Écologie

De la transition énergétique dans un contexte d’austérité et de backlash écologique

Politiste

Comment démocratiser, accélérer et financer la transition énergétique ? Les projets coopératifs d’énergie renouvelable offrent une réponse en favorisant la participation citoyenne et en élargissant les sources de financement. Mais peinant à se massifier et orienter durablement les politiques publiques, ils sont une voie parmi d’autres. Tableau détaillé de la question.

Le 29 juin 2020, le président français Emmanuel Macron « retient » 146 propositions de la Convention Citoyenne sur le Climat (CCC) et en écarte trois dont celle visant à augmenter le financement de la transition via un fonds alimenté par un prélèvement annuel à hauteur de 4 % sur les dividendes des entreprises au-dessus de 10 millions d’euros et de 2 % pour celles dont les dividendes sont inférieurs ou égaux à 10 millions.

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Le 25 janvier 2023, la saisine du 25 octobre 2022 adressée à la Commission Nationale du Débat Public (CNDP) par 105 députés de 5 groupes politiques sollicitant l’organisation d’un débat sur la place du nucléaire dans le mix énergétique de demain est déclarée irrecevable.

Le 22 mai 2023, suite à la publication du rapport sur « Les incidences économiques de l’action pour le climat », qui évalue à 66 milliards d’euros par an, les besoins de financement supplémentaires nécessaires (investissement des entreprises, de l’État, des particuliers) pour assurer le financement d’une baisse des émissions de CO2 de 55 % en 2030 par rapport à 1990, coordonné par Selma Mahfouz et Jean Pisani-Ferry, ce dernier déclare qu’« il va nous falloir faire en dix ans ce que nous avons eu de la peine à faire en trente ans. L’accélération est brutale ».

Le 27 décembre 2023, la première Ministre Elizabeth Borne signe un décret accordant l’extension de la concession de mines d’hydrocarbures liquides ou gazeux, dite « Concession de Nonville » (Seine-et-Marne), à la société Bridge Energies sur une surface supplémentaire de 43,32 kilomètres carrés environ.

Le 22 février 2024, l’Université Lyon 3 décide de saisir le Conseil d’État pour contester le décret actant des économies de 10 milliards d’euros annoncées par Bercy, en arguant notamment que « le gouvernement a choisi d’outrepasser ses compétences et de contourner le Parlement en modifiant, au-delà des plafonds prévus par la loi, le budget de la Nation », requête à laquelle s’est ensuite associé l’association Notre Affaire à Tous.

Le 11 avril 2024, le ministre de l’Industrie Roland Lescure annonce que la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), qui doit fixer les objectifs de production par filière d’énergie jusqu’en 2035, sera adoptée par décret et non sous la forme d’une loi, en effectuant les précisions suivantes le 22 mai 2024 : « Un certain nombre de dispositions vont être prises par décret de manière à avancer vite (…) J’ai considéré que la situation politique ne permettait pas d’aller vite, aurait sans doute comme conséquences un débat long, un débat peut-être un peu fastidieux et peut-être pas tout à fait conclusif. »

Le 17 octobre 2024, un amendement au projet de loi de finances pour 2025 déposé par des parlementaires de La France insoumise, proposant la création d’une contribution exceptionnelle de 0,17 % sur le patrimoine des 10 % les plus riches, pendant 30 ans, afin de permettre une bifurcation écologique socialement juste est rejeté.

Ces événements, déclarations et décisions soulèvent une question centrale : comment démocratiser, accélérer et financer la transition énergétique ? Les éléments évoqués renvoient en effet aux défis liés au financement, à l’accélération et à la démocratisation de la transition écologique en général et de la transition énergétique en particulier.

L’exclusion de la proposition de la CCC sur les dividendes, les rapport Mahfouz-Pisani-Ferry et l’amendement au projet de loi de finances pour 2025 des parlementaires insoumis introduisent le double enjeu du montant des investissements nécessaires et des sources de financement dans un contexte où les inégalités d’émissions de CO2 selon les territoires et les strates de population ont généré des propositions d’augmentation de l’imposition et de plafonnement des consommations énergétiques des contribuables les plus riches et les plus émetteurs.

Les propos de Jean Pisani-Ferry sur la temporalité de l’action et la justification du recours au décret par Roland Lescure évoquent l’enjeu de l’accélération dans une situation française où le retard en matière d’énergies renouvelables coûte cher en importations et en sanctions financières, et dans une situation mondiale marquée par une augmentation et une amplification des catastrophes naturelles liées au changement climatique, et où si le rythme d’émission de CO2 mondiale se maintient, le budget carbone restant serait au mieux de 23 ans, et au pire, de 6 ans.

La CCC et la trajectoire sinueuse et contrastée des 150 propositions formulées, le rejet de la saisine sollicitant l’organisation d’un débat sur la place du nucléaire dans le mix énergétique et le recours à des décrets pour maintenir l’extraction pétrolière, valider des coupes budgétaires, et fixer des objectifs de politique publique sont directement liés aux différents degrés de démocratisation des processus de décision relatifs à la transition écologique en général et à la transition énergétique en particulier.

Ces enjeux de financement, d’accélération et de démocratisation s’inscrivent dans un contexte d’austérité budgétaire et de backlash face aux politiques publiques de transition.

Concernant la première, initiée tout d’abord au Royaume-Uni puis plus récemment en Allemagne, en Italie, en Suède, et en France, plusieurs rapports comme celui de la New Economics Foundation ont mis en évidence qu’elle mettait en péril la concrétisation d’une action publique ambitieuse en matière de transition. Dans cette perspective, le durcissement des règles budgétaires européennes constitue une évolution particulièrement préoccupante et néfaste.

Concernant le second, qui correspond à une « réaction négative brusque et énergique d’un nombre important d’acteurs contre une politique publique avec une contestation de la légitimité de l’action politique et la transgression des procédures habituelles et des normes d’opposition », ce processus, est à l’œuvre pour une pluralité de politiques climatiques et dans plusieurs États du Nord comme l’Allemagne, la France, l’Italie, le Royaume-Uni, le Canada, les États-Unis, la Norvège ainsi que dans la majorité des États membres de l’Union Européenne. Si cette dynamique de backlash n’est pas totalement nouvelle et tend parfois à être surestimée, instrumentalisée par les partis politiques d’extrême-droite, elle soulève toutefois, dans de nombreux cas, la question fondamentale de la justice sociale des politiques publiques de transition.

Dans ce contexte d’austérité budgétaire et de backlash face à l’action publique climatique, comment démocratiser, accélérer et financer la transition énergétique ? À partir d’une analyse développée dans un ouvrage paru en juin 2024, Une énergie verte et démocratique ? Les projets coopératifs d’énergie renouvelable au Danemark, en France et au Royaume-Uni, cet article montre les apports et les limites rencontrées par un type d’acteur pour contribuer à relever ce triple défi : les projets coopératifs d’énergie renouvelable (ENR).

Initiatives de production, de distribution et de fourniture d’électricité d’origine renouvelable (essentiellement éolien, photovoltaïque) qui impliquent des collectifs citoyens, seuls ou en coopération avec des collectivités locales et/ou des entreprises, avec une participation citoyenne au financement et/ou à la gouvernance des infrastructures, ces projets présentent un caractère hybride entre organisation productive générant des revenus (mais à but non lucratif avec des dividendes plafonnés) et organisation militante soutenant des idées (mais en les concrétisant par une activité économique). Voyons tout d’abord en quoi peuvent-ils contribuer à démocratiser les processus de transition énergétique.

Démocratiser la transition énergétique en agissant sur et dans ses marchés

Le rejet de la saisine sollicitant l’organisation d’un débat sur la place du nucléaire dans le mix énergétique et le recours à des décrets pour maintenir l’extraction pétrolière et fixer des objectifs de politique publique énergétique évoqués en introduction ont rappelé que l’énergie est un secteur d’action publique particulièrement verrouillé.

À l’image des questions de régulation financière, l’énergie est souvent cantonnée au domaine des « politiques silencieuses » (quiet politics) avec une faible visibilité publique et dont le caractère technique et sensible (ex : thématique de la sécurité énergétique) impliquerait de confier l’essentiel du pouvoir à des d’agences « indépendantes » (ex : Commission de Régulation de l’Énergie en France) et à des « experts », essentiellement des ingénieurs. Le pluralisme limité des secteurs énergétiques au sens d’espaces de policy making fermés et peu concurrentiels constitue en effet une tendance commune à plusieurs États européens et nord-américains.

À rebours de ce verrouillage, les projets coopératifs d’énergie renouvelable (ENR) se mobilisent en faveur d’une démocratie énergétique. Cette idée reformule le concept de transition énergétique – au-delà de l’idée d’une substitution de sources d’énergies fossiles et/ou nucléaires par des énergies renouvelables (ENR) – en faisant la promotion d’un changement en termes d’acteurs contrôlant les moyens de production et de distribution d’énergie. Cette promotion a pour objectif de renouveler les relations « environnement-démocratie » en proposant une nouvelle distribution des « rôles entre différents acteurs politiques, scientifiques, industriels, activistes ou citoyens dans la définition du contenu et des perspectives de mise en œuvre des transitions énergétiques annoncées ».

Pour savoir si cette promesse de démocratie énergétique se traduit en actes, deux niveaux doivent être distingués pour saisir la capacité de collectifs citoyens impliqués à agir sur et dans les marchés de la production, de la distribution et de la fourniture d’énergie : agir sur le marché en influençant les manières dont l’action publique façonne l’activité économique (niveau macro) ; agir dans le marché en créant de nouveaux modèles d’organisations économiques (niveau micro).

Pour le premier, nous mettrons en évidence l’ampleur de la capacité des organisations collectives de ces initiatives (ex : Énergie Partagée en France) à orienter les politiques publiques. Pour le second, il s’agira notamment de montrer en quoi ces projets innovent en ce qui concerne deux dimensions de la participation au sein des projets énergétiques : une dimension processus : Qui développe le projet ? Qui est impliqué ? Qui a une influence sur le projet ? Une dimension résultats : comment les impacts d’un projet sont-ils spatialement et socialement distribués ? Qui en bénéficie d’un point de vue économique ou social ?

En ce qui concerne la capacité à agir sur le marché, l’ouvrage met en lumière les difficultés rencontrées pour orienter les politiques publiques dans les trois cas comparés avec une nouvelle donne portée par ces projets qui est neutralisée. Deux éléments sont décisifs pour expliquer cette neutralisation : 1) les difficultés des organisations collectives des projets coopératifs à institutionnaliser les avantages obtenus ; 2) les difficultés des projets coopératifs à orienter les régimes de politique publique vers une reconnaissance de leur spécificité.

Dans les trois États, les organisations collectives soutenant les projets coopératifs obtiennent ponctuellement des concessions partielles et minimes mais qui souvent ne durent pas. Elles ont parfois réussi à se faire reconnaître comme interlocuteur dans la fabrique de l’action publique mais n’ont pas réussi à faire de l’énergie coopérative une dimension incontournable et centrale des politiques énergétiques. Cela renvoie aux difficultés rencontrées pour faire reconnaître la spécificité des projets coopératifs d’ENR. Cette spécificité est caractérisée par plusieurs éléments.

Tout d’abord, l’hybridité de ces initiatives, incarnée par le fait qu’ils font tenir ensemble des objectifs et activités traditionnellement poursuivis par trois organisations distinctes : l’association locale, l’ONG environnementale et l’entreprise. Ensuite, ces entités sont essentiellement composées de bénévoles et très rarement de salariés. Enfin, les collectifs citoyens impliqués se concentrent très majoritairement sur la concrétisation d’un projet unique dans un périmètre géographique restreint et ils ne peuvent donc très souvent pas se reporter sur d’autres espaces d’implantation, à la différence d’une entreprise classique.

Face à cette spécificité, les instruments de politique publique peuvent orienter les nouveaux entrants comme les projets coopératifs en la reconnaissant (de manière variable). Cette reconnaissance a des effets distributifs : elle agit sur l’asymétrie entre les projets coopératifs et les autres acteurs de marché en pouvant allouer aux premiers des ressources leur étant exclusivement réservées.

Faire reconnaître cette spécificité pour obtenir des mesures de soutien réservé à ce type de projet et les protéger de la concurrence des autres acteurs de marché (régulation préférentielle) est au cœur du travail politique effectué par les organisations collectives des projets coopératifs. Dans les trois États, cette reconnaissance est faiblement institutionnalisée. Cette faible institutionnalisation est attestée par quatre éléments : la certification imprécise des projets coopératifs (1), l’ampleur limitée (2) et le caractère ponctuel des crédits attribués en matière de projets coopératifs (3) ainsi que la durabilité courte des instruments d’action publique introduits (4).

En ce qui concerne la capacité des projets coopératifs d’ENR à agir dans le marché, trois contributions de ces initiatives leur permet de concrétiser en actes une démocratie énergétique : la propriété collective d’infrastructures énergétiques (1), une participation citoyenne accrue (2), la fourniture de services énergétiques (3). La propriété collective peut être saisie lorsqu’on parcoure les différents projets soutenus par Énergie Partagée en France. À cette propriété collective locale, présente dans la grande majorité des projets coopératifs, s’ajoute une deuxième modalité de démocratisation, liée à la première : une augmentation de la participation citoyenne. Concernant cette dernière, la dimension alternative des projets coopératifs est double : ils contribuent d’une part, à élargir le rôle des citoyens et citoyennes[1] et d’autre part, à élargir le type d’activités développées par les entreprises énergétiques.

Dans les cas britannique et danois, si les dispositifs de community benefit et de co-ownership scheme[2] permettent aux riverains des infrastructures énergétiques d’être des « bénéficiaires locaux », ils ne leur donnent pas la possibilité de devenir des « participants au projet » ou des « producteurs d’énergie », comme c’est le cas avec les initiatives coopératives. Via le second rôle, les citoyens peuvent s’impliquer en devenant membres de groupes d’organisation, en assistant à des réunions ou en participant à la maintenance et/ou l’entretien des infrastructures. Les derniers cas de figure de participation « technique » sont toutefois plus rares mais existent parfois comme pour Eigg Electric en Écosse [voir chapitre 6 de l’ouvrage, nda]. Dans le cadre du troisième rôle, « producteurs d’énergie », ils peuvent directement posséder et exploiter les infrastructures de production.

Outre les nouveaux rôles assumés par les citoyens, les projets coopératifs augmentent également la participation du public en menant des activités qui ne sont traditionnellement pas ou très peu prises en charge par les services publics et les fournisseurs privés. En effet, en plus de conduire des activités de production, certains collectifs citoyens poursuivent également deux autres activités qui ne sont pas ou peu menées par les entreprises énergétiques impliquées dans le marché de la production : l’efficacité énergétique et la lutte contre la précarité énergétique.

Dans le cas britannique, le premier type d’activités a été réalisé par 76 organisations en 2017, avec différents modes d’action et de participation et une récente augmentation de ce type d’action, de 38 % en 2022 par rapport à 2020. Dans le cas français, ces actions sont plus rares avec une minorité de projets coopératifs de production d’électricité mettant en place des actions sur l’efficacité et la sobriété énergétique. Les initiatives éoliennes d’EPV constituent un exemple de ce type de démarche : « grâce aux fonds versés chaque année par les trois parcs éoliens citoyens déjà en exploitation sur la région, dont Bégawatts, l’association Énergies Citoyennes en Pays de Vilaine reçoit 80 000 euros par an pour financer 1,5 équivalent temps plein répartis sur deux postes salariés, pour mener de nombreuses actions en faveur des économies d’énergie » [Voir le site internet d’Énergie partagée, nda].

En ce qui concerne la précarité énergétique, l’une des actions menées au Royaume-Uni augmente la participation citoyenne plus que les autres : les energy cafés. « Leur principe est d’aller au-devant des usagers en difficulté, dans l’espace public, en implantant un stand d’information et de conseil dans un lieu de passage. » Les informations dispensées – par ses bénévoles et salariés formés à ce type de conseil – ont pour but de « démystifier les factures d’énergie, fournir des conseils sur les prix de l’énergie et informer des moyens existants pour obtenir un coût réduit ou changer de fournisseur ». Le lieu est stratégique : il doit être relativement passant, mais en même temps assez calme pour créer un cadre propice à une conversation portant sur des sujets privés, qui se tient de manière relativement confidentielle entre la personne venue chercher de l’aide et l’un ou l’une des salarié·es de la coopérative participant à l’energy café.

Les éléments que nous venons d’évoquer mettent en évidence les apports et les limites des projets coopératifs d’ENR dans la démocratisation de la transition énergétique. Voyons maintenant leur contribution pour l’accélération de la transition.

Accélérer la transition énergétique en territorialisant les projets d’ENR : les projets coopératifs comme outil « d’acceptabilité sociale » ?

Dans un contexte de backlash contre certaines politiques de transition, l’énergie éolienne fait également l’objet d’importantes oppositions. C’est le cas en particulier en France comme l’ont mis en lumière plusieurs travaux de sciences sociales dont une partie montre la place centrale des enjeux démocratiques et économiques (qui participe et qui bénéficie des projets) dans ces contestations[3]. Face à cette conflictualité liée à l’implantation d’éoliennes, la participation citoyenne est fréquemment envisagée comme un levier « d’acceptabilité sociale » permettant de réduire les oppositions et donc d’accélérer la transition. Ce raisonnement est ambivalent.

D’une part, du fait qu’ils apportent des bénéfices économiques plus importants et des « externalités négatives » moindres pour les territoires locaux [voir chapitre six de l’ouvrage, nda], les projets coopératifs génèrent moins d’opposition que des projets conventionnels, comme l’ont démontré de nombreux travaux sur l’Allemagne, l’Écosse, les États-Unis, le Danemark et la Belgique. D’autre part, du fait d’impliquer des citoyens bénévoles, un nombre de parties prenantes plus importantes que les projets conventionnels et d’être de petite taille, concentrés sur un territoire local restreint, les initiatives coopératives mettent plus de temps à se concrétiser et permettent difficilement de massifier le développement des ENR.

Par ailleurs, il a été mis en lumière dans le cas danois [voir chapitre 2 de l’ouvrage, nda], que des formes d’instrumentalisation de la participation citoyenne sans réel pouvoir de décision des citoyennes et citoyens, pouvaient produire des résultats inverses à ceux souhaités. Les projets coopératifs d’ENR constituent donc partiellement un outil d’accélération de la transition énergétique. Voyons maintenant leur contribution au financement de la transition.

Rediriger des flux et des stocks pour financer la transition : les projets coopératifs comme outil de bifurcation financière

En plus de chiffrer le financement nécessaire à l’action climatique en France, le rapport Mahfouz/Pisani-Ferry évoqué en introduction identifie trois leviers de financement : le redéploiement des dépenses, notamment des dépenses budgétaires ou fiscales brunes (1), l’endettement (2), et l’accroissement des prélèvements obligatoires (3).

En plus des nombreux débats sur la pondération et la combinaison entre ces différentes options ou encore sur les injonctions contradictoires entre réduction de la dette financière et réduction de la dette écologique, le débat s’est également porté sur d’autres leviers de financement comme l’épargne. Si l’on ne prend qu’une des dimensions de cette dernière, l’épargne salariale, ce levier semble effectivement fructueux pour financer la transition énergétique. D’après l’Association française de la gestion financière, les fonds d’épargne salariale représentaient, fin 2023, près de 188 milliards d’euros. Un montant record qui a progressé de 6,7 % par an en moyenne depuis 2008.

Cependant, une part importante de cette épargne soutient les énergies fossiles : d’après l’ONG Reclaim Finance, 84 % des fonds proposés aux salariés pour placer leurs avoirs investissent dans des entreprises qui développent de nouveaux projets de charbon, de pétrole ou de gaz tandis que l’application RIFT évalue à 71 % cette proportion. Cette épargne salariale pourrait donc être redirigée vers des activités liées à la transition énergétique comme les projets coopératifs d’ENR. Cette redirection de l’épargne, mise à l’agenda il y a quelques années à l’Assemblée Nationale avec la loi en faveur de la transparence dans l’utilisation de l’épargne populaire en matière énergétique (votée mais dans une version substantiellement modifiée), semble en partie initiée, comme le suggère les données liées au mouvement de désinvestissement des énergies fossiles.

En 2014, 181 institutions (universités, fonds de pension et retraite de collectivités locales, entreprises…) s’étaient engagées à désinvestir 50 milliards de dollars actifs financiers soutenant directement ou indirectement ce type d’énergies. En 2021, 1 485 institutions avaient effectué ce type d’engagement pour un montant de 39 200 milliards de dollars d’actifs financiers. Dans une situation où la destination finale de ces désinvestissements est souvent incertaine, les projets coopératifs d’ENR pourraient constituer un allié des organisations engagées pour le désinvestissement afin de s’assurer du caractère effectif de celui-ci.

Cette redirection de stocks et de flux financiers vers ces initiatives contribuerait également à une redirection de flux physiques énergétiques et à d’importantes économies. En effet, si l’on dit souvent que l’énergie la moins chère est celle qu’on ne consomme pas, il est nécessaire de compléter cette idée : lorsqu’on la consomme, l’énergie la moins chère est celle qu’on n’importe pas. Dans cette perspective, il n’est pas anodin que l’une des dix mesures recommandées par l’Agence Internationale de l’Énergie pour réduire la dépendance de l’Union européenne à l’égard du gaz naturel russe soit l’accélération du déploiement de nouveaux projets éoliens et solaires.

On se demande souvent si des initiatives d’économie sociale et solidaire comme les projets coopératifs d’ENR constituent des « utopies réelles » capables de transformer les rapports de pouvoir autour des échanges et activités économiques ou « des organisations condamnées à être cantonnées aux marges ». L’ouvrage sur lequel s’appuie l’analyse développée ici apporte des réponses à cette question mais l’article que vous venez de lire s’est concentré sur les apports et les limites des projets coopératifs pour relever le triple défi du financement, de l’accélération, et de la démocratisation de la transition énergétique. Il montre que ces initiatives peuvent élargir les sources de financement de la transition, contribuer partiellement à l’accélérer, et fortement participer à la démocratiser.

Ces projets ne constituent toutefois qu’une des nombreuses manières pour relever ces défis : la formation de coalitions en faveur d’une transition juste, l’introduction de compensations significatives pour les travailleuses et travailleurs des industries polluantes amenées à réduire et/ou faire disparaître leurs activités, un ciblage accru des dépenses publiques de transition sur les ménages les plus modestes, l’organisation de référendums structurés autour de débats démocratique de qualité pour orienter des décisions de politique énergétique, la réduction des subventions aux énergies fossiles et l’autonomisation de l’État vis-à-vis des recettes « brunes », la fin du cycle de répressions vis-à-vis des mobilisations environnementales dans de nombreux pays du Nord et du Sud, la modification des règles et des pratiques macroéconomiques européennes et internationales ainsi que des modes d’intervention d’institutions comme la Banque Centrale Européenne (BCE) pour permettre le financement de politiques climatiques ambitieuses, la mise en œuvre de politiques innovantes et de solidarité Nord/Sud pour donner la possibilité aux du Sud de renoncer à l’exploitation d’énergies fossiles, représentent plusieurs des multiples façons de démocratiser, d’accélérer et de financer la transition.

NDLR : Pierre Wokuri a récemment publié « Une énergie verte et démocratique ? Les projets coopératifs d’énergie renouvelable au Danemark, en France et au Royaume-Uni » aux Éditions Le bord de l’eau.


[1] Pour penser le champ des possibles de ces rôles, l’approche de Walker et Cass (2007) est particulièrement pertinente. Ces géographes britanniques ont dénombré dix rôles du « public » au sein des projets d’énergie renouvelable (ENR) : le consommateur captif, le consommateur actif, l’utilisateur de services, le bénéficiaire local, l’investisseur financier, l’opposant, le soutien, le participant au projet, le propriétaire d’un bâtiment ou d’un terrain où est installé un panneau photovoltaïque ou une éolienne et le producteur d’énergie.

[2] La substance du community benefit peut être synthétisée de la manière suivante : « community benefits are financial packages, paid by commercial developers, that make payments directly, or in kind, to local communities » (Kerr, Johnson et Weir, 2017). Introduit en 2009 au Danemark, le co-ownership scheme implique l’obligation pour les développeurs de projet éolien de proposer au moins 20 % d’actions des éoliennes d’un site aux riverains vivant dans un rayon de 4,5 km.

[3] La consultation de la carte du Global Atlas of Environmental Justice et de la carte « des luttes contre les grands projets inutiles » permet notamment d’avoir un aperçu du nombre de conflits liés à l’éolien en France.

Pierre Wokuri

Politiste, Doctorant à Sciences-Po Renne

Notes

[1] Pour penser le champ des possibles de ces rôles, l’approche de Walker et Cass (2007) est particulièrement pertinente. Ces géographes britanniques ont dénombré dix rôles du « public » au sein des projets d’énergie renouvelable (ENR) : le consommateur captif, le consommateur actif, l’utilisateur de services, le bénéficiaire local, l’investisseur financier, l’opposant, le soutien, le participant au projet, le propriétaire d’un bâtiment ou d’un terrain où est installé un panneau photovoltaïque ou une éolienne et le producteur d’énergie.

[2] La substance du community benefit peut être synthétisée de la manière suivante : « community benefits are financial packages, paid by commercial developers, that make payments directly, or in kind, to local communities » (Kerr, Johnson et Weir, 2017). Introduit en 2009 au Danemark, le co-ownership scheme implique l’obligation pour les développeurs de projet éolien de proposer au moins 20 % d’actions des éoliennes d’un site aux riverains vivant dans un rayon de 4,5 km.

[3] La consultation de la carte du Global Atlas of Environmental Justice et de la carte « des luttes contre les grands projets inutiles » permet notamment d’avoir un aperçu du nombre de conflits liés à l’éolien en France.