La perte des cimes : aménagement des Alpes et enjeux des JO 2030
Les médias en font désormais état presque tous les jours : les Alpes sont confrontées à un malaise profond[1]. De la fonte des glaciers et de l’érosion des sommets aux perspectives de plus en plus erratiques d’enneigement et à l’affaiblissement des ressources en eau, les conséquences physiques du réchauffement climatique sur ce territoire se font sentir plus fortement chaque année.

Si un certain nombre de responsables de stations et d’acteurs de l’industrie du ski continuent de parler d’ « une crise passagère », le constat est implacable : tandis que la température moyenne à la surface de la planète a augmenté de 1,15 °C depuis 1850, cette augmentation atteint quasiment 2 °C dans les Alpes. Les conséquences directes de ce réchauffement deux fois plus important qu’ailleurs ne menacent pas seulement la pratique du ski et l’existence des stations ; elles menacent également l’habitabilité même des Alpes telles que nous les connaissons aujourd’hui.
Face à cette mutation du climat, l’aménagement des Alpes est traversé de multiples contradictions : tandis qu’un nombre grandissant de stations se voient contraintes de fermer, d’autres poursuivent leurs investissements, fières d’inaugurer de nouvelles lignes de remontées mécaniques capables de transporter toujours plus de personnes, toujours plus haut et toujours plus vite ; et tandis que certains insistent sur l’urgence à agir et sur la nécessité de développer de nouvelles manières d’habiter la montagne[2], la plupart des plans d’investissements publics continuent de se concentrer sur l’industrie du ski.[3]
Dans ce contexte, on comprend que la récente annonce de l’attribution de l’organisation des Jeux Olympiques d’hiver de 2030 aux Alpes françaises puisse susciter une importante controverse. Les promoteurs de ces JO n’hésitent pas à parler de fabuleux moteur de transition. Mais à l’image de Laurent Wauquiez, qui affirmait à l’issue du vote favorable du CIO[4] que ces JO seraient un « formidable accélérateur pour faire (sic) un nouveau modèle de montagne durable », il paraît difficile de voir dans ce mot d’ordre autre chose qu’un effet de communication parvenant mal à masquer le fait qu’ils soient avant tout, pour leurs défenseurs, l’occasion de sortir d’une crise qu’ils sont les seuls à considérer comme passagère.
Les raisons de douter d’une telle vision sont effectivement nombreuses. Qu’il s’agisse des perspectives d’enneigement ou du modèle économique des stations, la plupart des études disponibles font état d’une situation alarmante. Loin des images d’Épinal des hauts sommets enneigés des Alpes, les JO pourraient bien se dérouler dans un cadre ressemblant davantage aux images des épreuves de ski freestyle des Jeux de Pékin qui, en 2022, s’étaient déroulées sur une bande de neige de culture, isolée au milieu d’un site industriel abandonné[5].
Le Plan neige et la monoculture du ski
Si la pratique du ski en tant que loisir s’est développée dès le début du XXe siècle, ce n’est que plus récemment qu’elle est devenue le support d’une industrie qui a littéralement transformé les Alpes. À la belle époque, le ski n’est encore qu’une pratique parmi d’autres. Les stations dites de première génération ne comptent généralement qu’un nombre restreint de remontées mécaniques qui, partant du village, profitent des pentes des alpages les plus proches. La grande bourgeoisie qui s’y précipite vient profiter de la neige sous toutes ses formes : le patin à glace et la luge ne sont pas moins nobles que le ski, qui partage les mêmes pentes. À l’image de La Clusaz, de Chamonix ou de Megève, ces stations se confondent avec le village dont elles émanent.
Dans les décennies qui suivent, en particulier en période d’après-guerre, l’engouement que suscite le ski mène les exploitants locaux à monter plus haut en altitude. Si l’hôtellerie et les remontées mécaniques ne représentaient jusqu’alors qu’un complément de revenus à des habitants poursuivant le plus souvent leurs activités pastorales en dehors de la saison touristique hivernale, leurs propriétaires se spécialisent, s’organisent et envisagent dès lors la construction de stations en prise directe avec un domaine skiable potentiellement plus vaste. Naissent alors les stations de deuxième génération qui, comme Le Chinaillon, les Orres ou les Deux Alpes, se développent à l’écart des villages existants. La pratique du ski y supplante la plupart des autres activités de sports d’hiver, et son développement devient la raison d’être et la source principale de revenus de ces nouvelles villes touristiques.
Dans le cadre de la stratégie globale d’aménagement du territoire mis en place sous de Gaulle, l’État français lance en 1964 le Plan neige. Contemporain des grands projets touristiques du littoral languedocien du Plan Racine (La Grande Motte, Palavas-les-Flots, le Cap d’Agde…), le Plan neige projette sur la montagne l’idée d’un tourisme de masse. Fondé sur les doctrines de l’architecture et de l’urbanisme modernes, il invente la station de troisième génération. Son modèle est le suivant : une architecture résolument urbaine, rompant avec les codes traditionnels de l’habitat montagnard et s’engageant résolument dans le logement de masse à haute altitude. À la manière du front de mer des stations balnéaires, les stations de troisième génération construisent leur front de neige, invitant à l’expérience d’un séjour « ski aux pieds », au cœur de montagnes transformées en gigantesques espaces d’accessibilité mécanique entièrement dédiés au loisir, dans un environnement parfaitement sécurisé[6].
De sa première phase d’investissement au discours de Vallouise de Valéry Giscard d’Estaing en 1977, qui y mit un terme et posa les bases de la Loi montagne[7], le Plan neige aura engagé plus de 157 millions de francs dans la création de 23 stations et le développement de 20 autres. En un peu plus d’une décennie, il aura fait de la pratique du ski le moteur d’une véritable industrie touristique, impliquant un phénomène d’urbanisation aussi fulgurant que la modernisation des cimes qu’il a provoqué[8].
Si le Plan neige a rapidement été critiqué pour avoir construit des « villes nouvelles » et des « grands ensembles » sur autant de sites précédemment vierges au cœur des Alpes, c’est d’un héritage plus économique et plus politique dont il est aujourd’hui question. Imaginé à Courchevel dès 1946 par Maurice Michaud, ingénieur des Ponts et Chaussées originaire de Chambéry qui, nommé directeur de la commission interministérielle d’aménagement de la montagne (CIAM)[9] en 1964, fut par la suite le grand administrateur du Plan neige, le modèle des stations de troisième génération est moins un modèle architectural d’aménagement qu’un modèle territorial d’exploitation. Érigé en figure tutélaire, le « promoteur-aménageur » est dans chaque cas désigné comme le principal maître d’œuvre : « maîtrise foncière, équipement et exploitation du domaine skiable, construction des ensembles immobiliers, des commerces, des hôtels et des services, réalisation des réseaux et équipements collectifs, animation et publicité, accueil des touristes », tout passe par les mains d’une personne ou d’une structure unique[10].
Que l’on parle de Tignes, de Val-Thorens ou d’Avoriaz, qu’il s’agisse de Flaine, des Arcs ou des Menuires, c’est précisément ce modèle d’exploitation, dont la neige est la matière première et le ski l’attraction principale, que les promoteurs des JO 2030 cherchent à préserver et perpétuer à tout prix. Comme l’a souligné le récent rapport de la Cour des comptes sur l’avenir des sports d’hiver[11], les enjeux économiques sont considérables. En France, cette industrie est aujourd’hui liée à l’exploitation de 330 stations générant 6 milliards d’euros de chiffre d’affaires par an, dont 1,6 milliard pour les seules remontées mécaniques[12]. Calculée en journées-skieur (le nombre de forfaits journée vendus à l’année dans l’ensemble des stations), la fréquentation des stations françaises est de 54 millions, situant ainsi la France au deuxième rang mondial derrière les États-Unis et devant l’Autriche. Le tourisme de montagne représente 22,4 % du tourisme en France, dont 86 % se concentre dans les Alpes. Ce territoire ne couvrant que 0,7 % du territoire français, on comprend facilement l’ampleur de la manne financière de ce modèle touristique.
Un modèle sous perfusion
La menace que fait peser le réchauffement climatique sur ce modèle de développement est avant tout liée au manque de neige. Depuis 1971, on estime que la période d’enneigement s’est réduite d’environ un mois au-dessous de 2 000 mètres d’altitude. À l’horizon 2050, elle devrait diminuer encore de plusieurs semaines supplémentaires[13]. En moyenne montagne, l’épaisseur du manteau neigeux pourrait baisser de 10 % à 40 %[14]. Si nous ne parvenons pas à limiter rapidement l’augmentation des températures à une moyenne de 1,5 °C à l’horizon 2100, ce qui paraît désormais fort probable[15], l’épaisseur du manteau neigeux à moins de 2 000 m d’altitude pourrait connaître une réduction de 80 à 90 %, avec un enneigement de durée très limitée, voire régulièrement inexistant.
Moins évidente, la fonte des glaciers et du pergélisol représente elle aussi une menace, notamment parce que la déstabilisation des sols qu’elle engendre impacte directement les infrastructures qui, comme de nombreuses installations de remontées mécaniques, y sont directement fixées. Ces deux phénomènes entraînent également une diminution des ressources en eau, dont la consommation croissante pour produire de la neige de culture pourrait rapidement accélérer le manque, que ce soit pour l’élevage ou pour la survie même des habitants[16].
Pourtant, et tandis que la Cour des comptes atteste d’une baisse globale de la fréquentation des stations de sports d’hiver depuis une vingtaine d’années, la plupart des stations continuent de construire. Malgré la condamnation, à l’horizon de la fin du siècle, du glacier qui la surplombe, Tignes reste symptomatiquement engagée dans une forme de fuite en avant qui semble caractériser les plus grandes et les plus hautes stations des Alpes. Forte d’un parc de 430 canons à neige en expansion, de l’importation des techniques canadiennes de snow farming[17], et de projets phares tel que la construction d’un nouveau tronçon de téléphérique capable de monter plus haut sur ce qui reste du glacier, Tignes assume sa réputation de gigantesque « usine à ski », et continue de s’étendre[18].
À Flaine aussi, on continue de construire. Mais à l’image de la résidence Alhéna[19], construite par le groupe MGM Hôtels & Résidences et inaugurée en 2024, il semble que la station cherche avant tout à profiter de son image de station cultivée[20], destinée à une clientèle moins concentrée sur la seule pratique du ski. Loin du projet initial de Marcel Breuer, loin de la préfabrication en béton et de la rationalisation de logements avant tout destinés à la pratique du ski, on propose désormais d’allier les qualités de service d’un hôtel au confort d’une résidence privée : appartements de grandes surfaces, terrasses avec vues panoramiques sur les sommets, solarium, spa ; tout parait être fait pour que les logements deviennent eux-mêmes une destination à part entière. Pour autant, à Flaine aussi, la plupart des investissements continuent de se concentrer sur la sécurisation du domaine skiable[21], dont la fermeture annuelle acte également celle de la station.
Aux Arcs, l’élection à la mairie de la commune en 2020 d’un candidat dont la promesse principale était d’engager un moratoire sur toute nouvelle construction touristique, a représenté un précédent exceptionnel pour la région. Si les renoncements à poursuivre dans la même et unique direction restent pour le moment avant tout symboliques[22], Les Arcs font partie depuis plusieurs années de ces rares usines à ski qui essaient d’engager une véritable diversification de leurs activités sur l’ensemble de l’année, dont pourrait pleinement participer la riche diversité des logements dessinés à l’époque par Charlotte Perriand, aux côtés de l’Atelier d’Architecture de Montagne. Mais malgré cette volonté affichée de changement[23], et tandis que la station ne peut certainement plus compter que sur une quinzaine d’années d’enneigement suffisamment stable (capacités de production de neige de culture incluses), les véritables alternatives peinent à contrer l’inertie d’un modèle dont la démesure, avec ses 43 000 lits touristiques pour 7 000 habitants et son chiffre d’affaires de 350 millions d’euros représentant 80 % du PIB annuel de la commune, continue d’apparaître trop profitable pour être abandonnée[24].
Ces trois exemples le montrent bien : si la plupart des stations du Plan neige, dite de troisième génération, sont moins vulnérables, ce n’est pas tant qu’elles sont moins exposées aux conséquences du réchauffement climatique qu’elles sont capables de déployer davantage de moyens pour penser qu’elles puissent les conjurer, au moins à court terme. Quelles que soient les stratégies employées et les politiques mises en place, ces stations continuent de se concentrer avant tout sur la « sécurisation » de leur domaine skiable, c’est-à-dire sur la pérennisation de la culture du ski.
De la multiplication des techniques et des équipements de production de neige de culture à la rationalisation informatique de la gestion de l’enneigement des domaines, de la constitution de stocks de neige au déplacement des stations et de leurs logements à de plus hautes altitudes, la plupart des projets de développement actuels et des financements qui les accompagnent participent clairement d’une stratégie générale de perfusion. Ce que l’on cherche avant tout, c’est à repousser les limites qui s’imposent à un modèle qu’il ne s’agit pas de transformer mais de faire « monter en gamme » afin de compenser la raréfaction de ses conditions d’existence.
Les limites de la diversification
À de plus basses altitudes, les stations les plus vulnérables au manque de neige sont souvent également des stations de première et de deuxième génération qui, liées à l’existence d’un village, semblent néanmoins plus facilement à même de diversifier leurs activités, leurs revenus et leurs formes d’habitat.
Des autres formes de sports d’hiver (randonnée en raquette, ski de fond, luge, promenade en traîneau, etc.) au développement d’« une offre quatre saisons » (impliquant notamment le développement du VTT, mais aussi des tyroliennes et autres manèges panoramiques en passant par les parcs à thème, les via ferrata et la luge d’été), la diversification est avant tout présentée comme une alternative à la monoculture du ski. Si elles affichent la volonté d’équilibrer le développement du tourisme, la préservation des espaces et des espèces et le retour d’un habitat plus traditionnel, ces stratégies de diversification semblent surtout s’accompagner cependant pour le moment d’une certaine folklorisation de la montagne qui, incapable de pouvoir compenser les pertes qu’occasionnerait la fin du ski, menace surtout de devenir la contrepartie culturelle d’une exploitation toujours plus intensive de ce qui continue d’être avant tout considéré comme un espace de loisirs…
Pensée, en 1976, comme une « station village »[25], Valmorel s’est longtemps vantée d’avoir inventé, contre le plan neige, la station de quatrième génération, moins dépendante du ski, faite de « chalets de pierres et de bois, (de) toits en lauzes, (de) façades en trompe l’oeil… », « s’intègr(ant) en toute harmonie aux paysages sauvages » de plus basse altitude, et cherchant à se montrer à la fois plus respectueuse de son environnement immédiat et plus soucieuse des retombées économiques locales. Aujourd’hui, force est de constater qu’elle est avant tout un faux village de vacances qui, en dehors de la saison d’hiver, prend rapidement la forme d’un village fantôme.
De fait, l’imaginaire de la diversification demeure un imaginaire de l’activité permanente qui n’existe qu’en parallèle d’une industrie du ski sous perfusion. À l’image de ce qui existe sur les croisières ou dans les grands complexes de vacances d’été, la plupart des stations sont devenues de grands centres d’animation. Des multiples activités proposées pour les enfants aux parcours thématiques et à la musique sur les pistes, la montagne tend à devenir un gigantesque parc d’attraction, dont La Folie douce, la chaîne de restaurants d’altitude présente dans huit des plus emblématiques stations des Alpes, avec ses gigantesques bars circulaires, ses spectacles inspirés du folklore des cabarets parisiens et ses dancefloors pour chaussures de ski importés d’Ibiza, est devenu ces dernières années l’un des produits phares.
Avant d’investir le temps et l’espace qui entourent celui du ski, c’est pour le moment le domaine skiable lui-même que l’on investit d’autres activités que le ski. L’invention de l’après-ski calqué sur celui de l’after-work : on mange, on boit, on danse, et on va au spectacle directement sur les pistes… Là encore, le mélange des genres résolument tourné vers le loisir pur et le seul divertissement n’est pour autant jamais loin d’une certaine recherche de l’authentique : l’idée que la Folie douce était à l’origine (1974) un refuge qu’un couple de Val d’Isère avait racheté pour en faire une auberge d’altitude ne manque jamais d’être rappelée… À la montagne plus encore qu’ailleurs, il semble que tout doive désormais être scénarisé ; il semble qu’aucune pratique, qu’aucune activité, qu’aucune expérience, ne puisse plus exister sans son emballage, sans son encadrement, sans sa publicité et sans son hashtag.
Apparemment opposés, et bien que motivant des actions et des formes d’aménagement parfois contradictoires, les stratégies de perfusion et les stratégies de diversification apparaissent finalement souvent très proches. Dans le cas des premières, la défense du modèle existant est évidente. Dans le cas des secondes, la reconnaissance de la nécessité de le transformer confine souvent au fait de surtout chercher à lui substituer un modèle aussi rentable. De ce point de vue, le malaise actuel concerne peut-être moins les seules conséquences du réchauffement climatique et les limites qu’il pose à la perpétuation de la monoculture du ski que la remise en cause de la conquête des sommets que la construction des premières remontées mécaniques a enclenchée. Loin de constituer une stratégie de long terme, la diversification est une tactique qui participe au fond à la poursuite de la dynamique extractiviste d’un modèle dont les retombées territoriales positives, ou économiques pour le plus grand nombre, restent à démontrer[26].
La nécessaire transformation
Le fait est que, dans les Alpes, la fracture se creuse. D’un côté, les fermetures des stations telles que Le Sambuy (septembre 2023), le Grand Puy (octobre 2024), ou Notre-Dame du Puy (octobre 2024) actent de la condamnation inéluctable de l’industrie du ski aux plus basses altitudes. De l’autre, les positionnements et les investissements d’une société telle que la SATA[27] témoignent de la volonté toujours renouvelée de poursuivre plus haut, plus fort et plus vite le développement de cette industrie.
Face aux analyses toujours plus alarmantes des scientifiques, la dynamique est davantage à la concurrence qu’aux perspectives communes. Tandis que nombre d’études scientifiques envisagent, à terme, la possible condamnation de toutes les stations[28], et alors que 186 stations ont fermé depuis 1951,[29] beaucoup se rassurent en disant que les 194 installations de remontées mécaniques ayant été fermées en 2024 ne représentent encore qu’un peu plus de 6 % des 3 000 encore en activité… Dans ce contexte, les cas de contestations ou de moratoires sur certains aménagements, comme la retenue d’eau de Beauregard à La Clusaz[30] ou la construction d’un troisième tronçon de téléphérique sur le glacier de la Girose à La Grave, sont autant de sites où de véritables alternatives peuvent être discutées et s’inventer.
De la même manière, les exemples de projets de stations qui ne sont jamais concrétisés, tels que Cervières dans les Hautes-Alpes, soulignent que d’autres manières d’envisager la montagne ont toujours existé, que le Plan neige n’est pas le seul modèle possible et que la survie même des Alpes ne dépend pas entièrement de la survie de ce modèle. S’ils demeurent aujourd’hui des exceptions, ces exemples parlent certainement davantage d’alternatives qu’il nous faudrait collectivement penser et politiser avant que le déclin évident et la mort probable ne se transforment en une fin aussi brutale qu’effective. Car si l’on parle de plus en plus de la nécessité de rénover ou de démanteler certaines installations, c’est que le malaise dont il est question pose également une question plus large : celle de l’emprise d’une certaine ivresse des cimes.
Si la modernisation fulgurante que l’urbanisation engendrée par le Plan neige continue de constituer un imaginaire si puissant, ce n’est pas parce que les formes d’architecture qu’elle a produites seraient si convaincantes, mais bien parce qu’elle a participé à l’enrichissement colossal de quelques-uns[31]. De ce point de vue, il faut prendre la mesure du fait que le grand récit qui, malgré les nombreuses critiques énoncées et répétées depuis longtemps, continue de structurer le présent et l’avenir de l’aménagement des Alpes, est avant tout le récit de ceux qui en ont le plus profité.
Et s’il faut prendre la mesure du malaise que suscite l’évidente déstabilisation, sinon la fin probable et proche, de l’exploitation touristique de la montagne liée à la pratique du ski, il faut peut-être aussi commencer par reconnaître que l’extraordinaire forme de modernisation qu’elle a représentée puisse être finalement tout aussi relative que l’importance des profits gigantesques qu’elle continue de générer. De ce point de vue, la métaphore de l’or blanc doit plus que jamais être prise au sérieux. Car si les glaciers fondent et disparaissent à une vitesse ahurissante, si les cimes enneigées des Alpes pourraient bientôt devenir qu’un lointain souvenir, le malaise dont il est question concerne moins l’avenir de la montagne elle-même que celui du modèle d’exploitation économique dont elle a été et continue d’être le sujet.
Dans les années 1960, la métaphore de l’or blanc a fait de la neige une matière première dont l’abondance naturelle fut considérée comme une richesse nationale[32]. À la manière d’une veine de charbon, d’une mine d’uranium ou d’un gisement de pétrole, il fallait se donner les moyens de l’exploiter. Ce projet pouvait sans doute apparaître d’autant plus formidable que les profits que son exploitation promettait de générer ne supposaient aucune transformation, aucun raffinement, aucune usine ni aucune chaîne de production… Seul comptait le fait de le rendre accessible, de s’en approcher au plus près. Pourvu que l’on parvienne à rendre cet accès aussi évident que confortable, le ski, un temps réservé d’une part à des spécialistes appréciant autant l’effort de la montée que le plaisir de la descente, d’autre part à quelques privilégiés qui se satisfaisaient alors de quelques mètres carrés de glisse, pourrait devenir le loisir de tous… Si la neige était une matière première, la montagne enneigée n’était pas un site de production mais un espace de pur plaisir. Et si l’on dynamitait ses sommets et si l’on aménageait ses pentes, ce n’était que pour profiter d’une ressource qui se satisfaisait à elle-même.
De ce point de vue, peut-être devons-nous désormais apprendre à regarder les stations des Alpes comme les produits d’une forme d’urbanisation semblable aux villes minières, et le malaise que provoque l’idée d’une pénurie de neige de la même manière que les conséquences dramatiques de la fermeture d’une usine ou d’une mine. On comprend alors que l’inquiétude qui peut entourer le sort d’une station qui, comme Valmorel, représente clairement la source principale de revenus de toute une communauté de communes et de ses habitants puisse être proprement vertigineuse. Mais est-ce le cas de toutes les stations ?
L’idée que les profits gigantesques que réalisent les stations profitent effectivement à des populations à qui elles permettent d’habiter confortablement ce territoire est loin d’être aussi évidente qu’il n’y paraît[33]. Au contraire, de l’augmentation croissante des prix des remontées mécaniques à la pression grandissante que la production de neige de culture exerce sur les ressources en eau, de la prolifération des résidences secondaires à l’augmentation considérable des prix du foncier qu’elle engendre et à la difficulté croissante de loger les travailleurs saisonniers, les dynamiques témoignant du fait que la montagne devienne de plus en plus excluante sont plus nombreuses que les faits actant de retombées positives pour le plus grand nombre.
On entend souvent dire que le problème de l’écologie est d’être négative. Face aux conquêtes du capitalisme et de la démocratie, le projet écologique contemporain serait de l’ordre de la limitation, de la contrainte, de la cessation[34]. Loin des illusions de l’innovation technologique ou de la transition, un certain nombre de chercheurs parlent désormais d’héritage et de fermeture[35], de déstabilisation et de reconversion[36]. Du côté des activistes, on parle plus facilement de désarmement et de démantèlement[37]. Mais il y a des négations qui sont aussi nécessaires que souhaitables : la déprise, par exemple, n’est pas nécessairement synonyme d’abdication. Elle n’est pas davantage synonyme d’abandon. Si elle consiste à laisser faire (comme ne l’ont d’ailleurs jamais véritablement fait les libéraux), ce n’est qu’au sens où elle s’oppose à l’emprise : elle constitue, de fait, le mouvement qui consiste à se défaire positivement d’une emprise…
Avant qu’il ne reste des stations que des ruines de béton, de zinc, de pierres et de fûts métalliques gisant dans les décombres des moraines laissées par les glaciers disparus, peut-être le malaise qui s’exprime dans les Alpes peut-il nous apprendre à commencer par distinguer entre l’angoisse évidente que peut représenter le manque à gagner de la fin du « ski de masse », et le vertige que des propositions détachées de tout horizon de profit financier peuvent représenter dans le monde dans lequel il nous est donné de vivre.
De ce point de vue, le simple fait que des militants des Soulèvements de la terre, plus habitués à la revendication d’une reprise des terres, en viennent à remettre en cause, du haut des altitudes de leur occupation du glacier de Girose, l’ensemble des présupposés possibles de ce qui continue de constituer l’un des mantras principaux de leur engagement et de leur projet, devrait pouvoir donner matière à penser même aux plus fervents défenseurs de l’accessibilité des cimes : « Le glacier nous ramène à notre condition de passant·es. (…) Sur cette page supposée blanche, le mot d’occupation nous apparaît soudain dans sa dimension coloniale. Si la formule « reprise de terres » a une valeur stratégique et une histoire dont nous sommes les héritier·ères, cette étendue imprenable nous rappelle qu’aucune terre n’est jamais à prendre[38].»
Quelque soit la station considérée, de Tignes à La Clusaz en passant par Flaine, La Grave, Les Arcs et Les Menuires, peut-être pourrions-nous alors apprendre à considérer que ce ne sont pas les cimes que nous sommes potentiellement en train de perdre, mais plutôt l’évidence de leur accessibilité immédiate et mécanique ; non pas la montagne elle-même, mais simplement la possibilité d’avoir à portée de main le fait d’en faire l’expérience à tout prix, et que cela ne soit jamais, comme tout le reste, qu’une question d’argent… Peut-être pourrions-nous alors apprendre à nous défaire de cette emprise des cimes, de cette manie de s’en approcher toujours plus près que pour en consommer l’image, relique capturée moins pour la contempler que pour indiquer la satisfaction de l’avoir saisie. Loin de ne construire ici qu’un nouveau privilège économique, peut-être nous faut-il simplement accepter que la montagne puisse redevenir à la fois plus rare et plus dure, y compris pour celles et ceux qui l’habitent.
NDLA : Ce texte fait état des recherches réalisées dans le cadre de “La ville sans cesse”, l’atelier de master que je dirige à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Versailles, entre 2020 et 2023.