Politique

Libéralisme autoritaire ou illibéralisme ? Un angle mort du débat

Philosophe

Peut-on parler de « libéralisme autoritaire » pour décrire les régimes qui, de Trump à Orbán, mêlent libéralisme économique et autoritarisme politique ? Saisi à travers l’histoire du libéralisme et du droit social allemands, le terme dépasse la notion d’illibéralisme : il désigne un rejet de l’État de droit social et invite à repenser la relation entre libéralisme et démocratie économique. Un outil dont on aurait tort de se priver pour renouveler la gauche, penser l’Europe et le constitutionnalisme.

Un débat s’est ouvert récemment pour savoir s’il est pertinent de recourir à l’expression de « libéralisme autoritaire » pour décrire les régimes politiques, nombreux aujourd’hui, qui combinent libéralisme économique et politique autoritaire, ou s’il ne faut pas plutôt lui préférer le terme d’« illibéralisme ». Réagissant à l’usage que font Wolfgang Streeck, Grégoire Chamayou, et d’autres, du syntagme libéralisme autoritaire, Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère estiment que ce dernier brouille la compréhension de la crise de la démocratie libérale telle que les figures d’Orbán et de Trump l’illustrent aujourd’hui[1].

Pour Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère, la formule de libéralisme autoritaire est quasiment une contradiction dans les termes. Elle n’a pas plus de cohérence que celle de « démocratie illibérale » revendiquée par Viktor Orbán. Puisque le libéralisme s’est toujours défini contre l’abus d’autorité, parler de libéralisme autoritaire serait un peu comme de parler d’un rond carré[2]. Au manque de clarté de l’expression, s’ajouterait une erreur de stratégie de ceux qui l’emploient : qualifier Trump et Orbán de « libéraux autoritaires » reviendrait à sous-estimer la profondeur de leur mépris de l’État de droit. Ce n’est pas le libéralisme qui prendrait des formes autoritaires, mais bien le capitalisme et le fondamentalisme du marché.

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J’estime pour ma part, comme Wolfgang Streeck et Grégoire Chamayou, qu’en forgeant la formule de libéralisme autoritaire, en 1933, pour décrire la surprenante adhésion au libéralisme économique de ce contempteur du libéralisme qu’est Carl Schmitt, Hermann Heller nous a fourni un outil dont nous aurions tort de nous passer[3]. Il est bien possible qu’Heller ait forgé cette expression « dans l’urgence », comme l’écrit Justine Lacroix, et qu’il ne l’emploie qu’en passant dans son article de la Neue Rundschau contre Schmitt[4]. Néanmoins, je n’en conclus pas que la notion de libéralisme autoritaire est confuse, ni qu


[1] Voir Wolfgang Streeck, « Heller, Schmitt and the Euro », European Law Journal, vol. 21, n° 3, 2015 ; Grégoire Chamayou, « 1932, Naissance du libéralisme autoritaire », in Carl Schmitt, Hermann Heller, Du libéralisme autoritaire, textes traduits et présentés par G. Chamayou, Paris, Zone, 2020 ; Renato Cristi, Carl Schmitt and Authoritarian Liberalism, Cardiff, University of Wales Press, 1998 ; Justine Lacroix, « Un libéralisme autoritaire est-il possible ? », Critique, Éditions de Minuit, 2021/6 ; Justine Lacroix, « Le libéralisme autoritaire ou l’identification des contraires », in Les valeurs de l’Europe, une question démocratique, Paris, Éditions du Collège de France, 2024, p. 35-52 ; Jean-Yves Pranchère, « Libéralisme et démocratie peuvent-ils divorcer ? », La Revue Tocqueville, vol. XLV, n° 1, 2024 ; Jean-Yves Pranchère, « Pour une liberté sociale et collective. Défendre le libéralisme sans s’y identifier », Esprit, 2021/5.

[2] «‘Libéralime autoritaire’ signifie à peu près ‘libéralisme illibéral’ » écrit Jean-Yves Pranchère. Voir « Libéralisme et démocratie peuvent-ils divorcer ? », art. cit., p. 22.

[3] Voir le discours prononcé par Schmitt en novembre 1932 devant le patronat allemand (le Langnam-Verein), intitulé « État fort et économie saine ». Hermann Heller y a répondu dans un article paru en 1933 dans Die Neue Rundschau, intitulé « Libéralisme autoritaire ? ». L’édition de Grégoire Chamayou met en regard les deux textes : Carl Schmitt, Hermann Heller, Du libéralisme autoritaire, op. cit.

[4] Justine Lacroix, Les valeurs de l’Europe, une question démocratique, op. cit., p. 37.

[5] Ibid., p. 50.

[6] Dans les années 1960, à propos de la Communauté Européenne, Schmitt affirme qu’il est d’accord avec le journaliste et doctorant de Julien Freund, Francis Rosenstiel, au livre duquel il se réfère souvent : Le principe de « supranationalité ». Essai sur les rapports de la politique et du droit, Paris, Pédone, 1962. Schmitt voit dans le blocage technocratique de

Céline Jouin

Philosophe, Maîtresse de conférences HDR à l’Université de Caen Normandie, membre de l’UR « Identité et subjectivité »

Mots-clés

Néolibéralisme

Notes

[1] Voir Wolfgang Streeck, « Heller, Schmitt and the Euro », European Law Journal, vol. 21, n° 3, 2015 ; Grégoire Chamayou, « 1932, Naissance du libéralisme autoritaire », in Carl Schmitt, Hermann Heller, Du libéralisme autoritaire, textes traduits et présentés par G. Chamayou, Paris, Zone, 2020 ; Renato Cristi, Carl Schmitt and Authoritarian Liberalism, Cardiff, University of Wales Press, 1998 ; Justine Lacroix, « Un libéralisme autoritaire est-il possible ? », Critique, Éditions de Minuit, 2021/6 ; Justine Lacroix, « Le libéralisme autoritaire ou l’identification des contraires », in Les valeurs de l’Europe, une question démocratique, Paris, Éditions du Collège de France, 2024, p. 35-52 ; Jean-Yves Pranchère, « Libéralisme et démocratie peuvent-ils divorcer ? », La Revue Tocqueville, vol. XLV, n° 1, 2024 ; Jean-Yves Pranchère, « Pour une liberté sociale et collective. Défendre le libéralisme sans s’y identifier », Esprit, 2021/5.

[2] «‘Libéralime autoritaire’ signifie à peu près ‘libéralisme illibéral’ » écrit Jean-Yves Pranchère. Voir « Libéralisme et démocratie peuvent-ils divorcer ? », art. cit., p. 22.

[3] Voir le discours prononcé par Schmitt en novembre 1932 devant le patronat allemand (le Langnam-Verein), intitulé « État fort et économie saine ». Hermann Heller y a répondu dans un article paru en 1933 dans Die Neue Rundschau, intitulé « Libéralisme autoritaire ? ». L’édition de Grégoire Chamayou met en regard les deux textes : Carl Schmitt, Hermann Heller, Du libéralisme autoritaire, op. cit.

[4] Justine Lacroix, Les valeurs de l’Europe, une question démocratique, op. cit., p. 37.

[5] Ibid., p. 50.

[6] Dans les années 1960, à propos de la Communauté Européenne, Schmitt affirme qu’il est d’accord avec le journaliste et doctorant de Julien Freund, Francis Rosenstiel, au livre duquel il se réfère souvent : Le principe de « supranationalité ». Essai sur les rapports de la politique et du droit, Paris, Pédone, 1962. Schmitt voit dans le blocage technocratique de