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Modi, dix ans après : plus ça change…

Politiste

Aux législatives indiennes de 2024, Narendra Modi a perdu sa majorité à la chambre basse. Pourtant, il continue d’en faire une instance d’enregistrement de sa politique nationaliste hindoue. L’opposition, portée par Rahul Gandhi, peut-elle espérer un renouveau politique par son programme socio-économique ambitieux et un caste census ?

En 2024, Narendra Modi a fêté le dixième anniversaire de son arrivée à la tête du gouvernement de l’Inde. Les élections générales y ayant lieu tous les cinq ans, l’année a aussi été marquée par un scrutin qu’on croyait joué d’avance. À la surprise générale – en tout cas d’un grand nombre d’observateurs dont je n’étais pas –, le Parti indien du peuple (Bharatiya Janata Party, BJP), la formation du Premier ministre sortant, n’a pas remporté la majorité des sièges, contrairement à ce qu’il s’était produit en 2014 et 2019.

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Ce revers s’explique à la fois par la détérioration de la situation économique (à l’origine d’un chômage record depuis les années 1970 – c’est-à-dire que l’on dispose de statistiques sur le sujet) et par l’effet mécanique de l’union de l’opposition, qui venait de se trouver un leader en la personne de Rahul Gandhi. C’est lui, en effet, qui a présidé à la formation d’une coalition de presque trente partis après avoir acquis une nouvelle stature politique grâce à une longue marche de quatre mille cinq cents kilomètres, qui l’a conduit du sud au nord de l’Inde, à la rencontre des masses indiennes.

Ces résultats électoraux marqueront-ils un tournant dans la vie politique indienne ? C’est à cette question que sont consacrées les lignes qui suivent.

Continuité politique, continuité sociétale

La perte de sa majorité à la chambre basse du Parlement n’a en rien affecté la conduite des affaires politique par Narendra Modi pour deux raisons. Premièrement, deux partis régionaux, le Janata Dal (United), dont le chef, Nitish Kumar, gouverne l’État du Bihar, et le Telugu Desam Party, dont le leader est à la tête de l’Andhra Pradesh, ont apporté au BJP l’appoint en voix qui lui faisait défaut au lendemain du scrutin. En outre, le parti de Modi a conservé le pouvoir dans deux États importants lors des élections régionales d’automne dernier, le Maharashtra et l’Haryana. Si le Parlement est un peu plus animé, pour le moment le gouvernement continue à le traiter comme une chambre d’enregistrement pure et simple.

Deuxièmement, les instances susceptibles de jouer le rôle de contrepouvoir sont d’une docilité extrême. La Commission électorale, chargée de veiller à la régularité des scrutins, est aux ordres alors même que le BJP multiplie les entorses à la loi électorale – en laissant, par exemple, Modi et son ministre de l’Intérieur, Amit Shah, instrumentaliser des symboles religieux au cours des campagnes électorales. La Cour suprême, qui fut longtemps le pilier de la résistance, a abdiqué son rôle de défense des « checks and balances ». Alors que le juge en chef Chandrachud – qui vient de prendre sa retraite en novembre 2024 – avait suscité les espoirs de ceux qui voyaient en lui le sauveur de l’État de droit, il s’est abstenu de manifester la moindre opposition à l’égard du pouvoir – et a été récompensé par ce qu’on appelle, en Inde, un « post-retirement job » : le voilà maintenant à la tête de la Commission aux droits de l’homme (qu’il aura bien peu défendus en tant que juge, bien des prisonniers politiques continuant de croupir en prison grâce à lui).

L’Inde poursuit d’autant plus clairement un processus de dé-démocratisation engagé en 2014 que les amis du pouvoir contrôlent maintenant l’essentiel des médias de masse – surtout depuis le rachat de la dernière chaîne indépendante, New Delhi Television (NDTV), par Gautam Adani, l’oligarque en chef du régime.

À l’autoritarisme venant des institutions, par « en haut », s’ajoute celui des milices nationalistes hindoues, « par en bas », qui pèsent plus lourd que dans la plupart des régimes du même type. Le BJP n’est en effet que l’une des composantes d’un immense réseau dont le centre est l’Association des volontaires nationaux (Rashtriya Swayamsevak Sangh, RSS) et qui a pour vocation non pas de conquérir le pouvoir, mais la société. À cette fin, le RSS, depuis sa fondation il y a tout juste cent ans, en 1925, a créé près de soixante mille branches locales de militants qui, tous les jours, portent l’uniforme pour s’entraîner à l’arme blanche et participer à des sessions de formation idéologique.

Leur idéologie nationaliste hindoue, l’Hindutva, présente les musulmans comme les descendants d’envahisseurs sanguinaires ayant converti bien des hindous de force, alors que nombre d’entre eux sont passés à l’islam attirés par des maîtres soufis et pour échapper à la caste. Surtout, le RSS prétend que la menace islamique reste forte et justifie une surveillance active des musulmans qui tourne volontiers à la coercition violente. En 2024, les militants de sa nébuleuse ont continué à lutter contre ce qu’ils appellent le « love jihad », une formule désignant la façon dont les jeunes musulmans séduiraient et épouseraient de jeunes hindoues avant de les forcer à se convertir à l’islam. D’où une police culturelle visant à empêcher la jeunesse des deux communautés d’interagir. La lutte contre le « land jihad », elle, vise à empêcher les musulmans de s’installer dans des quartiers à majorité hindoue, de manière à les refouler dans de véritables ghettos.

Enfin, au nom de la protection de la vache, des nationalistes hindous patrouillent les autoroutes pour intercepter les camions susceptibles de transporter des bovins. Si tel est le cas, et si le chauffeur est musulman, il est accusé de vouloir emmener son bétail à l’abattoir et l’altercation peut se finir par un lynchage dont la vidéo circulera ensuite sur les réseaux sociaux pour faire « un exemple ».

Le revers électoral subi par le BJP en 2024 ne s’est donc pas seulement traduit par une grande continuité politique : il n’a rien changé non plus à la condition des minorités.

Quelle alternative ?

L’état des lieux que l’on vient de dresser donne à penser qu’il ne sera pas facile pour l’opposition de renverser la tendance – surtout si elle n’en a pas vraiment envie !

En termes de compétition électorale, il n’est pas exclu que le BJP morde la poussière étant donné l’érosion de sa popularité et l’attrait déclinant du répertoire identitaire fondé sur la défense de l’hindouisme, qui n’a pas fait recette lors de l’élection de 2024 – alors même que la campagne avait été lancée par l’inauguration du temple d’Ayodhya, au cours de laquelle Narendra Modi s’était présenté comme le Grand Prêtre de la religion majoritaire.

Surtout qu’un répertoire alternatif est en train de prendre corps au sein de l’opposition, fondé sur des enjeux socio-économiques. Il s’agit d’un programme susceptible de créer des emplois et de renouer avec une politique de discrimination positive ayant la caste pour base. Depuis l’époque coloniale, les castes intouchables jouissent de quotas dans le système universitaire et le secteur public. Depuis les années 1990-2000, c’est aussi le cas des basses castes (cultivateurs, artisans, etc.), mais l’efficacité de ces politiques n’a jamais pu être mesurée car, depuis l’indépendance, l’Inde ne recense plus les castes autres qu’intouchables. D’où la demande d’un « caste census » par l’opposition, revendication susceptible de fédérer et de mobiliser un nombre considérable de soutiens.

Si l’opposition prenait le pouvoir, quelle serait sa marge de manœuvre ? La question mérite d’être posée d’une façon très concrète, et non pas oiseuse, à partir du bilan des gouvernements régionaux contrôlés par le Parti du Congrès. Alors même que la police est un « state subject », le retour du Congrès au pouvoir au Rajasthan, entre 2018 et 2023, n’a pas empêché les milices nationalistes hindoues de harceler les minorités. Alors même que l’éducation est aussi un « state subject », le retour du Congrès au pouvoir au Karnataka, en 2023, n’a pas permis aux filles portant le voile de retourner à l’école, le gouvernement n’osant pas revenir sur la loi votée en la matière par le BJP.

Tout se passe comme si les lignes rouges s’étaient déplacées pour tout le monde. Certes, le Congrès et certains de ses alliés défendent le sécularisme (version indienne de la laïcité signifiant – par contre – que l’État reconnaît toutes les religions sur un pied d’égalité), mais ils ne souhaiteront pas aller contre « la rue » à propos d’enjeux aussi sensibles que la protection de la vache.

Cette rue, qui donc réussit à l’occuper avec autant de force de conviction ? Principalement les mouvements nationalistes hindous, qui, certes, versent volontiers dans l’illégalité, mais au nom d’une cause légitime, et même sacrée. Au Pakistan, de la même façon, les partis les plus progressistes n’ont jamais réussi à remettre en cause la loi sur le blasphème remontant à Zia-ul-Haq. Et, pour finir, les gardiens du temple finissent par influencer l’opinion publique.

Mais l’Inde n’est pas le Pakistan, non seulement parce que la Constitution ne reconnaît aucune religion d’État, mais aussi parce que le pays est vaste et varié. La principale question que l’Inde de demain aura à gérer se trouve peut-être là, dans le contraste qu’on observe de façon croissante entre le Nord et l’Ouest d’un côté et le Sud (et, à travers le Bengale, l’Est) d’un autre côté. Autant le nationalisme hindou est dominant (sans être hégémonique) dans le Nord et l’Ouest, autant il reste minoritaire (même s’il progresse) dans le Sud. Et ce clivage ne vient pas seulement de la culture et de la politique, mais aussi du niveau d’éducation et de développement, tellement plus élevé dans le Sud que ce dernier commence aussi à en avoir assez de « payer pour le Nord ».


Christophe Jaffrelot

Politiste, Directeur de recherche au Centre de recherches internationales (SciencesPo-CNRS)

Mots-clés

Nationalisme