La vie publique d’un livre
À la mémoire de Michael Burawoy.
Le 3 février, Michael Burawoy, professeur émérite à l’université de Berkeley, en Californie, a été tué près de son domicile, à Oakland, par un véhicule qui l’a renversé sur un passage protégé et dont le chauffeur a pris la fuite.

Éminent sociologue et enseignant charismatique, ses travaux d’inspiration marxiste ont eu une influence considérable tant sur le plan empirique, avec le développement de l’étude de cas élargie, qu’il avait découverte en Zambie, dans le sillage de l’École de Manchester, et qui inscrit l’enquête ethnographique dans son double contexte sociohistorique et sociopolitique, que sur le plan théorique, par sa contribution à la sociologie industrielle et sa critique du capitalisme contemporain, qu’il nourrissait de ses recherches de terrain aux États-Unis, en Hongrie et en Russie, dans des usines où il se faisait embaucher comme ouvrier pour en comprendre, de l’intérieur, les réalités.
« Si la sociologie se soucie du monde, le monde peut se soucier de la sociologie… »
En 2004, devenu président de l’Association américaine de sociologie (American Sociological Association), il a donné comme titre à son discours inaugural ce qui devait devenir sa signature intellectuelle : « Pour une sociologie publique ».
Dans celui-ci, il distingue quatre manières de pratiquer sa discipline, à savoir la sociologie académique, enseignée à l’université, la sociologie experte, participant à l’élaboration des politiques, la sociologie critique, produisant un travail réflexif sur le savoir, et la sociologie publique, dont il différencie deux formes, l’une traditionnelle, reposant sur des interventions dans l’espace public par des ouvrages, des tribunes ou des débats sur des questions de société, l’autre organique, consistant en une collaboration concrète avec des contrepublics, qu’il s’agisse de syndicats, d’associations citoyennes, de communautés religieuses ou d’organisations de défense des droits humains. Même s’il affirme que toutes les pratiques sociologiques sont légitimes, c’est pour la sociologie publique qu’il plaide avec enthousiasme. Les sociologues se doivent d’être engagés, à la fois par leur participation à la vie intellectuelle de leur temps et par leur implication dans les mondes sociaux.
C’est cette conviction qui l’a conduit à consacrer ce qui, compte tenu de sa mort accidentelle, apparaît comme ses derniers écrits à « la question de la Palestine », notamment pour défendre une résolution de l’Association américaine de sociologie appelant, dès le mois de mai 2024, en réponse à la destruction de Gaza et au massacre de ses habitants, premièrement, à la liberté académique, y compris de critiquer l’État d’Israël ; deuxièmement, au désinvestissement des entreprises apportant un soutien aux opérations militaires israéliennes ; troisièmement, à un cessez-le-feu.
Il justifie cette résolution en soulignant qu’elle trouve sa raison d’être dans les fondements mêmes de la sociologie comme science morale et qu’elle s’inscrit dans l’histoire des prises de position antérieures de l’Association depuis la guerre du Vietnam. Il ajoute que, pour répondre aux questions difficiles que soulèvent les événements survenus depuis le 7 octobre 2023, et même bien avant, dès 1917 puis en 1948, rappelle-t-il, les sociologues doivent mobiliser l’histoire comparée, en refusant l’exceptionnalisme trop souvent évoqué dès qu’il s’agit du soutien à la politique israélienne, et de citer les parallèles instructifs qui pourraient être faits avec les États-Unis, l’Australie, l’Algérie et l’Irlande du Nord, qui ont aussi des passés de colonisation de peuplement.
En réponse à celles et ceux qui affirment, pour discréditer la résolution, qu’au regard de la gravité de la décision de la Cour internationale de justice, qui considère plausible l’existence d’un génocide, le vote des sociologues semble dérisoire, il conclut : « Les sociologues se soucient de ce que les sociologues pensent et font. L’histoire montre que si la sociologie se soucie du monde, le monde peut se soucier de la sociologie. »
Non sans conflit, la résolution Pour la justice en Palestine a été adoptée le 23 mai 2024 par la majorité des membres de l’Association, l’appel au désinvestissement ayant toutefois été supprimé du texte soumis au vote.
En hommage au chercheur engagé et à l’intellectuel impliqué qu’était Michael Burawoy, je voudrais me livrer à un exercice qui, tout en se distanciant quelque peu de son approche de la sociologie publique, demeure fidèle à sa vision de la réflexivité. Il s’agit, en effet, de tenter l’analyse de la réception de mon livre Une étrange défaite, paru l’automne dernier aux éditions La Découverte. Sous-titré Sur le consentement à l’écrasement de Gaza, il n’est pas un essai sur la guerre en elle-même, mais sur la manière dont le monde a non seulement laissé se produire le démantèlement d’un territoire et l’anéantissement d’une partie de sa population sous les bombes et par la famine, mais les a même encouragés par un soutien diplomatique et militaire, tout en prohibant et en sanctionnant les critiques à l’encontre de ces politiques. Mon idée était de constituer une archive des événements survenus le 7 octobre et dans les six mois qui ont suivi afin d’établir des faits permettant de comprendre cette abdication morale.
« Il y a toujours une vie publique de la recherche une fois qu’elle est devenue accessible… »
La présence publique des sciences sociales, pour paraphraser le titre de la conférence que j’ai donnée en 2015 à l’Académie royale des sciences de Suède, est un thème sur lequel je conduis une réflexion depuis plus d’une décennie, mais sur des bases distinctes de celles de Michael Burawoy. Je ne milite pas pour une sociologie ou une anthropologie publiques, même si une part croissante de mes travaux peut se classer dans l’une ou l’autre de ces catégories, mais j’essaie d’analyser ce qu’il se passe lorsque la production de sciences sociales devient publique et, dès lors, rencontre un public. Il ne s’agit pas de promouvoir une pratique, mais de l’étudier. La présence publique des sciences sociales est, pour moi, un objet de recherche.
Il a notamment donné lieu à un ouvrage collectif intitulé If Truth Be Told: The Politics of Public Ethnography, qui a réuni des chercheuses et des chercheurs de cinq continents travaillant sur des terrains du monde entier autour de situations diverses vécues en marge de leur recherche, allant de présentations dans des médias et de témoignages dans des procès à l’expérience de controverses autour de leurs écrits et à la mise en question des idées reçues de leur discipline : dans chaque cas, il s’agissait, pour eux, de faire entendre une certaine vérité des faits.
L’activité scientifique – la sociologie et l’anthropologie ne diffèrent guère de la physique et de la biologie à cet égard – procède de temporalités multiples et séquentielles. Il y a un temps de détermination d’une thématique, d’une question ou d’un problème qu’on veut explorer, et dans ce choix peuvent intervenir aussi bien la logique d’un programme annoncé que le hasard d’une rencontre ou d’une sollicitation. Il y a un temps de collection ou de production de données, souvent empiriques, mais pas seulement, pouvant provenir d’archives, de questionnaires, d’observations ou d’expérimentations. Il y a un temps d’analyse du corpus ainsi constitué, qu’il soit qualitatif ou quantitatif, en dialogue avec la littérature correspondante et en prélude à la mise en forme finale. Il y a un temps de rédaction qui, dans la démarche inductive plus que dans la démarche hypothético-déductive, s’avère essentiel au travail d’interprétation et à l’élaboration de conclusions car c’est en écrivant que les thèses se dessinent et que les arguments s’affinent.
Il y a, enfin, en général, un temps de soumission d’un article à une revue, d’un livre à un éditeur, d’une communication à un congrès et d’attente, parfois longue, d’une acceptation, qui permettra de rendre publique la recherche. Bien entendu, les étapes ne se succèdent pas nécessairement de manière aussi bien ordonnée. Les cinq temps peuvent se chevaucher, des retours en arrière, ou, à l’inverse, des courts-circuits, voire des abandons en cours de route, sont possibles. Mais, quoi qu’il en soit, on considère généralement qu’une fois le travail publié d’une manière ou d’une autre, la recherche s’achève. La suite se résume à une sorte de service après-vente, certes valorisant par les invitations reçues et les discussions organisées, mais qui relève plutôt de l’exposition aux autres des produits d’un travail scientifique mené à son terme.
Or, dès lors qu’il y a publication, il y a public, qu’il s’agisse d’un groupe limité de collègues spécialistes du domaine concerné, d’une assistance composite lors d’une conférence dans une université populaire, du lectorat d’un quotidien dans lequel est parue une tribune ou de l’audience d’une émission radiophonique au cours de laquelle un entretien a été enregistré. En somme, il y a toujours une public afterlife, c’est-à-dire une vie publique de la recherche une fois qu’elle est devenue accessible.
C’est ce dont je m’étais rendu compte après la publication de mon enquête sur les forces de l’ordre, qui avait suscité un intérêt inhabituel de la part des médias et les réactions contradictoires de deux ministres successifs de l’Intérieur, et j’avais alors compris la nécessité d’intégrer cette vie d’après dans le travail scientifique, et même dans le débat démocratique. Une nouvelle enquête pouvait commencer, nourrie des rencontres avec ce que Michael Warner qualifie de publics et contrepublics, conceptualisation qui invite à penser la pluralité des publics, dont certains sont identifiables et nombre d’autres demeurent inconnus, et à reconnaître l’existence de contrepublics, généralement constitués de catégories dominées et marginalisées qui ne se reconnaissent pas dans le discours dominant ou autorisé. S’agissant de l’ethnographie de la police, cette enquête m’avait d’ailleurs conduit à publier une postface sur ce thème à l’occasion de sa réédition.
C’est à un exercice semblable que je souhaite me livrer autour d’Une étrange défaite. Je m’y engage cependant avec hésitation car le sujet sur lequel porte mon essai est trop grave pour prendre le risque d’en détourner l’attention par des considérations sur sa seule réception. Cette préoccupation est d’ailleurs ce qui m’avait conduit, dans ce texte, à m’effacer entièrement derrière les enjeux que j’essayais d’appréhender et je ne m’exprimais pas une seule fois à la première personne du singulier, en contraste avec la manière dont Marc Bloch s’était lui-même mis en scène dans la courageuse étude qu’il a réalisée sur la déroute de l’armée française en 1940 et dont le titre a inspiré le mien pour désigner une autre débâcle, morale cette fois. Passant outre ces réserves qui m’ont longtemps retenu de partager les présentes réflexions, il me semble que la vie publique de mon livre donne à voir de manière éloquente un ensemble de phénomènes que j’y analysais. À ce titre, elle n’en est pas seulement la confirmation empirique, mais elle l’inscrit dans les replis de l’histoire.
« Une restriction sans précédent, au moins depuis le maccarthysme, de la liberté d’expression… »
Il y a nécessairement un contexte à la publication d’un texte portant sur un sujet d’actualité. En l’occurrence, ce contexte est double, à la fois historique et biographique.
D’une part, au plan international, l’incursion sanglante d’organisations palestiniennes en territoire israélien a donné lieu, notamment dans les pays occidentaux auxquels je limiterai ici mon propos, à des réactions et des interprétations qui ont circonscrit le domaine du dicible et de l’indicible, de l’autorisé et du proscrit. Les violences commises par les organisations islamistes ont été, bien sûr, condamnées, mais ces condamnations ont eu trois prolongements. Premièrement, la classe politique, presque unanime, et une partie du monde intellectuel ont proclamé un droit inconditionnel de l’État d’Israël à se défendre en exonérant le massacre de civils, considéré comme un dégât collatéral regrettable mais inévitable.
Deuxièmement, des éléments de langage ont été imposés, conduisant à parler de pogrom pour qualifier l’attaque palestinienne et de riposte pour désigner l’opération militaire israélienne, à dénoncer la caractérisation du Hamas comme mouvement de résistance contraire à son inscription dans la liste des organisations terroristes, à éviter les références aux violations du droit humanitaire, aux exactions et aux tortures infligées par l’armée israélienne et à rejeter toute lecture des événements récents à la lumière de l’histoire de la dépossession, de l’occupation et des humiliations subies par la société palestinienne.
Troisièmement, enfin, un dispositif de sanctions a été mis en œuvre à l’encontre de l’expression d’analyses ou d’opinions s’écartant du cadre prescrit, allant de l’accusation d’antisémitisme, y compris pour les demandes de cessez-le-feu, au signalement aux autorités pour apologie du terrorisme, débouchant sur des convocations pour audition et des citations à comparaître, et même à la répression brutale par les forces de l’ordre de manifestations contre la guerre, notamment sur les campus universitaires. Cette police de la pensée a eu pour conséquence une restriction sans précédent, au moins depuis les années du maccarthysme aux États-Unis, de la liberté d’expression. Elle s’est accompagnée d’un alignement de la plupart des grands médias, notamment audiovisuels, sur la ligne définie par les autorités, les conduisant, le plus souvent, à reprendre le point de vue israélien.
D’autre part, au niveau personnel, j’étais intervenu très tôt au début de la guerre à Gaza. Dans une première tribune, je m’interrogeais sur le double standard moral du président français, qui manifestait légitimement sa compassion à l’égard des victimes civiles israéliennes, mais n’avait pas un mot pour les victimes civiles palestiniennes, à un moment où l’on dénombrait pourtant déjà douze fois plus de morts d’enfants parmi les secondes que parmi les premières, et je rappelais comment l’inégalité des vies qui avait marqué les précédentes interventions militaires, avec deux cent cinquante fois plus de civils tués d’un côté que de l’autre, risquait d’atteindre un niveau plus élevé encore avec les représailles en cours, qui s’étaient accompagnées de proclamations vengeresses des plus hauts responsables politiques et militaires israéliens. Cette tribune, qui tranchait déjà sur le discours dominant, fut généralement bien accueillie par les lectrices et les lecteurs.
Un second texte, publié trois semaines après le 7 octobre, déclencha, en revanche, plusieurs réponses publiques d’une grande violence, mais suscita aussi de nombreuses expressions privées de soutien. Dans le prolongement de la lettre d’une organisation juive étatsunienne, d’une pétition signée par huit cents universitaires du monde entier et de la déclaration de neuf rapporteurs spéciaux des Nations unies alertant sur le risque d’un génocide à Gaza, j’en évoquais le spectre, ce mot signifiant à la fois la perspective menaçante d’un tel crime et la manière dont sa réalisation hanterait celles et ceux qui l’auraient laissé s’accomplir, voire l’auraient encouragé. Anticipant l’appel de Michael Burawoy en faveur d’une histoire comparée, je dressais un parallèle avec un fait auquel je m’étais intéressé durant la dizaine d’années de recherche passée en Afrique australe, y compris en Namibie : le génocide des Hereros au début du XXe siècle.
Me semblait, en effet, remarquable la structure des deux séries d’événements tragiques. L’Allemagne, qui, à la conférence de Berlin de 1884, avait reçu des autres puissances européennes le droit de coloniser le sud-ouest africain, y établit un comptoir, puis, malgré un traité de paix avec les Hereros en 1894, y développa une colonisation agressive, spoliant ces derniers de leurs meilleures terres, les exploitant après les avoir réduits à un état de servitude et planifiant même de les confiner dans des réserves.
En 1904, une attaque surprise des Hereros se solda par la mort de plus d’une centaine de colons. En réaction, l’Allemagne envoya des troupes sous le commandement du général von Trotha, qui déclara, à son arrivée en terre africaine, que la nation Herero tout entière devait être annihilée, à moins qu’on ne parvienne à l’expulser du pays. En fait, les deux stratégies furent employées : les hommes furent abattus tandis que les femmes et les enfants étaient repoussés et assiégés dans le désert, dont les puits avaient été rendus inutilisables, entraînant une hécatombe. Les survivants de ces massacres furent enfermés dans des camps, où beaucoup moururent de maladie, de malnutrition et de violences subies. Il fallut quatre-vingts ans pour que le génocide soit reconnu et un siècle pour que le gouvernement allemand formule officiellement des excuses.
Même si les configurations historiques étaient différentes par bien des points, la séquence présentait des similitudes avec ce qu’il s’était joué au cours du siècle écoulé en Palestine : la déclaration Balfour, par la puissance coloniale britannique, appelant, dès 1917, à la création d’un foyer juif en Palestine ; l’expulsion des Palestiniens en 1948, au moment de la Nakba ; l’occupation de leur territoire après la guerre de 1967 et, depuis lors, sa colonisation violente et son morcellement continu ; la révolte marquée par l’attaque du 7 octobre, causant la mort de près de huit cents civils ; enfin, la guerre à Gaza dont le président israélien indiquait qu’elle était dirigée contre la nation tout entière, le Premier ministre se référant à l’ennemi biblique, dont hommes, femmes et enfants devaient être éliminés, et un major général affirmant que le choix laissé aux habitants était de rester et mourir d’inanition ou bien partir. Comme d’autres avant moi, je disais qu’il fallait par conséquent tout faire pour éviter que soit commis le génocide annoncé.
Le texte donna lieu, de la part de chercheuses et chercheurs, à des réactions violentes, dont certaines, selon un avocat consulté, relevaient de la diffamation, à commencer par l’accusation de fantasmer la destruction des Juifs. Une pétition signée par plus d’une centaine d’universitaires du monde entier, y compris d’Israël, répondit à ces attaques. La controverse fit l’ouverture du journal d’information sur une radio nationale. Comme l’observera, quelque temps après, un politiste, si mon texte avait été publié trois mois plus tard, après la décision de la Cour internationale de justice, il serait, en fait, passé inaperçu. J’appris d’ailleurs qu’un spécialiste israélien de la Shoah avait, douze ans auparavant, publié une tribune dans laquelle il recourait déjà à un parallèle entre le traitement des Palestiniens par les Israéliens et le traitement des Hereros par les Allemands pour alerter, de manière prémonitoire, sur le risque que le peuple écrasé ne finisse par se rebeller.
Si je suis ainsi revenu sur ce double contexte, et notamment sur la polémique autour de mon second texte, chose que j’avais résolu de ne pas faire dans mon livre, c’est qu’il permet de faire sens de la réception d’Une étrange défaite. Les réactions, positives ou négatives, étaient surdéterminées par cette première exposition publique.
« Il fallait respecter une charte précisant la manière de parler du conflit… »
Après un entretien pour un média national, un journaliste auquel j’exprimais mon étonnement de la teneur nettement critique, voire déstabilisante, des questions qu’il m’avait posées dans la mesure où, hors micro, il m’avait dit combien il avait apprécié mon livre et le tenait pour important, m’expliqua qu’il l’avait fait par anticipation des remarques négatives que sa rédaction aurait, sinon, pu faire sur son travail en le considérant comme de parti pris.
Ce double positionnement – soutien affirmé dans l’échange privé, prise de distance dans l’espace public – et la justification qui en m’en était donnée révèlent la double contrainte à laquelle font face nombre de journalistes lorsqu’il s’agit de traiter de la guerre à Gaza puisque, d’un côté, il leur faut respecter la déontologie de leur profession, et donc leur conviction de ce qui est juste et fondé, et, de l’autre, il leur faut tenir compte de la police du langage dont certains de leurs collègues surveillent l’application et dont leur hiérarchie doit se porter garante. À plusieurs reprises, je fis le même constat : alors que mon interlocuteur m’avait assuré avec chaleur qu’il avait à cœur de faire connaître le livre à son public, lorsque l’entretien paraissait, il était accompagné d’un chapô parfaitement neutre.
De même que celles et ceux qui présentent les journaux d’information doivent, chaque fois que le sujet est abordé, rappeler que l’opération militaire israélienne a été déclenchée par l’attaque du 7 octobre, sans jamais évoquer les trois-quarts de siècle d’histoire de l’oppression palestinienne qui l’ont précédée par peur de paraître la justifier, de même celles et ceux qui ont obtenu de leur rédaction, parfois de haute lutte, de pouvoir m’interroger sur mon livre m’ont dit devoir se soumettre à des règles dans les questions qu’ils posent et s’attendre à de nombreuses révisions une fois que leur papier serait prêt à être publié.
Il leur fallait respecter ce que certains m’ont présenté comme une charte précisant la manière de parler du conflit et, bien au-delà, prévenir toute critique qui pourrait être exprimée par des lecteurs ou des auditeurs et relayée auprès d’organisations communautaires juives, donnant possiblement lieu, de la part de responsables politiques, à des accusations d’antisémitisme. « Vous avez bien décrit dans votre ouvrage la façon dont les choses fonctionnent », m’a dit l’un de ces journalistes après la publication d’un entretien qui avait été retardé de plusieurs jours en raison de multiples corrections qu’on avait exigées de lui.
On sait qu’au New York Times, les consignes données par la rédaction précisaient qu’il ne fallait pas parler de massacres ou de tueries à propos de la guerre à Gaza, alors que ces mots étaient largement utilisés pour l’attaque du 7 octobre, et qu’on ne devait pas faire référence aux territoires occupés et aux camps de réfugiés, expression à laquelle on devait préférer quartier, mot plus anodin.
À la suite de la parution de mon livre, il m’a été possible d’identifier, dans les médias, quatre manières de faire. J’ai préféré leur donner, ici, une forme générique afin d’éviter une présentation anecdotique de cas spécifiques et afin de préserver l’anonymat de mes interlocuteurs. J’ajoute que cette typologie concerne les médias dans leur ensemble, mais que, dans chacun d’eux, des différences entre journalistes m’étaient rapportées.
La première réaction a été le silence. Alors que chacun de mes ouvrages précédents m’avait permis d’être invité par les chaînes et les stations de l’audiovisuel public, aucune d’elles ne s’est manifestée cette fois, et ce n’est que grâce à la persévérance de deux journalistes qu’une portion congrue m’a été tardivement accordée sous la forme d’entretiens écrits publiés sur leur site respectif. N’ayant pas reçu d’invitations, au moins ai-je évité la situation humiliante de collègues sollicités pour participer à une émission puis récusés à la dernière minute, mésaventure dont un intellectuel célèbre me confiait avoir fait les frais à quatre reprises.
La deuxième réponse a été la confrontation. Probablement pour rendre ma parole acceptable, on m’a mis en présence d’une ou un adversaire qui s’est employé, pendant tout l’entretien, à caricaturer ou travestir mes arguments pour, finalement, justifier l’opération militaire au nom de la menace existentielle pesant sur la société israélienne et contester la réalité du soutien apporté par la plupart des pays occidentaux au gouvernement israélien.
La troisième pratique a été la disqualification. Dans la mesure où mon travail reposait fondamentalement sur la collection de faits permettant de comprendre le traitement de la guerre à Gaza par les gouvernements, les élites et les médias, il s’est agi, pour mes procureurs, de mettre en cause la validité de ces faits, quand bien même chacun d’eux était documenté dans une note renvoyant à des sources peu discutables. Stratégie efficace car, bien qu’il eût suffi aux lecteurs de ces libelles de prendre connaissance des références dans l’ouvrage, l’éreintement les en décourageait probablement, et ce d’autant qu’un droit de réponse, qui aurait permis de rétablir la vérité, m’était refusé.
La quatrième attitude, enfin, a été le soutien. Comme on pouvait probablement s’y attendre, il s’est manifesté dans plusieurs médias positionnés à gauche de l’échiquier politique ou s’adressant plus spécifiquement à des minorités religieuses ou ethnoraciales. Dans les deux cas, les journalistes concernés avaient, depuis le début de la guerre à Gaza, tenu à se soustraire aux pressions des pouvoirs et, notamment, à faire entendre la voix des Palestiniens, rarement présente dans les autres organes de presse. Ainsi, au gré des jugements médiatiques, je me suis senti alternativement persona non grata, témoin gênant, ennemi public et compagnon de route – une expérience que je n’avais jamais eue auparavant.
Une véritable sociologie de l’espace public tel qu’il s’est structuré autour du livre dépasse le cadre de cette réflexion car elle nécessiterait une investigation rigoureuse auprès d’un plus grand nombre de journalistes que je n’ai pu en rencontrer. Mais il est au moins possible de dégager quelques lignes d’analyse.
Premièrement, tout ce qui concerne Israël et la Palestine fait l’objet d’un traitement différent de tous les autres sujets, échappant aux règles usuelles du métier, à savoir indépendance des journalistes, impartialité des rédactions, pluralisme des points de vue, évitement de la censure et de l’autocensure. Les journalistes m’expliquaient comment leurs articles étaient relus et corrigés bien plus de fois et par un plus grand nombre de personnes que ce n’était le cas pour toute autre actualité ; comment des normes d’écriture étaient définies avec un lexique imposé et des thèmes écartés ; comment les conférences de rédaction débattaient de qui pouvait être invité ou devait être évité ; comment un intervenant d’un débat exigeait l’évincement d’un autre jugé trop favorable aux droits des Palestiniens ; comment la crainte de se voir accusé d’antisémitisme pour avoir laissé s’exprimer une critique de la politique d’Israël déterminait les choix éditoriaux.
Deuxièmement, une simplification de l’espace public a rapidement prévalu, opposant deux camps nettement et fallacieusement définis, les propalestiniens et les pro-israéliens, et conduisant notamment à ranger parmi les premiers celles et ceux qui demandaient un cessez-le-feu et un règlement pacifique du conflit. Ainsi était récusée la position consistant à défendre non pas une politique mais le droit international et les droits humains et à dénoncer les violations de l’un et des autres.
De même, l’assimilation de l’antisionisme à un refus de l’existence de l’État d’Israël éludait le fait que, pour la grande majorité de celles et ceux qui s’en réclament, l’objectif est de contester le sionisme tel qu’il se réalise concrètement en vue d’une souveraineté sur le territoire de la Palestine de la mer au Jourdain, comme stipulé en 1977 dans la plateforme du Likoud au pouvoir aujourd’hui, et en refus de la possibilité d’un État palestinien, conformément aux résolutions des Nations unies depuis 1967. En dénaturant ainsi l’antisionisme, il s’agit, d’une part, de discréditer la critique de la politique israélienne en l’assimilant à une forme déguisée d’antisémitisme et, d’autre part, d’occulter la dérive suprémaciste, irrespectueuse de la légalité internationale, des dirigeants israéliens.
Troisièmement, enfin, des formes de résistance à cette évolution se sont développées dans les médias. S’il n’y a pas eu en France, comme ce fut le cas dans le monde anglo-saxon, de pétitions de journalistes protestant contre les biais de l’information sur les événements du Moyen-Orient, ce qui confirme, d’ailleurs, l’actuel climat d’inquiétude et de défiance dans les rédactions françaises, des tactiques ont été déployées par certaines et certains afin de faire entendre des voix ou de publier des textes échappant au discours dominant et aux instructions officielles. Un journaliste d’un important organe de presse s’est efforcé, pendant trois mois, de faire passer un entretien dont il m’annonçait, chaque semaine, la parution prochaine jusqu’à ce qu’un véto lui soit finalement opposé en raison de ma réponse à une question jugée dérangeante, mais il est parvenu à négocier, à la place, un compte-rendu, dans lequel il a pu insérer quelques citations acceptables.
La vie publique d’Une étrange défaite a ainsi été, pour moi, une expérience nouvelle, parfois frustrante, souvent enrichissante. Au-delà des embarras médiatiques, de nombreuses invitations sont venues des mondes universitaire et associatif français et étrangers, suggérant l’existence d’espaces où, malgré les contraintes et les prohibitions, l’exercice de la liberté d’expression pouvait mieux s’affranchir des pressions extérieures. Par ailleurs, six traductions du livre ont déjà été faites ou sont en train de se faire, rappelant la nécessité, ressentie ailleurs aussi, de penser en dehors de la doxa des autorités, comme le font nombre d’autrices et d’auteurs, et notamment des Palestiniennes et des Palestiniens.
« Au nom de quoi empêcherait-on de faire entendre une pensée critique dès lors qu’il s’agit de la Palestine ? »
Dans son dernier article, qui paraîtra à titre posthume, Michael Burawoy posait la question suivante à d’éventuels détracteurs se réclamant d’une illusoire neutralité : pourquoi ne devrions-nous pas écrire sur la Palestine ? Il invoquait, en réponse, les valeurs sur lesquelles reposent les sciences sociales, la responsabilité des universitaires dont les gouvernements ont soutenu la guerre et, finalement, l’urgence de défendre la liberté académique menacée.
On peut prolonger cette interrogation par une autre, implicitement contenue dans son appel à une sociologie publique : au nom de quoi empêcherait-on de faire entendre une pensée critique dès lors qu’il s’agit de la Palestine ? Au moment où un peuple se voit privé de ses droits, de son territoire, de ses habitations, de ses écoles, de ses hôpitaux, de ses monuments, de son passé et de son futur, il faut assurément se demander, en prenant la mesure de l’implication des pays occidentaux dans cette tragédie : au nom de quoi ?
NDLR : Didier Fassin a récemment publié Une étrange défaite. Sur le consentement à l’écrasement de Gaza aux éditions La Découverte, dans la collection « Petits cahiers libres ».