Libéralisme autoritaire ou illibéralisme ? Un angle mort du débat
Un débat s’est ouvert récemment pour savoir s’il est pertinent de recourir à l’expression de « libéralisme autoritaire » pour décrire les régimes politiques, nombreux aujourd’hui, qui combinent libéralisme économique et politique autoritaire, ou s’il ne faut pas plutôt lui préférer le terme d’« illibéralisme ». Réagissant à l’usage que font Wolfgang Streeck, Grégoire Chamayou, et d’autres, du syntagme libéralisme autoritaire, Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère estiment que ce dernier brouille la compréhension de la crise de la démocratie libérale telle que les figures d’Orbán et de Trump l’illustrent aujourd’hui[1].
Pour Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère, la formule de libéralisme autoritaire est quasiment une contradiction dans les termes. Elle n’a pas plus de cohérence que celle de « démocratie illibérale » revendiquée par Viktor Orbán. Puisque le libéralisme s’est toujours défini contre l’abus d’autorité, parler de libéralisme autoritaire serait un peu comme de parler d’un rond carré[2]. Au manque de clarté de l’expression, s’ajouterait une erreur de stratégie de ceux qui l’emploient : qualifier Trump et Orbán de « libéraux autoritaires » reviendrait à sous-estimer la profondeur de leur mépris de l’État de droit. Ce n’est pas le libéralisme qui prendrait des formes autoritaires, mais bien le capitalisme et le fondamentalisme du marché.

J’estime pour ma part, comme Wolfgang Streeck et Grégoire Chamayou, qu’en forgeant la formule de libéralisme autoritaire, en 1933, pour décrire la surprenante adhésion au libéralisme économique de ce contempteur du libéralisme qu’est Carl Schmitt, Hermann Heller nous a fourni un outil dont nous aurions tort de nous passer[3]. Il est bien possible qu’Heller ait forgé cette expression « dans l’urgence », comme l’écrit Justine Lacroix, et qu’il ne l’emploie qu’en passant dans son article de la Neue Rundschau contre Schmitt[4]. Néanmoins, je n’en conclus pas que la notion de libéralisme autoritaire est confuse, ni qu’elle peut seulement valoir « comme un terme polémique provisoire »[5]. Il me semble qu’elle pointe au contraire un fait essentiel et récurrent de l’histoire du libéralisme, et qu’elle ajoute quelque chose à la notion d’illibéralisme.
Comme Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère, toutefois, je m’étonne de ce que devient la controverse entre Heller et Schmitt sous la plume de certains critiques de gauche du néolibéralisme. Wolfgang Streeck et Grégoire Chamayou tirent argument de ce que les ordolibéraux Alexander Rüstow et Walter Eucken ont emprunté certaines thèses à Schmitt en 1932/1933, moment où Heller invente l’expression de libéralisme autoritaire, pour révéler le noyau autoritaire du néolibéralisme, et finalement, dans le cas de Streeck, de l’Union européenne. Le raisonnement est le suivant : les ordolibéraux ont repris des thèses de Schmitt, ce partisan notoire de l’État autoritaire ; or on sait que les ordolibéraux ont profondément influencé la construction européenne ; donc l’Union européenne a un noyau autoritaire.
En réalité, ce n’est pas parce que les ordolibéraux Rüstow et Eucken ont été réceptifs, dans les années 1930, à la critique par Schmitt du rôle joué par les groupes d’intérêts dans la décomposition de la démocratie que cela fait d’eux des schmittiens. Je rejoins Justine Lacroix sur ce point : les constructions d’une filiation entre Schmitt et l’ordolibéralisme, et d’une filiation entre Schmitt et l’Union européenne (que le juriste a vu naître et qu’il détestait[6]), me paraissent hasardeuses et sans doute fausses[7].
Je défends une troisième position dans ce débat. Ce que recouvre l’expression de libéralisme autoritaire chez Heller ne s’éclaire pleinement, à mes yeux, que si l’on prend en compte l’histoire du libéralisme allemand. Or cette histoire est laissée dans l’ombre tant par Wolfgang Streeck et Grégoire Chamayou quand ils montrent l’importance de la notion de libéralisme autoritaire que par Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère quand ils la rejettent.
Décrire un hybride
On peut admettre le caractère paradoxal voire oxymorique de la notion de libéralisme autoritaire et affirmer tout de même sa pertinence. On peut aussi voir qu’il y a une difficulté à qualifier la position de Schmitt de libérale et surmonter cette difficulté. C’est ce que font Wolfgang Streeck et Grégoire Chamayou d’une façon tout à fait convaincante selon moi[8].
Que Schmitt, dont les positions antilibérales sont bien connues, se soit rallié au libéralisme dans sa conférence de 1932 intitulée « État fort et économie saine », cela n’est pas une contradiction logique. C’est une contradiction réelle, dont l’histoire est truffée et l’histoire du libéralisme en particulier. C’est une contradiction signifiante, du genre de celles qui ont poussé les libéraux en France, en juin 1848, à écraser dans le sang le mouvement ouvrier, ou Thiers à écraser la Commune en 1871. Pourquoi la notion de libéralisme autoritaire serait-elle « provisoire » (Justine Lacroix), inapte à constituer un « type stable » (Jean-Yves Pranchère), si les contradictions du libéralisme sont récurrentes ?
Ajoutons que ce n’est assurément pas au libéralisme politique que Schmitt s’est rallié devant le Langnam-Verein en 1932, mais au libéralisme économique. Ce n’est pas la division des pouvoirs, ni le parlementarisme, ni la discussion comme principe politique que le juriste s’est mis à défendre. Le terme « libéralisme » est équivoque, or dans le syntagme « libéralisme autoritaire », c’est avant tout le libéralisme économique qui est désigné. L’expression de libéralisme autoritaire fait mouche parce qu’elle renvoie au fait que le libéralisme économique s’imbrique facilement dans un ordre politique autoritaire, comme on peut le constater aujourd’hui en Chine ou en Hongrie, ou encore parfois dans l’Union européenne, comme en 2015 lorsque la Troïka, qui ne figure pas dans les traités, a imposé une violente cure d’austérité à la Grèce.
L’expression de libéralisme autoritaire n’est donc pas une contradiction dans les termes. Elle désigne un hybride. Comme les expressions de « pratique théorique » ou de « socialisme libéral », et non comme celle de « carré rond », elle désigne une combinaison d’éléments qui sont contraires en apparence. Elle prend à rebrousse-poil la croyance que le capitalisme favorise la démocratie ou qu’il a absolument besoin d’elle. Actuellement se pose d’ailleurs la question du rapport entre ces régimes illibéraux et un autre hybride – le fascisme – auquel l’appellation de national-capitalisme convient assez bien.
Il n’est donc pas étonnant que la formule soit en train d’entrer dans le sens commun : elle contient un effet (comme « soleil noir »), tout en étant pertinente du point de vue analytique. Actuellement, elle met en lumière une conjoncture dans laquelle le capitalisme ne parvient plus à se reproduire sans l’extractivisme et sans ce que David Harvey appelle « l’accumulation par dépossession ». D’où le recours à l’autoritarisme pour s’imposer. Elle pointe un phénomène double : l’économie se sert des méthodes autoritaires de la contrainte étatique pour affermir son pouvoir ; l’État se sert des méthodes managériales et « privées » de l’économie pour gérer les biens communs et briser l’action collective.
Mais pourquoi, dans ce cas, ne pas préférer l’expression de « capitalisme autoritaire », comme Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère sont à deux doigts de nous le proposer[9]? La politiste et le philosophe nous rappellent qu’il y a eu plusieurs variantes du libéralisme. Ils admettent qu’historiquement, les libéraux se sont souvent méfiés de la démocratie sociale et politique. Mais ils soulignent que cette méfiance s’est toujours exprimée au nom de l’État de droit et de la défense des libertés individuelles, et toujours dans le refus du pouvoir autoritaire.
En fait, c’est le libéralisme en tant que théorie qui s’est toujours défini contre l’autoritarisme. On peut se demander si, en affirmant qu’il faut distinguer libéralisme et capitalisme, libéralisme politique et libéralisme économique, Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère ne réduisent pas le libéralisme politique à une théorie pure, univoque et non contradictoire. Et s’ils ne sont pas en train de passer à côté de la façon dont fonctionne l’idéologie libérale quand ils en rappellent la grande tradition (Constant, Tocqueville, John Stuart Mill, etc.).
L’un des principaux rouages de cette idéologie consiste en effet à instrumentaliser le discours sur les libertés individuelles pour renforcer les classes dominantes, les oligarchies et les monopoles. Il est permis de se demander si le « ou bien… ou bien… » invoqué pour refuser la notion de libéralisme autoritaire – ou bien le libéralisme, ou bien l’illibéralisme – ne suppose pas qu’au préalable on ait rendu indûment univoque la notion de libéralisme.
Sans doute ne faut-il pas confondre libéralisme et capitalisme, libéralisme politique et libéralisme économique. Mais en faisant du libéralisme politique le noyau du libéralisme, et en réduisant celui-ci à sa face savante, logique et doctrinaire (aux théories de Constant, Tocqueville, John Stuart Mill, etc.), n’est-ce pas le ressort même de l’idéologie libérale qu’on occulte ? La redoutable efficacité du néolibéralisme aujourd’hui repose sur sa capacité à faire croire que le grand mouvement de l’individualisme économique et de la sanctuarisation de la propriété privée est au service de la liberté tout court. Et c’est bien ce que faisaient les arrêts Laval et Viking prononcés par la Cour de Justice de la Communauté Européenne en 2007, ou la Troïka lors de la crise grecque en 2015. La pensée néolibérale fait tourner à plein régime l’ambiguïté de la notion de libéralisme.
L’oubli du libéralisme allemand
Cependant, si l’on en reste là, un élément reste dans l’ombre. Sous la plume de Heller, le vocable de « libéralisme autoritaire », qui lui sert à décrire la « singulière hybridation »[10] entre l’État autoritaire et le libéralisme économique, se justifie aussi d’une autre manière.
L’un des enjeux majeurs du discours prononcé par Schmitt devant le Langnam-Verein en 1932 et de l’article dans lequel Heller lui répond en 1933 est le projet de « démocratie économique » inscrit au § 165 de la Constitution de Weimar, promu par les juristes sociaux-démocrates tels que Hugo Sinzheimer, Ernst Fraenkel, Franz Neumann, et par Hermann Heller lui-même[11].
En 1932/1933, les ordolibéraux et Schmitt combattent conjointement ce projet. Ils combattent le droit du travail et le droit social allemand dans sa forme non keynésienne : le droit social centré sur les droits collectifs, et qu’il fait naître la norme « par en bas », de la négociation, de la codétermination et de la cogestion. Or non seulement les ordolibéraux et Schmitt s’attaquent à une même cible, mais ils recourent à une même stratégie. Celle-ci diffère de celle qu’ils emploient contre les marxistes, qui est l’attaque directe. Contre les communistes, l’attaque est facile en un sens : il suffit de dire qu’ils veulent la « dictature », la « guerre civile » et l’« expropriation » pour effrayer le bourgeois. Tandis qu’avec les promoteurs du droit social, ces juristes réformistes attachés à l’État de droit, les choses sont autrement compliquées. Et c’est en brouillant leur message, voire en les invisibilisant, que Schmitt et les ordolibéraux procèdent.
On le voit dans la conférence que Schmitt prononce en novembre 1932 devant le patronat allemand. Comme Walter Eucken et Franz Böhm au même moment[12], ce que Schmitt veut absolument faire oublier – et force est de constater qu’il y est parvenu –, c’est qu’en dépit de son paradigme communautaire, le droit social allemand a été forgé par des théoriciens qui se veulent les rénovateurs du libéralisme. C’est là une spécificité fondamentale de l’histoire allemande, souvent oubliée, notamment dans le débat récent sur le libéralisme autoritaire.
Le « modèle rhénan » du droit social a été inventé, à la fin du XIXe siècle, à partir de la critique réformiste du droit civil, par les socialistes de la chaire et les héritiers des libéraux du Vormärz (et non par les marxistes ou les hégéliens, comme le rappelle l’historien du droit Franz Wieacker[13]). Autre spécificité allemande : à la différence d’un Guizot ou d’un Benjamin Constant en France, les libéraux allemands du XIXe siècle étaient organicistes et non individualistes[14]. C’est ce qui a donné ses traits communautaires et pluralistes au droit social allemand. C’est ce qui fait que l’autonomie collective y joue un si grand rôle.
Après les socialistes de la chaire (Gustav von Schmoller, Otto von Gierke, Lujo Brentano, Adolf Wagner), Hugo Sinzheimer, Ernst Fraenkel, Otto Kahn-Freund, Franz Neumann et Hermann Heller ont été la seconde génération à théoriser et promouvoir le droit social[15]. Ils ont tiré le droit social vers la gauche et vers la République, à la faveur d’un tournant du SPD et des syndicats, qui s’étaient convertis au parlementarisme et au constitutionnalisme. Ce tournant a fragilisé le SPD car les communistes l’ont vu comme une trahison au profit de la bourgeoisie. Cette seconde génération a ainsi dû se défendre sur deux fronts : vis-à-vis des conservateurs et vis-à-vis des communistes qui les accusaient de « révisionnisme ».
Franz Neumann nous le rappelle quand il écrit, en 1934, à l’époque où il se réclame encore de Heller : « En se réclamant de la tradition sociale-libérale du milieu du XIXe siècle (Robert von Mohl), la doctrine constitutionnelle socialiste de Weimar a voulu réaliser l’idée de ‘l’État de droit social’ dans laquelle se combinent à la fois l’héritage libéral de 1789 et l’idée de l’émancipation de la classe ouvrière (…). Cette idée a échoué sous la République de Weimar, après avoir été critiquée du côté socialiste par Kirchheimer et du côté bourgeois par Schmitt[16].» Karl Polanyi complète ce propos : ce qui représentait une « menace mortelle » pour le camp conservateur dans les années 1920, explique-t-il, c’était moins le bolchevisme que la possibilité que la classe ouvrière, ses syndicats (hostiles au communisme) et ses partis (sociaux-démocrates), puissent ne pas respecter les lois du marché tout en respectant le parlementarisme et l’État de droit[17].
En somme, ce que Schmitt et les ordolibéraux veulent faire oublier, au début des années 1930, c’est qu’à travers le droit du travail, l’État social est en train de se construire sous leurs yeux comme un complément de l’État de droit. C’est cette complémentarité qui est leur cauchemar. Ils veulent faire croire que le droit social est illibéral, ce qui suppose de faire oublier son histoire.
D’où le thème, omniprésent dans la controverse entre Schmitt et Heller, de l’auto-administration (Selbstverwaltung) des groupes : la pierre d’achoppement de leur querelle est la question du sens des libertés collectives. Dans « Libéralisme autoritaire ? », Heller dresse un parallèle entre la « démocratie sociale », qu’il défend, avec ses collègues, « depuis 1918 », et la « démocratie libérale » que défendaient les partisans du Vormärz au XIXe siècle[18]. Pour lui, l’une prolonge l’autre. Historiquement, à ses yeux, la démocratie sociale dans la forme qu’elle prend en Allemagne et la démocratie libérale ont la même fonction, celle de défendre la liberté. Schmitt au contraire veut faire croire que la propriété « socialement liée » des socialistes de la chaire marque un « retour au Moyen Âge », comme il l’écrit dans un autre texte paru en 1932[19]. Il veut faire croire que les libertés collectives sont du corporatisme et les statuts du droit social des privilèges. Dans la même veine, dans leur manifeste paru en 1936, les ordolibéraux attaquent « Schmoller et ses amis » au motif que ces derniers prôneraient une sorte de darwinisme social rétrograde laissant les groupes faire la loi[20].
De tout cela, il ressort que, pour Heller, le libéralisme autoritaire n’est pas l’illibéralisme en général. C’est une forme particulière du libéralisme, qui ne pouvait exister au siècle de Tocqueville et de Mill car c’est un libéralisme qui réagit à l’invention du droit social – qui en refuse la paternité –, et qui est rejoint à l’occasion par toutes sortes de conservateurs.
Le libéralisme autoritaire est donc le fruit d’une stratégie déterminée du libéralisme, qui se déploie dans une conjoncture déterminée. L’ironie de l’histoire est que le nom de néolibéralisme lui soit resté attaché, car cette stratégie est avant tout réactive : elle instrumentalise les droits-libertés individuels contre la réforme sociale. Ce libéralisme oppose à tort les libertés individuelles aux libertés collectives. Il réduit les premières aux seules libertés du marché, s’offrant ainsi aux captations autoritaires. C’est ce que font les ordolibéraux, à l’époque déjà. C’est la contorsion surprenante qu’on voit faire Schmitt dans Légalité et légitimité (1932), texte dans lequel le juriste conservateur se convertit en parole à la défense des libertés de l’individu.
Que l’enjeu soit la rupture introduite par le droit social sur le terrain même du libéralisme, c’est ce que Franz Neumann explique au début des années 1930 : si l’on veut maintenir l’héritage du libéralisme politique, note-t-il, il faut le compléter par le droit social, car la liberté de contrat et la libre propriété s’avèrent mystificatrices au moment où l’économie est devenue la « sphère de l’autoritarisme » (Kommandogewalt)[21]. La « démocratie économique » est donc le visage que doit prendre le libéralisme lui-même[22].
Les ordolibéraux ont réagi à ce projet en le déviant, et en tentant de monopoliser le discours de la liberté, alors même que le droit social allemand avait été inventé au nom de la liberté et de la forme qu’elle est obligée de prendre dans les conditions du capitalisme avancé, et non au nom de la solidarité comme en France[23].
C’est pourquoi on peut considérer que dans toutes les références aux grands représentants du libéralisme qu’évoquent Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère pour récuser la pertinence de la notion de « libéralisme autoritaire », il manque la référence aux libéraux allemands. Elle seule fait comprendre que l’expression de libéralisme autoritaire a un sens plus spécifique que la notion d’illibéralisme. Cette dernière désigne le moment (récurrent malheureusement) où une branche du libéralisme refuse la transformation du libéralisme et où elle est rejointe par toutes sortes de conservateurs intéressés.
Heller et Schmitt : l’asymétrie des discours
Relisons la querelle entre Heller et Schmitt de 1932/1933 en nous focalisant sur le contexte allemand. Tout socialiste qu’il soit, Heller est aussi le représentant d’une pensée libérale et constitutionnelle qui a ses racines dans l’Allemagne des années 1840. Le droit social allemand est issu d’une ligne libérale-sociale que les juristes sociaux-démocrates du moment weimarien ont épousée tout en refusant l’anti-marxisme (alors que les marxistes, eux, les ont combattus).
Pour Heller, en 1933, le libéralisme autoritaire, c’est un libéralisme qui s’arc-boute sur la défense des libertés individuelles au moment où beaucoup ont compris que les libertés collectives étaient en fait le seul moyen de défendre la liberté du plus grand nombre, et que rejoint une frange des conservateurs. Schmitt sait bien que la libre concurrence a été remplacée par des coalitions impériales, par des trusts et des monopoles qui sont devenus de nouveaux acteurs de la politique. Il est d’accord sur ce point avec son ami J. Popitz, et avec le socialiste R. Hilferding : la séparation entre l’économie « privée » et la politique est devenue une fiction. Il reconnaît l’existence d’un secteur « mixte » entre économie libre et État, constitué de grands groupes économiques qui usurpent les fonctions politiques. Mais il refuse l’antidote que proposent Heller et ses collègues pour résoudre ce problème, qui est la démocratie économique.
Or, Schmitt combat leur projet non pas en opposant des arguments aux arguments, mais en faisant sortir du cadre, par petites touches, leur théorie. Il est frappant que dans ses textes et conférences de 1932, Schmitt mette en place une grille de lecture erronée – un « mauvais cadrage », ou misframing, pour reprendre le terme de Nancy Fraser[24]. Son art d’écrire consiste à poser la « guerre civile européenne » entre révolution conservatrice et marxisme comme le seul cadre politique signifiant, en expulsant du débat politique la théorie de la démocratie économique de Sinzheimer, de Fraenkel et de Heller.
Alors qu’Heller livre, dans « Libéralisme autoritaire ? », une analyse du rapport entre l’État et le capitalisme qui permet de comprendre la position de Schmitt (son étrange ralliement au libéralisme économique), l’inverse n’est pas vrai. Rien dans la conférence de Schmitt ne permet de comprendre la position de Heller, dont elle donne, de bout en bout, une image brouillée.
Heller explique la position de Schmitt par l’argument suivant[25]. À la fin du XIXe siècle, le conservatisme prussien avait assez de force politique pour que l’État se soumette le capitalisme libéral et bourgeois, qu’il rejetait. Mais au XXe siècle, les choses se sont inversées : le capitalisme bourgeois a eu plus de force que l’État et il s’est inféodé les forces politiques du conservatisme classique (les grands patrons et les magnats de la presse sont devenus des chefs de parti, etc.). C’est la raison pour laquelle Schmitt a sacrifié sa théorie antilibérale : l’ordre établi valait bien une messe.
Schmitt, à l’inverse, ne nous dit rien de substantiel sur ce que préconisent Heller et ses collègues. Il les vise précisément, mais indirectement. Heller le voit bien : il évoque son « art extraordinaire d’inventer des mots »[26]. Schmitt vise « la démocratie sociale »[27], mais en la nommant autrement. Il lui donne le nom « alambiqué »[28] d’« État total quantitatif »[29]. « Un État total purement quantitatif qui ne peut plus rien distinguer, ni l’économie par rapport à l’État, ni l’État par rapport à la culture, ni l’État par rapport au reste des sphères de l’existence humaine et sociale » : voilà ce qu’elle serait[30]. Il noie le poisson, centrant son analyse sur la critique du parlementarisme et des partis et n’attaquant le droit social qu’en passant, en même temps qu’une foule d’autres choses. Il n’attaque jamais nommément les syndicats, ou seulement sous la catégorie très large de « pluralisme ». Et la seule fois où il mentionne la notion de « démocratie économique », il en donne une très mauvaise définition[31].
C’est sous le signe de la confusion que Schmitt place sans cesse la théorie de la démocratie économique des juristes sociaux-démocrates : il fustige « la confusion entre l’État et l’économie et la confusion entre l’État et d’autres sphères non étatiques »[32] ; « ce curieux fouillis d’État et de parti »[33] ; un État qui est tombé dans « d’obscure confusion avec des formes du droit privé »[34] ; il affirme qu’il « règne une assez grande confusion »[35], car « l’État se présente comme un sujet économique sous tous les costumes imaginables : de droit public et de droit privé, en tant qu’État, en tant que fisc, Altesse souveraine, SARL et actionnaire. Il s’est tellement déguisé et dissimulé qu’on se trouve dans la nécessité immédiate de le ramener une bonne fois à des formes juridiques et à des méthodes simples, robustes et non équivoques[36] ».
En fait les théories de la démocratie économique ne confondent pas droit privé et droit public, elles politisent le droit privé. Mais ce n’est pas en lisant Schmitt qu’on l’apprend.
Le succès de Schmitt
Dans le débat actuel, les critiques de gauche du néolibéralisme prennent parti pour Heller, mais elles succombent souvent à la stratégie de Schmitt. Elles peinent à donner des contours clairs à la forme de droit social que Heller défend et à l’extraire de l’embrouillamini créé par Schmitt.
À cause du discrédit dans lequel est tombée l’idée de Gemeinschaft depuis le nazisme, les fondements théoriques du modèle allemand du droit social sont largement tombés dans l’oubli, même en Allemagne. Ces fondements ont été posés au XIXe siècle par la Genossenschaftsbewegung, par les libéraux des années 1840, les germanistes de l’École historique du droit et les socialistes de la chaire. Outre-Rhin, les juristes sont les gardiens de cet héritage, mais les philosophes et les sociologues l’ont pour la plupart oublié[37].
L’École de Francfort, notamment, a coupé le droit social de ses racines allemandes après 1945. Elle en a reconstruit les fondements théoriques à sa manière, en repartant de Hegel et de Marx, ou alors de Durkheim, alors que, redisons-le, ni les hégéliens ni les marxistes ne sont pour rien dans sa genèse, comme le souligne Franz Wieacker[38], et que si Durkheim a été influencé par la théorie juridique allemande, l’inverse n’est pas vrai[39]. Il semble que le juriste de l’École de Francfort Franz Neumann ait joué un rôle important dans cet état de fait. Neumann s’est brusquement retourné contre le modèle pluraliste et communautaire du droit social allemand en 1937. Il l’a accusé d’avoir fait le lit du nazisme dans son livre Béhémoth (1942)[40].
Dans « Heller, Schmitt and the Euro », Wolfgang Streeck explique, en se référant fréquemment au Béhémoth de Neumann, qu’après la fin du « laissez-faire », le capitalisme libéral a été remplacé par trois systèmes – le fascisme, le communisme et la démocratie du New Deal – qui, selon lui, « ressemblent à l’État total de Schmitt »[41]. Il insiste sur le fait que la démocratie du New Deal est « interventionniste », « bureaucratisée » et « étatisée »[42]. Il ne mentionne nulle part le modèle rhénan, pluraliste et en somme « économique », du droit social.
Pour Streeck, dans le syntagme « libéralisme autoritaire », le terme « libéral » renvoie à l’État minimal, non interventionniste que critique Heller, il ne revêt jamais un sens positif dont Heller pourrait se réclamer (l’État de droit)[43]. Quant au terme « autoritaire », Streeck affirme qu’il est à prendre « dans le sens de Schmitt et de Heller »[44], comme si ce sens était le même chez les deux auteurs. Ici c’est la dissymétrie entre les deux discours qui passe à l’as, et la recommandation de Heller qu’il faut décrypter Schmitt, sans le prendre au mot. C’est l’enchevêtrement si particulier de droit social et de libéralisme propre au modèle rhénan, que Schmitt et les ordolibéraux voulaient faire oublier.
Dans sa préface aux deux textes de Schmitt et de Heller qu’il a le grand mérite d’éditer, Grégoire Chamayou, s’intéresse lui aussi beaucoup plus à Schmitt qu’à Heller. Ce qui l’intéresse chez Heller, c’est la façon dont il critique Schmitt. Ce qu’Heller propose de positif ne le retient pas.
Chamayou affirme qu’à travers « l’État-providence démocratique », c’est l’ « identité entre société et État » et « le concept de souveraineté populaire hérité de Rousseau et de la Révolution française » que Schmitt attaque[45]. En réalité, le droit social que prônent Heller et ses collègues est porté par un courant juridique pour lequel le peuple ne s’identifie pas à l’État, issu d’une pensée fortement pluraliste qui se place sous l’égide du fédéralisme d’Althusius et qui se méfie fortement du peuple-Un de Rousseau[46].
Chamayou ne repère pas comme un groupe distinct les promoteurs du droit social allemand. Quand il en cite les représentants – Heller bien sûr, mais aussi Ernst Fraenkel et Franz Neumann –, ce n’est pas pour décrire leur apport positif, mais pour les placer aux côtés d’un autre juriste de gauche qui combat pourtant leur programme – Otto Kirchheimer – et pour souligner leur commune opposition à Schmitt, comme si cette opposition était l’œuvre la plus substantielle de ces juristes[47].
Par ailleurs, glosant Alexander Rüstow qui voit « 1918 » comme l’origine de la crise économique, Chamayou explique que 1918, c’est « la révolution de 1918-1919 »[48]. La cible des néolibéraux allemands serait ainsi « la révolution », « la fâcheuse tendance du peuple à s’identifier à l’État » ou le « nouvel absolutisme démocratique »[49]. La révolution spartakiste et la souveraineté populaire seraient l’origine de la crise pour les ordolibéraux. En réalité, pour les ordolibéraux comme pour Heller[50], 1918-1919, c’est aussi la constitutionnalisation du droit social et du droit du travail, laquelle ne doit rien à Rousseau ni aux spartakistes, et très peu à Marx.
On retrouve le cadre d’analyse posé par Schmitt. À son insu, comme dans le texte de Schmitt dont c’est la stratégie consciente, Chamayou fait passer à l’arrière-plan la « troisième voie » frayée par le droit social allemand depuis les années 1890, et depuis sa constitutionnalisation, en 1919, avec Hugo Preuss et Hugo Sinzheimer. Le droit social conçu comme une démocratie sociale construite par en bas, misant sur la responsabilisation des entreprises et des syndicats, perd sa consistance dans ce tableau.
S’il est vrai qu’en adoptant une conception plébiscitaire de la démocratie, Schmitt pose l’équation « État autoritaire = vraie démocratie », équation qui sert de modèle à l’extrême-droite aujourd’hui, il semble difficile de résumer la position de Heller en inversant cette formule. Heller ne se contente pas de répondre « État autoritaire versus démocratie ».
En ramenant le droit social allemand vers une certaine vulgate rousseauiste et marxiste de laquelle ses fondateurs se sont pourtant écartés, en diluant le modèle rhénan du droit social dans un ensemble plus large, dans lequel il peut certes s’emboîter, mais auquel il ne correspond qu’imparfaitement – le modèle keynésien, l’État-providence prestationniste, la souveraineté populaire –, Streek et Chamayou ne nous permettent pas de comprendre d’où venait la dangerosité du droit du travail aux yeux de Schmitt et d’Eucken. Si, pour les conservateurs de l’époque, le droit du travail paraissait dangereux, et même très dangereux si l’on se fie à ce que nous dit Polanyi[51], c’est précisément parce qu’il s’intégrait dans l’histoire du libéralisme allemand et qu’il n’était pas du tout garanti qu’on allait pouvoir faire peur au bourgeois en brandissant son programme.
Keynes à Berlin ?
C’est la dimension autoritaire du néolibéralisme allemand qui est révélée si l’on remonte aux années 1930 selon Streeck et Chamayou. Le tort de Michel Foucault dans Naissance de la biopolitique est d’être parti de l’après-guerre et d’avoir accrédité le récit des ordolibéraux qui présentait leur programme comme un remède au nazisme[52]. Remonter aux années 1930 permettrait de découvrir qu’en réalité l’ordolibéralisme tire de la théorie de Schmitt son « motif fondamental » (Streeck), « le socle explicatif » de sa théorie (Chamayou)[53]. « Étrangement, écrit Chamayou, le néolibéralisme, cela commence par une théorie de l’État, et par une théorie de l’État empruntée à Carl Schmitt[54].» Les ordolibéraux auraient importé la théorie du « pluralisme » et de « l’État total quantitatif » de Schmitt dans leur propre discipline, l’économie[55].
Cet argument est versé par une partie de la gauche au dossier qu’elle instruit depuis un certain temps contre l’Union européenne, au motif que le programme des ordolibéraux serait irrémédiablement inscrit au cœur de l’UE. Il a été critiqué par Justine Lacroix, Serge Audier et quelques autres pour son inexactitude historique[56]. À juste titre selon moi, je n’y ajouterais que trois éléments.
Premièrement, ce n’est pas parce qu’il y a eu une convergence, au début des années 1930, entre certains ordolibéraux et Schmitt que l’on peut dire que les ordolibéraux sont schmittiens. La crise du parlementarisme et le transfert de fonctions politiques aux grands groupes économiques qu’analyse Schmitt dans Die geistesgeschichtliche Lage des Parlementarismus[57] était un problème objectif, thématisé par d’autres (comme Gerhard Leibholz, qui a dû fuir l’Allemagne nazie[58]). Et comme Ellen Kennedy l’a montré, Habermas lui-même a repris des pans entiers des analyses de Schmitt dans L’espace public (1961)[59]. Or il ne viendrait à l’esprit de personne de dire qu’Habermas est schmittien.
Deuxièmement, on peut considérer que les ordolibéraux ont repris certaines des thèses de Schmitt pour leur tranchant, plus que pour leur nouveauté. Eucken et Rüstow n’ont pas eu besoin d’importer dans l’économie la théorie schmittienne du pluralisme et de l’État total (l’État bailleur de fonds, total « par faiblesse »), car la maison natale de cette théorie est l’économie. Ou plus exactement, elle est l’imbrication de droit et d’économie mise en place par le célèbre Verein für Sozialpolitik à la fin du XIXe siècle, et prolongée dans l’entre-deux-guerres par les promoteurs sociaux-démocrates du droit du travail.
D’une part, en effet, Schmitt a l’art de donner des noms nouveaux à des théories qui ne viennent pas de lui. Ses analyses sur le « pluralisme » et « l’État total quantitatif » proviennent en fait largement des travaux de l’économiste Rudolf Hilferding sur le capitalisme organisé[60]. D’autre part, ce n’est pas exactement de Schmitt que les ordolibéraux s’inspirent ici. Dire qu’ils ont importé une théorie de l’État exogène dans leur théorie économique, c’est réécrire l’histoire intellectuelle allemande de façon un peu fantaisiste. Selon Chamayou, les ordolibéraux affirment que la raison de la crise économique est la démocratie et non un phénomène interne à l’économie capitaliste[61]. C’est pourquoi ils s’en prendraient à l’État démocratique interventionniste, afin d’éliminer la cause du problème. Scénario vraisemblable, mais il semble que les choses se soient passées différemment.
En réalité, si Eucken, Rüstow et Böhm ont lutté contre l’École historique de Schmoller et Gierke, ce n’est pas au point de renoncer entièrement à l’axiomatique fondamentale de cette École. Ils empruntent une partie non négligeable de leurs prémisses aux socialistes de la chaire[62]. C’est à Schmoller et Gierke qu’ils doivent notamment leur idée que le capitalisme est un phénomène d’emblée économico-juridique, à construire et reconstruire par le droit. Ajoutons qu’à leurs yeux, la crise économique vient en grande partie de l’économie capitaliste elle-même (de sa tendance à la cartellisation), et que sur ce point, les ordolibéraux s’opposent d’ailleurs à l’École autrichienne de Mises et Hayek[63].
J’en arrive au troisième point que je souhaite souligner. Dans Naissance de la biopolitique, Foucault fait de Marx et de Keynes les adversaires principaux des néolibéraux allemands. Il affirme que « l’interventionnisme de Keynes est [leur] problème central »[64] ; que « [leur] ennemi commun, [leur] adversaire doctrinal majeur est Keynes » ; qu’ « ils ont le même objet de répulsion : l’économie dirigée, la planification »[65]. Quand il dresse la liste des quatre grands « terrains d’adversité » rencontrés par la politique libérale en Allemagne depuis le XIXe siècle, il ne mentionne ni les socialistes de la chaire ni les juristes sociaux-démocrates qui ont construit le droit du travail en tirant le programme des premiers vers la gauche. Il oublie, en somme, la ligne allemande du droit social.
Selon Foucault, l’idée d’une troisième voie entre capitalisme et socialisme qui plaît tant aux syndicalistes allemands « n’est qu’une phraséologie »[66]. C’est pourquoi le philosophe interprète le congrès de Bad Godesberg de 1959 comme un ralliement opportuniste des syndicalistes et des sociaux-démocrates allemands au programme de l’« économie sociale de marché » des ordolibéraux. Il méconnaît la profondeur historique et la consistance théorique de la « troisième voie » allemande[67].
Que « l’économie sociale de marché » soit depuis le départ (depuis les années 1890) le programme des fondateurs du droit social allemand eux-mêmes (sans le mot, mais la matrice théorique est posée), c’est ce qui est oublié dans cette affaire. Et l’on peut constater que sur ce point, Streeck et Chamayou ne corrigent pas Foucault.
Prendre connaissance du fait que les théories social-démocrates et les théories ordolibérales de la constitution économique ont historiquement un socle commun, qui a été posé par les socialistes de la chaire, permet pourtant d’envisager le droit imparfait de l’Union européenne comme un terrain pour greffer davantage de droit social. Cela permet de considérer que le déficit social et les traits autoritaires de l’UE ne sont pas une fatalité.
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Prendre en compte l’histoire du libéralisme et du droit social allemands permet d’éclairer différemment l’expression de « libéralisme autoritaire ». Cela permet de comprendre que, sous la plume d’Hermann Heller au moins, cette expression dit quelque chose de plus que la notion d’illibéralisme. Elle ne désigne pas le contraire du libéralisme en général, ni la flopée de ses adversaires, mais ce vers quoi se dirige une branche du libéralisme quand elle réagit négativement à l’invention du droit social et qu’elle refuse la métamorphose de l’État de droit en État de droit social.
Heller a brandi l’expression contre Schmitt en 1933 alors que ce dernier, de concert avec les ordolibéraux, venait de déclarer que les statuts du droit social sont incompatibles avec l’égalité devant la loi[68]. Cet argument purement réactif s’est accompagné d’une stratégie de brouillage des théories de l’adversaire dont les théories de la démocratie économique ne se sont toujours pas remises aujourd’hui.
Un recadrage et une recontextualisation du débat des années 1930 sont donc nécessaires. En Allemagne, dans l’entre-deux-guerres, le droit social a été ancré dans la constitution, greffé sur les droits-libertés et confié pour une grande part au pluralisme des corps intermédiaires et aux conventions collectives : c’était une démonstration éclatante qu’il est compatible avec le libéralisme politique. La voie frayée dans le moment weimarien par les juristes sociaux-démocrates a été stoppée, enfouie sous une couche de demi-vérités, mais non réfutée.
Elle propose un programme de démocratie économique qu’on pourrait réendosser sans attendre. Ce programme s’adosse à une critique juridique du capitalisme qui permet d’exposer les artifices et les mensonges de la rhétorique néolibérale quand elle oppose les libertés collectives aux libertés individuelles. Certains courants des sciences juridiques (l’institutionnalisme, la théorie des communs) et économiques (l’économie des conventions) s’en sont saisi, car il offre d’utiles points d’appuis pour démocratiser et responsabiliser les entreprises dans le contexte de l’érosion de l’État-nation, et qu’il représente par là une alternative au « chauvinisme du welfare »[69]. Ce sont en somme des pistes pour renouveler la gauche, mais aussi l’Europe et le constitutionnalisme qu’il propose.
NDA : Le présent article résume les thèses de mon livre à paraître prochainement (Le marché du droit. Droit social et capitalisme chez Otto von Gierke, Paris, Classiques Garnier, collection PolitiqueS). Mais il est aussi le fruit d’une double discussion que j’ai eue avec Jean-Yves Pranchère, et avec Justine Lacroix lors du séminaire général du Centre Marc Bloch du 12 juin 2023. Je les remercie l’un et l’autre de m’avoir encouragée à publier ma position.