Sur les polices de nos villes
Le 21 novembre, lors du Salon des Maires, le Beauvau des polices municipales a été officiellement relancé, sous le haut patronage du ministre de l’Intérieur, autour du ministre délégué à la sécurité du quotidien et du président de l’association des Maires de France (AMF). Inaugurée en avril dernier, cette démarche de concertation avait été suspendue avec la séquence électorale de l’été. Elle reprend désormais, témoignant de la permanence de l’agenda gouvernemental sur le sujet.

L’objectif affiché est d’associer les représentants de l’État, les élus locaux et les organisations syndicales, pour dégager une série de propositions concernant l’avenir des polices municipales, avec une loi-cadre en ligne de mire. Le point central des discussions porte sur le renforcement des prérogatives judiciaires, limitées au champ contraventionnel à ce stade, les policiers municipaux n’ayant aucun pouvoir d’enquête, ni même la capacité de verbaliser les délits. Dans quelle mesure leurs missions vont-elles s’étendre ? Quel rôle vont-ils être appelés à jouer demain dans nos villes ?
Ce Beauvau des polices municipales est révélateur de l’implication accrue des collectivités territoriales sur le terrain de la sécurité quotidienne, en particulier des villes compte tenu des pouvoirs de police des maires. D’un point de vue juridique, ces derniers sont effectivement tenus de concourir à l’exercice des missions de sécurité publique et de prévention de la délinquance (art. L132-1 du Code de la sécurité intérieure). Dans les faits, c’est une dimension de leur rôle qu’ils ont activement réinvestie face à la montée des préoccupations sécuritaires, l’expansion des polices municipales l’illustre de façon manifeste. Placées sous l’autorité des maires, ces forces locales sont mandatées pour assurer la prévention et la surveillance du bon ordre, de la tranquillité, de la sécurité et de la salubrité publiques. En l’espace de quelques décennies, elles ont pris de l’envergure et se sont imposées dans les systèmes locaux de sécurité en complément des services nationaux de police et de gendarmerie.
L’existence des polices municipales n’a pourtant rien d’obligatoire. Leur création reste à l’initiative des maires et leurs contours varient fortement en fonction des communes. Mais globalement, elles se (re)développent et montent en puissance depuis le début des années 1980 – malgré la prégnance du dogme régalien dans l’imaginaire politique français, la sécurité n’est pas du ressort exclusif de l’État. D’après les dernières estimations officielles, environ 4 500 communes ou intercommunalités (EPCI) disposent d’un tel service en France, ce qui représente plus de 27 000 policiers municipaux au total.
Le Beauvau des polices municipales est à restituer dans cette dynamique de développement, vingt-cinq ans après la loi du 15 avril 1999 qui est venue asseoir et légitimer leur institutionnalisation, amorçant un processus d’accroissement de leurs pouvoirs. Les débats du moment s’inscrivent donc dans une certaine continuité, dans l’esprit du « continuum de sécurité » mis en avant ces dernières années. On peut citer à ce titre la mission parlementaire confiée aux députés Jean Michel Fauvergue et Alice Thourot en 2018, puis la loi « sécurité globale » de 2021 qui en a découlé et dont l’un des volets, sinon le principal, visait précisément à renforcer le rôle des polices municipales.
Cependant, l’article 1er de cette loi, qui prévoyait l’expérimentation de nouvelles attributions judiciaires, a été censuré par le Conseil constitutionnel, tout comme l’avait été, dix ans plus tôt, la disposition de la loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (Lopssi 2) octroyant la qualité d’agent de police judiciaire aux directeurs de police municipale. Les Sages ont invalidé ces mesures au même motif dans les deux cas, considérant que les agents de police municipale ne sont pas placés sous le contrôle direct et effectif des autorités judiciaires. Par-delà les débats de fond, l’enjeu est donc aussi celui de la voie juridique à ouvrir pour parvenir à l’adoption de telles évolutions.
La question s’est réinvitée dans le débat public avec les émeutes de l’été 2023. Parmi les mesures gouvernementales annoncées en réponse à ces événements, la Première ministre de l’époque, Élisabeth Borne, a déclaré vouloir « donner la possibilité aux polices municipales d’accomplir certains actes de police judiciaire », précisant qu’une concertation serait lancée « afin de bâtir un texte de loi[1] ». Le Beauvau des polices municipales a été institué à cet effet. La terminologie (« Beauvau ») est significative d’une démarche placée sous l’égide du ministère de l’Intérieur, supervisée par l’État central qui vient organiser, en même temps qu’il l’encourage, la contribution des collectivités en matière de sécurité. Cette démarche révèle de forts enjeux d’articulation entre les différentes forces en présence, et laisse transparaître une posture étatique qui consiste à s’appuyer sur les ressources des autres pour optimiser le dispositif de sécurité intérieure.
Quant à savoir si cette extension programmée des pouvoirs est souhaitable, les avis sont partagés, y compris parmi les policiers municipaux. Ils semblent y être majoritairement favorables, considérant que leur qualité judiciaire actuelle les limite dans l’exercice du métier et les empêche de traiter pleinement nombre de situations auxquelles ils sont, de fait, confrontés sur le terrain (ventes à la sauvette, vandalisme ou conduite sans permis par exemple). Certains se montrent cependant plus réticents, anticipant les conséquences possibles sur leur positionnement professionnel et leur relation avec la population.
Face à la question du rôle des polices municipales, aucune réponse toute faite ne s’impose, car les visions et les options diffèrent dans le monde pluriel des collectivités locales
Le sujet divise aussi parmi les élus locaux. Une partie d’entre eux réclame ces évolutions, estimant nécessaire de faire sauter les verrous constitutionnels pour permettre aux policiers municipaux de lutter plus efficacement contre la délinquance du quotidien. C’est aussi la position soutenue par le ministre de l’Intérieur (comme par son prédécesseur) et par l’ex-ministre délégué à la sécurité du quotidien qui a appelé à « aller le plus loin possible » sur cette voie[2]. D’autres maires sont, en revanche, plus réservés, voire hostiles aux mesures envisagées, redoutant un dévoiement des missions, des effets de substitution et des transferts de charge aux frais des collectivités. Les associations d’élus locaux, telles l’AMF ou France Urbaine, refusent en ce sens toute « judiciarisation » des polices municipales et mettent en avant le principe de libre administration des collectivités, tout comme l’exigence de préservation de la vocation de proximité.
La perspective d’accroissement des prérogatives judiciaires n’est donc pas anodine. Elle répond à des attentes politiques et correspond aux aspirations d’une large partie des agents, mais elle interroge aussi l’avenir des polices municipales et répercute les débats sur la nature de leurs missions. En réalité, la doctrine d’emploi reste à la main des maires, et l’ex-ministre délégué à la sécurité du quotidien a précisé en ce sens que les maires seraient libres d’enjoindre leur police municipale de se saisir ou non des nouvelles compétences annoncées[3].
À l’échelle nationale, l’évolution du mandat juridique n’est cependant pas sans incidence sur l’orientation globale de l’action, les précédents le laissent penser. Par-delà les différences locales, la tendance qui se dégage est effectivement nette : depuis la loi du 15 avril 1999, avec le mouvement d’augmentation (certes contenue mais continue) des pouvoirs, les polices municipales ont connu une inflexion sécuritaire marquée. Plusieurs rapports officiels le constatent[4], elles glissent vers un modèle plus interventionniste et répressif. D’une certaine façon, l’évolution des équipements (généralisation de la tenue dite « maintien de l’ordre ») et la progression des taux d’armement[5] en témoignent, attestant d’un durcissement de l’image des polices municipales.
D’aucuns arguent que ce durcissement est consécutif à celui de la délinquance, il ne s’agit pas d’en débattre ici, quoiqu’il convienne d’insister sur la nécessaire contextualisation locale du diagnostic de sécurité. En tout cas, l’élévation des compétences judiciaires pourrait accentuer la tendance. Elle est susceptible d’impacter à la fois le rapport au public et la nature de l’activité. Non pas seulement parce que ces nouvelles mesures seraient porteuses d’une orientation plus répressive a priori, mais aussi, et très concrètement, en raison de leurs implications en termes de tâches : plus de procédures à traiter, et potentiellement moins de disponibilité sur le terrain pour le travail de présence, de contact et de proximité.
L’étendue des pouvoirs judiciaires soulève donc des enjeux d’approche et de positionnement. Elle pose la question du rôle des polices municipales, de la direction à leur donner pour l’avenir, du modèle de police à promouvoir à travers elle. Mais face à cette question, aucune réponse toute faite ne s’impose, car les visions et les options diffèrent dans le monde pluriel des collectivités locales. Chaque maire effectue ses choix et définit ses directives, au regard des moyens dont il dispose et des besoins de sécurité qu’il juge prioritaires dans sa commune.
Un consensus pourrait-il a minima s’établir autour de l’enjeu d’ancrage territorial ? Dans le dispositif de sécurité intérieure, la plus-value potentielle des polices municipales tient à cela. Or, en pratique, cet ancrage n’a rien d’acquis. Les polices municipales sont des polices locales et décentralisées, c’est un fait, mais cela n’est pas un gage en soi de proximité, et cela ne dit rien de la nature des missions effectives. Quels que soient les axes d’intervention, il importe donc de miser sur la connaissance du territoire, de renforcer les partenariats locaux et de créer les conditions d’un dialogue permanent avec les populations. Autrement dit, de forger des modes de gestion de la sécurité locale qui laissent une vraie place aux habitants, permettent de capter leurs attentes, de leur rendre des comptes et d’être en phase avec leurs besoins.
Une telle orientation n’est pas incompatible avec un renforcement des pouvoirs judiciaires. Mais elle exige une volonté politique forte, pérenne et partagée. Avec comme cap, pour la police municipale de demain, de s’imposer non pas seulement comme une force de police à part entière, qui se professionnalise en renforçant son autorité répressive, mais aussi, et avant tout, comme une force locale qui se singularise par son approche et son ancrage. En d’autres termes, une véritable police de proximité, tournée vers le territoire, au service du public.