’homme étant lui-même un être naturel) et, d’un autre côté, la nature est aussi ce que l’homme fait.
Par conséquent, si la technique obéit aux mêmes lois de la nature, la nature fonctionne également d’après les lois de la technique. Une telle vision de la nature suppose qu’elle puisse être totalement maîtrisée. Or, rien n’est moins sûr. Nous ne sommes pas en mesure de pouvoir dompter tous les effets de nos techniques et des artefacts que nous produisons. Les matières détritiques et les artefacts déchus ont un avenir naturel qui nous échappe, ce que rappellent les montagnes de détritus et de décombres à Mayotte après le passage du cyclone Chido. Ces restes que le dispositif technologique peine à contrôler, ces résidus qui nous échappent, signalent les limites de la performance technique.
Par ailleurs, loin d’être prévisibles, les innovations techniques ont justement des effets imprévus qui affectent le monde social et l’environnement, et les conséquences nocives sont d’autant plus préoccupantes qu’elles résultent du succès de notre puissance technique. À ce titre, le traitement des déchets ne peut plus être considéré comme un problème strictement technique, il requiert une évaluation morale et sociale, faisant intervenir des jugements de valeur et impliquant des choix sociaux et politiques.
Si, les catastrophes naturelles exacerbent, de façon générale, la versatilité de la trajectoire de nos déchets, le passage du cyclone sur Mayotte a, d’une part, révélé la particularité des logiques à l’œuvre en matière de gestion des déchets sur ce territoire insulaire, et, d’autre part, souligne que la gestion des déchets ne peut être réduite à la simple technicité d’un résidu dans la mesure où elle implique le monde social.
Les ravages causés par le cyclone ne sont pas seulement liés au phénomène météorologique. Ils sont le résultat d’une longue histoire coloniale et de fortes fractures sociales
Les catastrophes naturelles engendrent inévitablement une augmentation de volume de déchets. À Mayotte, selon les estimations, plus de 500 000 tonnes de déchets – l’équivalent de cinq ans de collecte des ordures ménagères – se sont accumulées depuis le passage du cyclone Chido, sur une île déjà saturée par ses déchets. Le réseau de collecte des déchets est insuffisant et souvent inadapté pour gérer le volume croissant de déchets lié à une forte croissance démographique.
Le tri sélectif et le recyclage sont encore relativement peu développés, et une grande partie des déchets sont envoyés en décharge sans traitement préalable, ce qui engendre une pression sur les sites d’enfouissement. Les principaux centres d’enfouissement, comme celui de Dzoumogné ou de Koungou, étaient déjà saturés ou proches de la saturation avant le passage du cyclone. La situation de crise va donc amplifier la logique d’enfouissement sur l’île qui, en temps normal, a un taux de décharge écrasant : 98 % d’enfouissement, 67 % des déchets ménagers sont enfouis, le taux de valorisation faible et la valorisation énergétique quasi nulle[3].
Dans l’urgence, pour faire face à la désorganisation de la collecte des déchets, des logiques de « relégation de proximité »[4] se mettent alors en place, de façon spontanée, par les habitants. Il s’agit d’abord, pour eux, d’éloigner les nuisances de leur espace de vie : les entrées de quartiers, au croisement avec les avenues principales, font alors souvent office de dépôts de déchets. Actuellement, à Mayotte, dans la ville de Mamoudzou, où certaines ruelles restent inaccessibles, les habitants ont commencé à rassembler leurs déchets et à les empiler le long de la route nationale en petits tas.
La gestion des déchets post catastrophes révèle une forte implication du secteur informel, comme après le séisme de 2010 à Port-au-Prince, où l’essentiel de la gestion des déchets a été pris en charge par la société civile[5]. Ces acteurs économiques, souvent marginalisés socialement, sont en réalité les plus aptes pour agir sur le terrain dans ces situations de crise. Si la catastrophe naturelle révèle l’importance des acteurs du secteur informel, en temps normal, dans la structuration de la gestion des déchets (notamment dans le secteur du recyclage), elle met aussi en lumière les inégalités environnementales dont ces populations sont victimes[6].
Souvent les plus défavorisées, habitant dans des conditions insalubres, elles sont dans l’obligation, par manque d’infrastructures, de développer des façons de faire avec leurs restes le plus souvent au dépens de leur santé et de leur environnement. Si ces populations sont les plus aptes à agir efficacement sur le terrain pour collecter les déchets post catastrophe, la situation de crise accentue néanmoins les inégalités environnementales car les aires de dépose d’ordures, créées à proximité de leurs habitats, ont tendance à se pérenniser et à devenir des décharges sauvages.
La situation actuelle de crise à Mayotte met en exergue un système de gestion de déchets en décalage par rapport à la métropole. À cet égard, les ravages causés par le cyclone ne sont pas seulement liés au phénomène météorologique. Ils sont aussi le résultat d’une longue histoire coloniale et de fortes fractures sociales. La population se sent méprisée, tiraillée entre des besoins locaux urgents et un État central assez distant.
Ce mécanisme s’observe dans les politiques sociales, mais aussi au regard des questions environnementales. En effet, des moyens conséquents sont mobilisés pour protéger l’écosystème marin par le biais du parc naturel de Mayotte, qui est destiné à préserver la biodiversité exceptionnelle des récifs coralliens alors que les infrastructures de traitement des déchets peinent à se développer.
Ces choix résultent notamment d’une certaine vision de la nature qui dissocie les enjeux de préservation de la nature des besoins des populations locales. Pour cette conception dualiste, qui instaure un partage entre la nature et la culture, protéger la nature (wilderness[7]) consiste à protéger les espaces naturels des interventions humains qui pourraient venir les dégrader. Dès lors, la question des déchets n’est pas perçue comme un enjeu environnemental mais comme un strict problème sanitaire relevant de la sécurité collective.
Or, comme le montrent bien les tenants du mouvement pour la justice environnementale[8], les questions environnementales ne se limitent pas à la protection des espaces naturels, elles concernent également les questions de santé publique : protéger la nature signifie préserver le milieu de vie avec lequel les populations entretiennent des relations d’interdépendance, il n’y a pas de dissociation entre les problèmes environnementaux et les problèmes sanitaires. Dans cette perspective, souci environnemental et bien-être humain sont toujours intrinsèquement liés puisque la nature s’appréhende comme « communauté »[9]. Cette approche permet alors d’envisager que des groupes d’individus puissent être affectés différemment par les actions humaines sur la nature, autrement dit que « les bénéfices et les inconvénients environnementaux puissent être souvent répartis d’une façon qui semble injuste »[10], ce qui est le cas dans la gestion des déchets.
C’est la raison pour laquelle, le projet de préservation de la biodiversité exceptionnelle des récifs coralliens est perçu par les Mahorais comme une nouvelle forme de colonialisme : un « colonialisme bleu »[11]. Non seulement la priorité est donnée à la nature, administrée par l’État français, au détriment des habitants, mais les populations locales sont exclues du projet du parc naturel marin de Mayotte[12], renforçant, pour les habitants, l’idée que l’île ne serait qu’un territoire périphérique, instrumentalisé pour des objectifs géopolitiques, et non considéré comme un département français à part entière.