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Élections anticipées en Allemagne : à droite toute ?

Politiste

Ce dimanche 23 février, l’Allemagne votera pour des élections fédérales anticipées, suite à la démission du gouvernement en novembre. Si l’Afd a peu de chances de gouverner en raison du brandmaurer (“pare-feu” ou “cordon sanitaire”) que les autres partis lui appliquent, son influence s’avère croissante dans le débat public.

Le dessin réalisé par Piet[1] pour l’émission Cultures Monde (France Culture) le 27 décembre 2024, présentant le chancelier Olaf Scholz s’éloignant de Berlin au volant d’une Tesla, la mine renfrognée, sommé à trois reprises par le système de navigation de « tourner à droite », ne pouvait mieux illustrer la problématique posée par les élections législatives en Allemagne.

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Non seulement Elon Musk en personne s’est impliqué très activement dans la campagne aux côtés de la candidate du parti d’extrême-droite Alternative pour l’Allemagne (AfD), Alice Weidel, qui à Halle dans l’est du pays où son parti a le vent en poupe, n’a pas hésité à marteler son intention de « make Germany great again ».

Mais aussi et surtout, l’échec de la coalition dite « feu tricolore » (Ampelkoalition) a provoqué sans ambiguïté un soutien majoritaire de l’électorat aux partis situés à droite de l’échiquier politique : l’Union des chrétiens-démocrates et chrétiens-sociaux (CDU/CSU), rassemblant le centre-droit et les conservateurs, recueille en moyenne 30 % des intentions de votes et le parti d’extrême-droite AfD 20 %. Les trois partis de la coalition tricolore sortante (SPD/Verts/FDP) n’en rassemblent que 34 %. Le rapport de forces s’est donc inversé depuis les élections du 26 septembre 2021[2].

Les élections fédérales anticipées, symptôme d’une Allemagne en crise

En décembre 2021, la courte majorité obtenue par Olaf Scholz (26 voix)[3] avait traduit le fragile équilibre sur lequel reposait la coalition nouvelle constituée : les Libéraux furent associés aux discussions puis au gouvernement parce qu’il manquait des sièges au tandem rouge-vert (SPD-Verts). Lorsque trois années plus tard, la coalition inédite SPD/Verts/FDP s’est effondrée, avec pertes et fracas, la société civile comme les milieux économiques, las des tiraillements et multiples blocages internes, ont réagi avec soulagement et appelé à la formation rapide d’un nouveau gouvernement.

Il est utile de rappeler que la rupture de la coalition entre les sociaux-démocrates (SPD), Alliance 90/Les Verts et les libéraux (FDP) a été déclenchée par un désaccord entre le chancelier Scholz et le ministre des Finances libéral Christian Lindner sur le respect de l’orthodoxie budgétaire inscrite dans la constitution. Ce fut évidemment la goutte d’eau qui fit déborder le vase.

Le malaise au sein de la coalition s’était installé un an auparavant, lorsque le Tribunal fédéral constitutionnel de Karlsruhe avait déclaré anticonstitutionnelle la réaffectation au financement de la politique de lutte contre le réchauffement climatique et énergétique des 60 milliards d’euros, accordés par le Bundestag au titre de la lutte contre la pandémie du coronavirus et finalement non utilisés. Or, ce sont ces mêmes 60 milliards qui avaient permis à la coalition de surmonter ses divergences : les partis de gauche que sont le SPD et les Verts pouvaient ainsi financer la politique sociale et la transition énergétique promises lors de la campagne, tandis que les Libéraux tenaient leur engagement de respecter le frein à l’endettement.

Grâce à ces « fonds spéciaux » (Sondervermögen), l’Allemagne entendait devenir pionnière en matière de lutte contre le réchauffement climatique et construire 400.000 nouveaux logements. Cette enveloppe devait aussi permettre la modernisation de l’État social, notamment avec la mise en place d’une allocation citoyenne en complément des prestations de chômage, l’augmentation du salaire minimum. En outre, ces moyens financiers extraordinaires devaient assurer la stabilisation du niveau des retraites à 48 % du salaire moyen ou encore l’augmentation des dépenses en matière de recherche et de développement. Pour tenir les engagements pris, le chancelier social-démocrate et son vice-chancelier écologiste ont souhaité combler la non-disponibilité des 60 milliards prévus par un assouplissement de la règle constitutionnelle entrée en vigueur en 2016 sur le frein à l’endettement[4] : un pas infranchissable pour le ministre libéral des finances !

De la gestion de la crise énergétique à la loi sur le chauffage[5] en passant par les atermoiements concernant la politique migratoire et de demandes d’asile, la remise en question de la coalition tripartite est allée crescendo tout au long de l’année 2024, au point qu’elle devienne le gouvernement le plus impopulaire depuis 1949.

Les élections fédérales se déroulent donc dans un contexte économique tendu. Les plans de restructuration dans les grandes entreprises (Bosch, Continental, Volkswagen, BASF, Thyssenkrupp, etc.) comme dans les difficultés de financement des entreprises familiales du Mittelstand – qui constituent 99 % du vivier entrepreneurial allemand – se sont multipliés, de même que les annonces ou menaces de délocalisation. Après deux années de récession, la Chambre allemande de commerce et d’industrie (DIHK) pronostique d’ailleurs un nouveau déficit de 0,5 % pour 2025[6]. Il va sans dire que les thèmes économiques (compétitivité, financement des entreprises, réforme fiscale pour les entreprises comme pour les ménages, etc.) constituent, avec la question migratoire, un centre d’intérêt prioritaire de la société allemande.

Le « front républicain » (Brandmauer) en question ?

On se souvient de l’appel lancé par Angela Merkel[7] à « lutter pour la démocratie » lors de la cérémonie d’adieux de l’armée fédérale à la chancelière (Großer Zapfenstreich) le 2 décembre 2021. La chancelière chrétienne-démocrate a gouverné durant douze des seize années de son mandat avec les sociaux-démocrates qui, conformément à la culture du compromis, ont installé le curseur au centre de l’échiquier politique.

Après la folie meurtrière qui a secoué la capitale du Land de Saxe-Anhalt, Magdebourg, peu avant Noël, les partis du centre démocratique avaient conclu un « gentlemen agreement » qui obligeait à la mesure sur ce sujet sensible en période électorale, et devait prévenir toute tentative de récupération électoraliste. En proposant une « loi de limitation du regroupement familial » dans le sillage de l’agression mortelle survenue à Aschaffenburg dans le nord de la Bavière par un demandeur d’asile en situation irrégulière le 22 janvier dernier, la CDU/CSU est sortie de la réserve conclue pour « couper l’herbe sous le pied » de son adversaire d’extrême-droite.

La réaction vive de l’opinion publique, qui s’est mobilisée massivement dans la plupart des grandes villes pour dénoncer la dérive des conservateurs comme elle avait déjà manifesté à plusieurs reprises contre l’AfD, montre le malaise de la société allemande sur ce sujet sensible. À seulement deux semaines du scrutin, les grands patrons allemands (Mercedes, Siemens, Deutsche Bank, Commerzbank notamment)[8] se sont d’ailleurs mobilisés en faveur de la démocratie, de la diversité et contre l’extrémisme véhiculé par l’AfD.

Au-delà de la crise économique, c’est plus généralement une crise de confiance que traverse la société allemande. En témoigne la percée réalisée par l’AfD lors des trois élections régionales qui ont eu lieu à l’automne 2024 dans les Länder de l’Est – en Saxe, dans le Brandebourg et en particulier en Thuringe où le très controversé candidat de l’AfD, Björn Höcke, est arrivé en tête. Force est toutefois de constater que l’émoi suscité par le zèle électoraliste du candidat chrétien-démocrate n’a pas d’impact réel sur les enquêtes d’opinion : après une chute passagère dans les sondages, Friedrich Merz reste le candidat le mieux placé, avec une cote de popularité de 32 %, loin devant sa rivale directe d’extrême-droite qui reste la candidate la moins appréciée. Mais si la CDU/CSU l’emporte, il devra constituer un gouvernement de coalition.

Un scrutin qui laisse peu de place à la surprise ?

À moins d’un renversement spectaculaire de la situation, la probabilité est forte que le chrétien-démocrate Friedrich Merz (CDU) devienne au printemps prochain le nouveau chancelier allemand. Avant même la fin de la « coalition feu tricolore », l’écart de popularité avec Olaf Scholz comme entre les deux partis politiques qu’ils représentent était de taille au regard des enquêtes d’opinion. Dans le cas où la CDU/CSU demeurerait en tête le 23 février au soir, tout porte à croire que le chancelier sortant laisserait le premier rôle à celui qui fut un temps pressenti pour mener la campagne : l’actuel ministre de la Défense, Boris Pistorius.

En tout état de cause, loin de la majorité requise pour constituer un gouvernement à elle seule, la CDU/CSU devra conclure un contrat de coalition (Koalitionsvertrag) avec un – voire plusieurs – parti(s) partenaire(s). C’est à ce niveau que les choses se compliquent :

Option 1 : selon toute vraisemblance, CDU/CSU et AfD obtiendraient ensemble la majorité parlementaire. Depuis son accession à la tête de la CDU, Friedrich Merz s’est parfois montré indécis sur d’éventuelles coopérations au niveau communal ou régional avec le parti dirigé par Alice Weidel et Tino Chrupalla. Soutenu par une large majorité de ses partisans (72 %) comme à l’échelle fédérale (66 %)[9], le chef de file de l’Union a toutefois réitéré devant les mille délégués CDU réunis en congrès le 3 février à Berlin qu’il excluait totalement un gouvernement commun, majoritaire ou minoritaire, avec le parti d’extrême-droite.

Option 2 : si les libéraux-démocrates ont longtemps joué le rôle de « faiseurs de roi » et arbitré entre les deux grands partis traditionnels, CDU/CSU et SPD, l’incertitude pèse aujourd’hui sur la constitution d’un groupe parlementaire FDP, qui requiert au moins 5 % des sièges au Bundestag. Avec en moyenne 4 % des intentions de vote, son éventuelle participation au futur gouvernement est de facto plus que compromise. Quand bien même, un partenariat avec la CDU/CSU ne permettrait pas la constitution d’un gouvernement majoritaire. Il faut toutefois noter la proximité de vue entre les deux formations politiques sur des sujets cruciaux, tels que la relance économique, la politique migratoire ou encore la suppression de l’allocation citoyenne (Bürgergeld).

Option 3 : Une alliance de la CDU/CSU avec les Verts, qui pourtant oscillent entre 12 et 15 %, semble pour le moment exclue. Si Friedrich Merz ne s’y montrait pas totalement hostile, notamment au regard des réussites de ce partenariat dans les Länder du Schleswig-Holstein et du Bade-Wurtemberg, le ministre-président bavarois Markus Söder (CSU) tord le cou à cette éventualité à chaque sortie médiatique ou meeting électoral en dénonçant l’incompétence du ministre sortant de l’Économie et de la lutte contre le réchauffement climatique, vice-chancelier et tête de liste des Verts le 23 février prochain.

Option 4 : si la renaissance d’une « GroKo » – Grande coalition entre les grands partis traditionnels CDU/CSU et SPD, considérée comme un ultime recours – semblait la plus probable jusqu’au débat sur la politique migratoire fin janvier dernier, l’offensive de la CDU/CSU pour concurrencer l’AfD sur son propre terrain pourrait compromettre les chances d’une alliance au centre de l’échiquier politique. En dépit de l’échec du projet de loi de limitation du regroupement familiale l’immigration, portée par la CDU et soutenue à la fois par l’AfD, le FDP et le jeune parti d’extrême-gauche BSW (Alliance Sahra Wagenknecht), la question migratoire pourrait impacter sensiblement les négociations en vue de l’élaboration du contrat de coalition entre les deux grands partis traditionnels. Peut-on par ailleurs exclure que le SPD allemand, à l’instar du SPÖ autrichien il y a quelques semaines, renvoie finalement face-à-face les conservateurs et l’extrême-droite en quittant la table des négociations gouvernementales ?

Mathématiquement, un gouvernement minoritaire, tel qu’il est composé depuis le 6 novembre par le SPD et les Verts qui cumulent 30 % des intentions de vote, n’a pas davantage de chance d’emporter l’adhésion d’une majorité des députés du Bundestag qu’une CDU/CSU seule. Force est toutefois de constater qu’un socle commun CDU/CSU/SPD sera inévitable pour non seulement empêcher le « Brandmauer » de voler en éclat, mais aussi pour construire un programme gouvernemental cohérent et éviter la paralysie. Deux des trois élections dans les Länder de l’Est à l’automne dernier ont montré que pour contrer l’AfD, la CDU était disposée, soit à recourir à des alliances inédites comme en Thuringe avec les sociaux-démocrates et le BSW, soit à constituer un gouvernement minoritaire, comme en Saxe où CDU et SPD ont scellé un accord après avoir sondé le BSW. Une « coalition allemande » (Deutschlandkoalition), composée de la CDU/CSU, du SPD et du FDP n’est pas non plus à exclure totalement : alors que la croissance est en berne, les Libéraux restent le parti auquel l’électorat attribue les meilleures compétences sur les questions économiques. Pour l’heure, les jeux sont encore largement ouverts.


[1] « Scholz en voiture », caricature de PIET pour Cartooning for Peace, sur le site de Radiofrance, 27/12/2024.

[2] Cf. les chiffres des sondages d’opinion au 5 février 2025, recensés sur le site wahlrecht.de.

[3] 395 voix sur 707, 369 étant nécessaires à la majorité à la chambre basse du Parlement, le Bundestag.

[4] Depuis 2016, le frein à l’endettement limite l’endettement structurel et non le déficit conjoncturel à 0,035 % du PIB.

[5] La Loi sur le chauffage (Heizungsgesetz), prévoit que les permis de construire délivrés à partir du 1er janvier 2024 imposent des installations de chauffage utilisant 65% d’énergies renouvelables. Les installations fonctionnant au moyen d’énergies fossiles sont autorisées jusqu’au 31 décembre 2044.

[6] Cf. l’interview de la nouvelle Directrice générale de la Chambre allemande de commerce et d’industrie, Helena Melnikov, du 6 février 2025 pour le quotidien économique Handelsblatt.

[7] Hasard ou ironie de l’Histoire, la chute du gouvernement fédéral tripartite est intervenue peu ou prou au moment où paraissaient les mémoires de l’ancienne chancelière : Angela Merkel et Beate Baumann, Liberté, Albin Michel, 2024, 688 pages.

[8] « Dax-Vorstandschefs warnen vor Fremdenfeindlichkeit », Handelsblatt, 6 février 2025.

[9] Selon une enquête menée entre le 27 et le 29 janvier 2025, Statista 2025.

Julien Thorel

Politiste, Maître de conférences en civilisation allemande, doyen de la Faculté des Études internationales et interculturelles à CY Cergy Paris Université

Mots-clés

Droite

Notes

[1] « Scholz en voiture », caricature de PIET pour Cartooning for Peace, sur le site de Radiofrance, 27/12/2024.

[2] Cf. les chiffres des sondages d’opinion au 5 février 2025, recensés sur le site wahlrecht.de.

[3] 395 voix sur 707, 369 étant nécessaires à la majorité à la chambre basse du Parlement, le Bundestag.

[4] Depuis 2016, le frein à l’endettement limite l’endettement structurel et non le déficit conjoncturel à 0,035 % du PIB.

[5] La Loi sur le chauffage (Heizungsgesetz), prévoit que les permis de construire délivrés à partir du 1er janvier 2024 imposent des installations de chauffage utilisant 65% d’énergies renouvelables. Les installations fonctionnant au moyen d’énergies fossiles sont autorisées jusqu’au 31 décembre 2044.

[6] Cf. l’interview de la nouvelle Directrice générale de la Chambre allemande de commerce et d’industrie, Helena Melnikov, du 6 février 2025 pour le quotidien économique Handelsblatt.

[7] Hasard ou ironie de l’Histoire, la chute du gouvernement fédéral tripartite est intervenue peu ou prou au moment où paraissaient les mémoires de l’ancienne chancelière : Angela Merkel et Beate Baumann, Liberté, Albin Michel, 2024, 688 pages.

[8] « Dax-Vorstandschefs warnen vor Fremdenfeindlichkeit », Handelsblatt, 6 février 2025.

[9] Selon une enquête menée entre le 27 et le 29 janvier 2025, Statista 2025.