Société

La déchéance déchaînée : record de déchéances de nationalité sous la Ve République

Juriste

Depuis 2015, 73 personnes ont été déchues de leur nationalité, triste record sous la Cinquième République. Si le projet d’inscription de la déchéance de nationalité dans la Constitution a échoué, les gouvernements successifs ont compris qu’il n’était pas nécessaire de changer le droit pour multiplier les recours à cette mesure. Et que font les juges pour l’encadrer ? En un mot : rien, ou presque.

Le 18 décembre 2024, M. Mabrouk, M. Tahir, Mme Boudouani, et M. Chouaïb, devenaient respectivement les 38e, 39e, 40e, et 41e personnes déchues de leur nationalité en 2024, portant à 81 le total des déchéances depuis 2001.

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Quelques jours plus tôt, le Journal Officiel du 12 décembre 2024 rapportait une autre proposition de déchéance, celle de M. Yasin Or, né en France. Comment le droit encadre-t-il cet essor de la déchéance de nationalité ? À travers une analyse croisée des décrets de déchéance publiés au Journal Officiel (de 2002 à 2024), des décisions du Conseil d’État et des conclusions de ses rapporteurs publics (de 2002 à 2023), cette étude dresse un constat accablant : celui de l’accommodation, par le droit, d’un virage toujours plus à droite de notre régime de nationalité.

Le tournant 2015

Lorsque j’ai commencé ma thèse en septembre 2015, la déchéance de nationalité était largement disqualifiée, perçue comme une mesure à la fois fascisante et exceptionnelle. Elle évoquait irrémédiablement le régime de Vichy, avec ses 15 000 décisions de déchéances prises à l’encontre des populations juives et récemment naturalisées. Le souvenir de Vichy n’avait certes pas fait barrage à toutes les propositions d’extension de la déchéance de nationalité depuis la Libération : en 1996, par exemple, le terrorisme était introduit à l’article 25 du Code civil comme nouveau motif de déchéance.

Quelques années plus tard, sous l’impulsion de Nicolas Sarkozy, les attentats terroristes de Madrid et de Londres conduisaient le gouvernement à étendre les délais de la déchéance de l’article 25-1 du Code civil de 10 à 15 ans pour cas de terrorisme. Toutefois, malgré ces évolutions, la déchéance de nationalité restait une mesure exceptionnelle et encadrée : elle ne pouvait être prononcée qu’à l’encontre des Français binationaux, naturalisés ou nés en France de parents étrangers, à condition qu’ils aient acquis la nationalité française depuis moins de 15 ans et qu’il ne se soit pas écoulé plus de 15 ans entre la commission des faits terroristes et la décision de déchéance. Entre 1979 et octobre 2015, « seulement » 13 déchéances de nationalité étaient prononcées pour affaires de terrorisme.

Puis il y a eu les attentats de Novembre 2015. Cette proposition surprise de François Hollande « [d’] aller au-delà de l’urgence » en entamant une procédure de révision constitutionnelle, visant à étendre la déchéance de nationalité à tous les Français, qu’ils soient binationaux ou non. Ces débats houleux, la démission de Christiane Taubira, l’impossible accord entre l’Assemblée nationale et le Sénat. Là encore, le souvenir de Vichy : le député centriste Charles de Courson fondait en larmes dans l’hémicycle en évoquant son grand-père, mort à Neuengamme. « Vichy, ce n’est pas la république » répondait Manuel Valls, ajoutant devant la Commission des lois de l’Assemblée nationale : « Je crois à la force concrète des symboles, inscrits dans la Constitution. » Mais pour de nombreux parlementaires, ce symbole de la déchéance n’avait nulle place dans la constitution. La constitution n’était pas un texte de circonstances que l’on pouvait dicter par l’émotion, un « chiffon de papier », pour reprendre l’expression de François Mitterrand[1]. Le 11 février 2016, François Hollande abandonnait le projet. Quelques mois plus tard, il se désolait : « J’ai pensé qu’elle pouvait nous unir alors qu’elle nous a divisés. »

Pour nous qui travaillions sur ce sujet à l’époque, la déroute du gouvernement devait certes être expliquée – puisqu’elle ne correspondait pas aux rationalités traditionnelles du jeu politique après attentat – mais elle était surtout un soulagement. La déchéance n’avait pas été étendue aux personnes nées en France de parents français et restait limitée aux binationaux, en respect des conventions internationales contre l’apatridie. Et nous nous confortions dans l’idée que si la déchéance de nationalité demeurait profondément discriminante, elle était exceptionnelle en pratique. Or, depuis 2015, cette mesure devenue transpartisane, s’est banalisée.

En 2024, 41 personnes ont été déchues de leur nationalité, portant le total des déchéances à 73 depuis 2015, soit 90 % des déchéances du XXIe siècle. Plus de la moitié de ces « nouveaux déchus » sont nés en France et y ont passé la majeure partie de leur vie. Cinq sont des femmes. Au moins trois étaient mineurs à l’époque des faits. Entre 2015 et 2023, ces déchéances étaient toutes liées à une condamnation pour « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste » (article 421-2-1 du Code pénal), une incrimination que les professionnels qualifient de « stratégie du filet », car elle permet d’arrêter de manière extrêmement large des individus soupçonnés d’être liés à des mouvements terroristes[2]. Dans 100 % des cas, ces décrets de déchéances faisaient suite à un avis conforme du Conseil d’État en sa qualité de conseiller du gouvernement. Et dans 100 % des cas, ils étaient validés par le Conseil d’État en sa qualité de juge administratif.

Accommodation par le droit

Les décisions du Conseil d’État se suivent et se ressemblent. Elles ont été mises en forme par une série de conclusions de rapporteurs publics, qui ont suggéré le contrôle que le juge devait exercer (un contrôle de proportionnalité), son intensité (supposée forte), les intérêts à mettre en balance (nationalité, loyauté, sécurité) et ceux à exclure. De ces décisions et conclusions nous retiendrons au moins trois types de récits, qui ne sont pas mutuellement exclusifs.

Premier type de récit : les juges se murent dans un hyper-formalisme juridique qui leur permet de limiter les effets de leur contrôle sur l’action du gouvernement. Par exemple, à la question de savoir si la déchéance de nationalité ne contrevient pas à l’objectif de réinsertion fixé par le droit pénal (article 130-1 du Code pénal), les juges répondent que l’obligation pénale ne saurait s’imposer sur une mesure administrative, car il s’agit de deux ordres juridiques différents. Même réponse à l’argument selon lequel la déchéance de nationalité imposerait une « double peine » pour les mêmes faits : pour les juges, sanction administrative et sanction pénale peuvent se cumuler.

Quant au fait que la déchéance puisse porter une atteinte disproportionnée à la vie familiale des déchus, puisqu’elle risque de s’accompagner d’une mesure d’expulsion, là encore une même réponse laconique : la déchéance de nationalité n’a pas, en soi, d’incidence sur la présence du déchu sur le territoire français. Et si une décision d’expulsion devait advenir, les déchus resteraient libres de la contester devant le juge. Les juges font ainsi une lecture stricte du droit et de leurs compétences, qui dissimule une réalité plus profonde : celle de leur auto-censure.

À ce premier récit « légaliste » s’attache un second : la nationalité n’est pas seulement faite de droits, mais aussi de devoirs, et ces devoirs pèsent plus lourdement sur une partie de la population. Les décisions du Conseil d’État commencent en effet toujours par rappeler que la nationalité confère des droits civils et politiques aux individus, et qu’elle constitue un élément structurant de leur vie privée, puisqu’elle forge leur identité sociale. Or, cette reconnaissance est systématiquement suivie du même paragraphe :

« Au cas présent, eu égard à la gravité des faits commis par le requérant et à l’ensemble des circonstances de l’espèce, le décret attaqué n’a pas porté une atteinte disproportionnée au droit au respect de sa vie privée garanti à l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. »

L’analyse des conclusions des rapporteurs publics révèle que ce qui est reproché au requérant n’est autre qu’une rupture de loyauté envers l’État, illustrée par l’acte terroriste. Cette lecture témoigne d’une conception exigeante de la nationalité : en plus de faire son service militaire, être un « bon national » (l’expression irrite tant elle est généralement associée à la citoyenneté[3]) implique d’être loyal envers celui qui nous a fait grâce de sa nationalité. Or, et c’est là tout le problème, en raison du jeu de la déchéance de nationalité, ce devoir de loyauté ne s’applique qu’à une seule partie de la population : les binationaux, naturalisés ou Français de deuxième génération. Dans une affaire de 2020, le requérant avait d’ailleurs souligné ce « paradoxe » de la déchéance de nationalité. Alors qu’il avait écopé de la peine de prison la moins sévère à la suite de la tentative ratée de son groupe de rejoindre la Syrie, le juge pénal prêtant attention à son jeune âge à l’époque des faits, il avait été le seul à être déchu de sa nationalité en raison, précisément, de sa double nationalité.

Enfin, troisième et dernier récit : celui des ramifications de l’État contre-terroriste, véritable machine à identifier, neutraliser et mettre hors d’état de nuire les citoyens dangereux. Ainsi, lors de l’examen du bien-fondé d’une mesure de déchéance, le Conseil d’État prend non seulement en compte les faits liés à la condamnation pénale et sa durée, mais aussi le comportement de l’individu postérieure à celle-ci. L’évaluation porte alors sur les fréquentations de l’individu en prison, son hypothétique placement au sein des « Quartiers d’évaluation de la radicalisation » (QER) ou sa participation au « Programme d’accompagnement individualisé et de réaffiliation sociale » (PAIRS), le potentiel prolongement de sa mise sous surveillance à sa sortie de prison, sa « bonne » ou « mauvaise » pratique de l’islam, l’obtention d’un contrat de travail, etc.

Par cette évaluation, le juge cherche à savoir s’il y a eu « rédemption » de l’individu, et donc si la loyauté a été recouvrée. Or, sur ce point, les juges sont clairs : seul un comportement exemplaire, allié à une condamnation pénale considérée comme « faible », pourrait excuser ce défaut temporaire de loyauté. Cette feuille de route est peu probable en pratique, ce qui rend presque impossible une future annulation de décret de déchéance de nationalité sur ce motif.

Cette analyse aboutit ainsi à un constat sans appel : la déchéance de nationalité est déchaînée. Les gouvernements successifs semblent avoir compris qu’il n’était pas nécessaire de faire évoluer le droit pour multiplier leur recours à cette mesure, puisque le régime actuel leur confère une large capacité d’action. Les juges ne s’y opposent pas. Pire, bon gré mal gré, ils ont accompagné cette fuite en avant sécuritaire.


[1] Cité par Noël Mamère : Assemblée nationale, XIVe législature, débats du 5 février 2016.

[2] Laurent Bonelli « Les caractéristiques de l’antiterrorisme français : parer les coups plutôt que panser les plaies », Au nom du 11 Septembre, La Découverte, 2008.

[3] Jules Lepoutre, Nationalité et souveraineté, Dalloz, 2020, p. 287.

Rachel Pougnet

Juriste, Chercheuse à l'Institut Max Planck de Fribourg en Brisgau pour l'étude sur le crime, la sécurité et le droit

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Historien, Gil Bartholeyns est aussi écrivain. En février dernier, il a publié L'occupation du ciel, un livre dans lequel il anticipait une Californie en proie aux flammes. Ce qui était une fiction de Los Angeles... lire plus

Notes

[1] Cité par Noël Mamère : Assemblée nationale, XIVe législature, débats du 5 février 2016.

[2] Laurent Bonelli « Les caractéristiques de l’antiterrorisme français : parer les coups plutôt que panser les plaies », Au nom du 11 Septembre, La Découverte, 2008.

[3] Jules Lepoutre, Nationalité et souveraineté, Dalloz, 2020, p. 287.