Du cyclone à la submersion : la « migrantisation » des problèmes publics
Deux faits récents, a priori parfaitement étrangers l’un à l’autre, méritent d’être lus ensemble : le cyclone Chido qui a frappé Mayotte le 14 décembre 2024, et le décès de Jean-Marie Le Pen le 7 janvier 2025. D’un côté, un phénomène naturel qui a dévasté un département français, laissant une large partie de sa population dans une situation sanitaire extrêmement précaire ; de l’autre, la disparition, tout aussi naturelle, du fondateur d’un parti d’extrême-droite qui récolta moins d’1 % des suffrages à ses premières élections législatives en 1978, et plus de 30 % à ses dernières, en 2024.
Aucun lien, et pourtant : les réactions politiques hexagonales à la situation mahoraise doivent être lus à l’aune de ce qui a fait le succès politique de Le Pen, la traduction de problèmes publics complexes en un problème simple d’immigration. Le slogan clé des premiers succès aux élections municipales et européennes du Front National du début des années 1980 est un cas d’école : « 1 million de chômeurs = 1 million d’immigrés ». Pour éviter tout jugement de valeur – une stratégie de conquête électorale peut n’être jugée qu’au regard de sa raison d’être, parvenir à récolter des voix –, on peut parler de « migrantisation » des problèmes publics.
Un problème public est défini classiquement comme une situation qu’un ensemble d’acteurs sociaux vont juger problématiques, appelant les autorités publiques, voire politiques, à s’en saisir pour y trouver des solutions. La migrantisation[1] signifie ici l’interprétation de la cause d’un problème public (le chômage, la dette, l’insécurité ou la baisse du niveau scolaire, etc.) comme relative à l’immigration.
Pour donner un exemple simple (voire simpliste, mais c’est l’enjeu), lorsqu’on faisait mine de s’interroger sur CNews en mars dernier sur le lien possible entre immigration et recrudescence des punaises de lit dans le métro parisien[2], on suggère une causalité entre un phénomène migratoire polymorphe et une situation problématique (je cite, « il y a beaucoup d’immigration en ce moment » […] « Est-ce que c’est les personnes qui n’ont pas les mêmes conditions d’hygiène que ceux qui sont sur le sol de France qui les apportent ? »). Une caractéristique de la migrantisation consiste ainsi à établir une causalité simple, directe (les migrants apportent les punaises de lit) et infondée (« je pose la question »). S’agit-il de naïveté, de mauvaise foi, de malveillance, de dog whistling[3], ou de racisme, peu importe ici. J’attire simplement l’attention sur ce cadrage, qui rappelle donc sensiblement le slogan de campagne de Jean-Marie Le Pen face au nouveau problème du chômage que découvre la France au cours des années 1970. Le signe « = » entre le million de chômeurs et le million d’immigrés, entre les punaises de lit et l’immigration, correspond bien à cette causalité simple, directe et infondée.
Revenons à Mayotte. Que se passe-t-il le lendemain de la catastrophe ? Le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau affirme sur X qu’ « on ne pourra pas reconstruire Mayotte sans traiter, avec la plus grande détermination, la question migratoire » et, plus encore, que l’immigration sur l’île était comparable à « une sorte de guerre hybride » par « une sorte d’occupation clandestine ». Le Premier ministre François Bayrou semblait ménager les sensibilités : il répond d’abord à la télévision que « c’est une population qui, du point de vue des papiers, est illégale », mais il ajoute « du point de vue de la vie ce sont des hommes et des femmes ». Il dira cependant plus tard à Mayotte, « il faut se poser la question du droit du sol ». Sans surprise Jordan Bardella (RN) prédit que « ce qui se passe à Mayotte sera le futur de la métropole si demain on ne reprend pas le contrôle ».
À côté de la scène politique, tout à fait en phase avec cette idée, Michel Onfray précise qu’ « il y a des problèmes des Comoriens ; il se passe en tout petit ce qui se passe pour la France (sic) ». Et même Daniel Cohn-Bendit évoque un « grand remplacement de la population ». Le risque de ce « chaos migratoire », écrivent finalement Bruno Retailleau, Manuel Valls et Sébastien Lecornu dans Le Figaro, serait de « reconstruir[e] Mayotte sur du sable ».
Cette réaction à une catastrophe naturelle par des considérations sur la politique des frontières doit nous surprendre. Certes, l’île connaît une situation démographique et migratoire tout à fait particulière, liée à l’histoire politique de l’archipel des Comores[4], et, depuis longtemps, se multiplient des mobilisations collectives contre les régularisations des personnes arrivées clandestinement. Notons cependant que le droit des étrangers contient déjà une série d’exceptions à Mayotte, comme les titres de séjour uniquement valables sur le territoire de Mayotte, l’absence de commission du titre de séjour qui peut être saisie quand est envisagé un refus de délivrer ou de renouveler une carte de séjour, un délai raccourci pour les demandes d’asile, l’absence d’allocation pour demandeurs d’asile ou d’aide au retour ou la possibilité de contrôles d’identité pour criminalité transfrontalière est appliquée sur l’ensemble de l’île.
Ce qui surprend, cependant, c’est le caractère réflexe de ces commentaires qui opposent à une catastrophe naturelle et à l’urgence humanitaire, à la fois une explication et une solution relatives aux migrations. Causalité simple et directe : l’ensemble des problèmes structurels (approvisionnement en eau, manque de personnel médical ou enseignant, démographie particulièrement jeune mais peu diplômée, chômage, etc.) semblent réductibles à l’immigration, en ignorant d’une part la force brute du cyclone, d’autre part et surtout, l’histoire de l’île. Les problèmes arrivent de l’extérieur ; les vents mauvais apportent les migrants autant que (ou donc) les catastrophes.
D’un point de vue rhétorique, cette migrantisation est problématique à trois égards : elle est simpliste (l’occasion de rappeler ici la formule de Marguerite Duras, « le simplisme est un fascisme ») ; elle empêche la solidarité en rendant coupables les individus touchés par la catastrophe ; elle permet une parole à ceux qui n’ont rien à dire, à l’image de cette candidate RN qui ne pouvait que bredouiller « immigration » aux questions des journalistes sur les services publics. Donnant l’impression de vouloir s’attaquer au problème de fond (« on ne reconstruira pas Mayotte sans… »), on détourne l’attention du fond du problème (les années de négligence). Cette parole réflexe donne à voir le seul horizon de pensée de la classe politique aux affaires. Inutile de savoir s’il s’agit d’obsessions personnelles, d’une stratégie électorale, ou d’une idéologie qui les ventriloquise, nos responsables n’ont plus qu’une idée, qui n’est en rien une réponse aux demandes des Français, mais une insulte à leur intelligence.
D’un point de vue politique, cette séquence particulière doit être mise en perspective avec les récentes déclarations de François Bayrou, parlant d’un « sentiment de submersion » migratoire à l’Assemblée nationale le 28 janvier 2025. La « submersion » intègre deux imaginaires qui se nourrissent l’un l’autre : celui de la disparition d’un peuple (c’est l’Atlantide submergée et à jamais engloutie), victime d’une nature débordante, puissante, indifférente aux obstacles censés la contenir ; et celui de la destruction, de l’éviction, de l’expropriation, comme on le voit de ces villages qui durent être abandonnés quand on construisit de grands barrages. Flux, vagues, tsunami, déferlement, les métaphores fluides disent un flot unidirectionnel que nos maigres digues frontalières ne parviennent pas à stopper. Dans le contexte mahorais, la submersion semble plus évocatrice encore pour un territoire insulaire travaillé par la problématique de l’auto-détermination. Que reste-t-il à faire ? Soit la submersion est inéluctable, comme une montée des eaux, soit on doit y faire face ; là, le vocabulaire de Bruno Retailleau est plus explicite, quand il parle de « guerre hybride » ou d’« occupation clandestine ».
Dans tous les cas, l’immigration est une invasion non-consentie qui menace l’auto-détermination d’un peuple. L’intérêt d’une telle rhétorique c’est qu’il est universellement consacré qu’un peuple a le droit de disposer de lui-même, c’est-à-dire de se libérer du joug ennemi ; or, si les immigrés sont identifiables à cet ennemi, plus ou moins animé par une volonté collective de coloniser, envahir, ou remplacer une population, il est cohérent de les traiter en ennemis combattants. Si cette interprétation semble excessivement martiale, rappelons que l’état de droit n’est « intangible ni sacré » aux yeux du ministre de l’Intérieur, soit la logique même de l’autoritarisme. Ainsi, quelle que soit la manière dont François Bayrou « assumera » – cette nouvelle rhétorique qui dispense les hommes et femmes politiques de se justifier –, il compte désormais parmi ceux qui ont cédé et concédé la victoire à l’imaginaire d’extrême-droite.
Si ce ne sont pas de nouveaux investissements qui répondent à la catastrophe mahoraise mais la guerre à l’immigration, alors c’est la circulaire Retailleau qui s’impose à l’ensemble du territoire.
Si l’on peut s’indigner de ces métaphores déshumanisantes, de ce nouveau simplisme empiriquement réfuté, de la reprise d’une rhétorique propre à l’extrême-droite, il faut insister sur l’aller-retour entre Mayotte et l’hexagone : « Quiconque est confronté à la situation à Mayotte, et ce n’est pas le seul endroit de France, mesure que le mot de submersion est celui qui est le plus adapté. Parce que tout un pays, (…) toute une communauté de départements français est confrontée à des vagues d’immigration illégale » a affirmé le Premier ministre. Aimé Césaire, Hannah Arendt ou Michel Foucault avaient théorisé en leur temps le boomerang impérial, ou le choc en retour de la colonisation : la répression brutale, humiliante et meurtrière, utilisée dans les colonies finit toujours par se redéployer dans la métropole ; ce qui s’exporte pour être expérimenté à la périphérie revient au centre comme un boomerang.
Si le phénomène n’est pas comparable trait pour trait, le mouvement est ici similaire : après le diagnostic d’une submersion migratoire à Mayotte, on expérimente la fin du droit du sol, la frontiérisation[5] d’un territoire, la destruction des biens, et l’expulsion massive, puis on étend le diagnostic à l’hexagone et on importe ces remèdes. Si ce ne sont pas de nouveaux investissements ou de nouvelles infrastructures qui répondent à la catastrophe mahoraise mais la guerre à l’immigration, alors c’est la circulaire Retailleau qui s’impose. Elle a déjà réduit à néant le travail de centaines de personnes (étrangers, avec ou sans papiers et associatifs ou particuliers) qui, par la régularisation, espéraient pouvoir effectivement combattre les maux que le ministre de l’Intérieur a pourtant en tête (insécurité, précarité, vulnérabilité, etc.). C’est d’ailleurs là sans doute l’effet le plus absurde, et le plus dangereux, de la migrantisation des problèmes publics : les aggraver en prétendant les résoudre.
On pourra objecter deux choses. D’abord, à se soucier des mots on en oublierait la chose. Le langage de tel ou tel est peut-être un peu provocateur, mais ce n’est que pour alerter avec plus de vigueur sur un problème. Certes, mais la politique est une activité publique fondée sur la parole, d’une part pour proposer et échanger des arguments, d’autre part pour façonner les représentations. La parole politique peut apaiser ou effrayer, reconnaître ou humilier, enthousiasmer ou désespérer ; elle crée et impose du sens, attire et détourne l’attention et forge donc les idées que l’on se fait de ses intérêts. Le vocabulaire politique n’est donc jamais anodin, les métaphores le sont encore moins. Elles ont une fonction symbolique de représentation de la société. C’est précisément lorsque les problèmes sont complexes à comprendre, et a fortiori à traiter, que ce travail symbolique prend un sens politique crucial : imager le domination et la résistance, l’Intérieur et l’extérieur, l’ami et l’ennemi, l’unité et la désunion c’est ce qui donne à voir, saisir, sentir les enjeux avant le travail analytique.
La métaphore de la « submersion » s’intègre ainsi dans la dimension symbolique ou langagière de la migrantisation. Il faut ajouter que celle-ci, plus largement encore, doit être comprise depuis sa rhétorique jusqu’à ses effets matériels, juridiques et institutionnels. La migrantisation est un dispositif, dont on peut rappeler la définition donnée par Michel Foucault : « Un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit, aussi bien que du non-dit, voilà les éléments du dispositif. Le dispositif lui-même, c’est le réseau qu’on peut établir entre ces éléments. »
Autre objection, bien formulée par le Premier ministre : « Ce ne sont pas les mots qui sont choquants, ce sont les réalités ». L’indignation ne serait qu’une nouvelle preuve du refus de voir la réalité en face. Ce serait l’idéalisme ou l’angélisme de la gauche, qui s’escrime à voir le verre à moitié plein et, pire, à fermer les yeux face au danger qui nierait « la réalité ». Il ne s’agit, bien entendu, que d’une autre rhétorique ; il est au moins aussi utopique de vouloir un monde sans frontières que des frontières étanches. Plus problématique, elle se fait au détriment des savoirs pratiques (de ceux qui œuvrent au quotidien avec et pour les demandeurs d’asile, les migrants, les exilés) autant que des savoirs empiriques (de ceux qui enquêtent et produisent des données, les chercheurs).
Je pense à l’Institut Convergence Migrations, gigantesque hub de scientifiques qui travaillent sur les migrations dans toutes leurs dimensions et qui était ainsi issu de l’ambition, énoncée dans AOC, de construire un GIEC des migrations capable de fournir des expertises, des données et des témoignages sur des phénomènes complexes. Fustiger ceux qui ne veulent pas voir la réalité en face, sans jamais écouter ceux qui l’étudient tous les jours, est une condition de la migrantisation comme simplification ou abstraction de la réalité.
Les agitateurs de la submersion comme du remplacement ont au fond une même épistémologie, explicitée par Renaud Camus : « J’aurais tendance […] à contester la notion de chiffres. […] Depuis quarante ans, nous avons été submergés par les chiffres. […] Je crains de plus en plus que les sciences humaines ne soient une aporie, un oxymore, et tant mieux, peut-être. […] Les chiffres ont été incapables de rendre compte de ce qui survient. La sociologie non seulement n’a pas averti la population française et la population européenne de la chose énorme qui se présentait, ce phénomène gigantesque, ce que j’appelle le changement de peuple et de civilisation. ». Le vice-président américain James Davis Vance qui répond « I don’t really care, Margaret » à la journaliste qui lui précise que les individus qu’il souhaite exclure ne sont pas tous des terroristes, ne raisonne pas autrement. C’est la prime aux perceptions les plus déraisonnables qu’adoptent les responsables politiques, dans un mépris manifeste de la capacité des citoyens à comprendre au-delà des impressions ou réactions épidermiques.
La migrantisation se présente ainsi comme un cadrage des problèmes publics qui propose comme solution de bon sens une lutte générique contre l’immigration. Elle doit être comprise comme un dispositif intégrant un ensemble de modalités (rhétorique, justifications, lois et règlements d’exception, instruments de contrôle et de répression), expérimentées dans un contexte particulier et redéployées sur l’ensemble du territoire. Elle repose sur une causalité simple et directe, et organise l’ignorance des savoirs et des expériences qui permettraient de redessiner collectivement des solutions adaptées aux véritables enjeux. Elle sape ainsi autant l’intelligence que la solidarité démocratique.