Perturbateurs endocriniens : l’impasse des politiques de prévention
À travers l’alimentation, l’eau, l’air intérieur, les cosmétiques, l’ameublement et de nombreux autres biens de consommation courante, chacun·e de nous s’expose à son insu aux perturbateurs endocriniens. L’expression désigne une catégorie de substances chimiques capables d’interférer avec le fonctionnement des hormones naturelles. La communauté scientifique compétente les relie à plusieurs effets sanitaires délétères : cancers hormonodépendants (sein, prostate…), troubles de la fertilité, altération de l’intelligence ou encore baisse de l’immunité et de la réponse vaccinale.

Alors, comment expliquer que les solutions par la prévention individuelle soient considérées comme des options crédibles pour répondre au problème, alors même que les expositions sont généralisées et donc difficilement évitables ? Pour le comprendre, il est important de revenir sur les rapports de force qui se sont noués autour de la définition du problème et des solutions à plusieurs échelles de décision et à plusieurs époques.
Au moment de la formalisation du concept de « perturbateurs endocriniens » dans les années 1990 aux États-Unis, plusieurs instruments juridiques se dessinent pour encadrer les substances chimiques à l’échelle internationale. Certains chercheurs parlent de « régime chimique »[1] pour désigner ce millefeuille de réglementations, très liées entre elles, dont le fonctionnement est éminemment complexe. La Convention de Stockholm fait partie des traités internationaux qui ambitionnent d’interdire plusieurs familles de substances, dont certains des perturbateurs endocriniens. À la même période, la convention pour la protection de l’environnement marin de l’Atlantique nord-est (Ospar), entrée en vigueur en 1998, se fixe également pour objectif de les éliminer en « une génération », soit à l’échéance 2020.
L’analyse de ces forums de politiques publiques permet de restituer le jeu d’acteurs et la manière dont circulent et s’affrontent les visions du problème des perturbateurs endocriniens et des solutions à y apporter. En les étudiant, on s’aperçoit que, dès les années 1990, il est rapidement question d’interdire ces substances par le droit. Ces solutions sont notamment portées par un groupe actif d’organisations non gouvernementales (ONG) environnementales transnationales, en particulier Greenpeace et le Word Wide Fund for Nature (WWF). Souvent recruté·es parmi des disciplines scientifiques (toxicologues, biologistes…), les responsables de campagne de ces organisations produisent une littérature grise abondante qui documente les effets délétères des perturbateurs endocriniens sur la santé et l’environnement. Le recours à des techniques de biosurveillance sur des groupes sociaux ciblés comme les eurodéputé·es ou encore les ministres européens de l’environnement permet l’inscription du problème à l’ordre du jour médiatique et politique.
Les perturbateurs endocriniens sont formulés comme un problème ubiquitaire auquel la réglementation et la substitution sont les principales solutions. Le cadrage bénéficie d’un relais plutôt favorable dans les arènes médiatiques françaises jusqu’à la première moitié des années 2000, qui correspond à la négociation puis à l’entrée en vigueur d’un nouveau règlement européen sur l’enregistrement, l’évaluation et l’autorisation des produits chimiques (Reach).
Le règlement Reach, point de bascule
On lit régulièrement l’idée selon laquelle Reach est la législation « la plus avancée au monde » en matière de protection de la santé et de l’environnement. Si l’on se penche sur les promesses de ce règlement au moment de son élaboration, alors on se rend compte des nombreux manquements et décalages depuis son entrée en vigueur.
On s’est longtemps focalisé sur les exigences revues à la baisse en termes de nombre de substances devant faire l’objet d’une évaluation, ou encore leur tonnage. Mais l’un des points importants du règlement était d’interdire les perturbateurs endocriniens (article 57 f). Or, le jeu des coalitions et des rapports de force propres à l’arène politique européenne a conduit à élaborer un compromis qui permet de continuer à les utiliser si l’industriel parvient à démontrer que les risques sont « valablement maîtrisés »[2]. Le principe de leur substitution obligatoire, promu par les ONG, les scientifiques et les acteurs politiques progressistes, a été abandonné. L’issue des négociations a donc modifié la définition du problème, en considérant les perturbateurs endocriniens davantage comme un risque chimique pouvant être évalué et contrôlé que comme un danger inacceptable, peu importe les seuils d’exposition.
De plus, l’entrée en vigueur du texte a réduit les options politiques disponibles pour prendre en charge le problème de manière structurelle, c’est-à-dire par la voie de l’encadrement réglementaire ou de l’interdiction des substances. Reach a atténué les mobilisations des acteurs associatifs favorables à un encadrement strict des perturbateurs endocriniens. Dans le même temps, cette catégorie est laissée sans définition opérationnelle ni critères harmonisés permettant d’identifier ces substances pour interdire ou retirer leur mise sur le marché. Toute évaluation de substance ou proposition de son retrait du marché s’établit au niveau européen, au sein de l’Agence européenne des produits chimiques (Echa). Si Reach accorde bien aux États membres la possibilité d’interdire une substance sur leur territoire en cas de dangers avérés pour la santé et l’environnement, cette procédure demeure complexe, coûteuse et incertaine. De fait, peu d’États y ont recours et l’on se heurte au maintien d’une forme de verrouillage de l’action publique dans ce domaine.
Entre stabilité, inertie et influence : la fabrique de l’inaction publique
Dans la période qui suit l’adoption de Reach, la carrière du problème des perturbateurs endocriniens continue d’évoluer jusqu’à l’adoption d’une définition européenne en décembre 2017. Pour autant, les politiques publiques connaissent une forme de stabilité, voire d’inertie. Depuis l’entrée en vigueur du règlement, seules trois substances ont été interdites au titre de leurs propriétés de perturbateurs endocriniens[3], alors qu’elles sont estimées à plus de mille[4].
Entre 2015 et 2018, le traitement médiatique, qui renseigne sur la définition publique du problème, est dominé par un cadrage en termes de conflit d’intérêts. Or, les travaux en sociologie et science politique ont montré que ces cadres ne permettaient pas de restituer la complexité des enjeux. Les institutions ne sont pas des « blocs monolithiques » et l’absence des acteurs industriels (et leur influence) ne conduirait pas nécessairement à des politiques guidées par l’intérêt général. Il faut donc s’intéresser aux mécanismes structurels qui favorisent les intérêts industriels et aux alliances qui permettent de les entériner. En France, deux stratégies nationales se sont succédé entre 2014 et 2024. Alors qu’elles visaient à « réduire l’exposition des populations » et « la contamination des milieux », elles ont été suivies de peu d’effets. Pour chaque stratégie, les rapports d’évaluation conduits par les corps de l’État pointent des difficultés à pouvoir mesurer les objectifs fixés[5]. Cela peut s’expliquer par trois principales raisons.
D’abord, la marge de manœuvre politique est considérablement réduite, dans la mesure où la réglementation des substances chimiques se décide à l’échelle de l’Union européenne. Ensuite, les mesures d’ordre plus réglementaire, réalisables à l’échelle nationale, comme le renforcement des contrôles, de la substitution, ou la promotion d’un étiquetage des produits contenant des perturbateurs endocriniens, se heurtent à la mobilisation des acteurs industriels, soutenus par certains services de l’État comme la direction générale des Entreprises[6]. La prévention par l’information-communication apparaît comme la mesure la moins contestée. Elle est aussi l’option politique la plus praticable par les services de l’État et plus facilement valorisable à court et moyen terme, là où la mise en œuvre d’autres mesures est plus incertaine. Enfin, on peut aussi avancer le concept de « dépendance au chemin emprunté » (path dependence) pour comprendre comment des solutions initialement appliquées à d’autres problèmes de santé publique se trouvent réintroduites pour solutionner des enjeux pourtant très différents.
Ainsi, le problème des perturbateurs endocriniens tend de plus en plus à être appréhendé par des instruments de prévention utilisés pour la lutte contre le tabagisme ou encore la réduction de la consommation d’alcool. Ces politiques peuvent être qualifiées de « symboliques » en tant qu’elles agissent sur les signes et le discours pour chercher à modifier les comportements individuels. C’est dans ce contexte que voit le jour le site « Agir pour bébé », devenu en 2021 « 1 000 premiers jours ». Il serait pourtant erroné de prétendre à l’innocuité de ces politiques symboliques qui produisent bien des effets, à commencer par le transfert du risque vers les individus.
Le temps de la prévention : individualisation des risques et gouvernement des corps
Ces politiques dites de « prévention » relèvent de la promotion de la santé, concept établi en 1986 par la charte d’Ottawa. Celle-ci prévoit, entre autres, que les individus acquièrent une autonomie en devenant responsables de leur santé. Il trouve à s’appliquer dans nombre d’actions en santé publique.
Pour autant, la recherche en sciences sociales a montré comment cette notion d’« encapacitation » (empowerment) des individus se traduisait surtout par l’affirmation d’un nouveau type de pouvoir. Le philosophe Michel Foucault l’a théorisé par le concept de « biopouvoir », c’est-à-dire un « pouvoir qui s’exerce sur la vie »[7] et le contrôle d’un certain nombre de processus biologiques. Dans nos sociétés néolibérales, il se caractérise par des dispositifs de gouvernement des corps et des conduites qui consacrent l’individu comme l’échelle d’action principale. Cela conduit à lui transférer la gestion de risques pourtant collectifs et omniprésents. Autrement dit, l’individu devient responsable de sa santé qui dépend de ses choix, notamment de consommation.
Le développement de l’épidémiologie et, plus récemment, de l’épigénétique a joué un rôle important dans la définition des problèmes de santé en termes de « facteurs de risques »[8]. Ces deux disciplines, bien que comportant leurs spécificités, ont pour point commun de dégager des liens de causalité entre l’altération de certains processus biologiques et les différents milieux de vie des personnes. « L’environnement » se trouve ainsi compris dans une acception à la fois élargie (milieux naturels, espaces domestiques, travail…) et très restrictive : il s’agit d’identifier des comportements « à risques » susceptibles de provoquer l’apparition d’une maladie.
L’autre point commun de ces deux disciplines est la prétention à la réversibilité des altérations observées. L’épidémiologie dite « interventionnelle » a précisément pour but de vérifier la diminution de certaines concentrations de substances dans le sang ou les urines après que les participant·es adoptent des consignes de vie strictes. Par exemple, elles ont permis de mettre en évidence que l’arrêt de consommation de boissons en canette diminuait nettement la présence de bisphénol et de phtalates – perturbateurs endocriniens répandus – dans les urines. L’épigénétique promeut elle aussi des changements de pratiques, par exemple alimentaires, pour agir sur la lecture des gènes et prévenir l’apparition de maladies.
Les campagnes d’information et de communication, outils privilégiés de la prévention, sont en grande partie alimentées par ces savoirs scientifiques. C’est dans ce cadre que s’inscrit par exemple la « stratégie des 1 000 premiers jours » qui a donné lieu au site Internet éponyme, présenté par les pouvoirs publics comme une mesure importante permettant de diminuer les expositions aux perturbateurs endocriniens. L’essentiel des recommandations concerne la sphère d’action individuelle. Elles s’imbriquent autour de la promotion d’un idéal type de la parentalité, qui postule la rationalité et l’égalité des individus devant le risque et les moyens de s’en prémunir.
Le principal écueil de ces politiques réside ainsi dans leur conception souvent univoque des « publics » auxquels elles entendent s’adresser. Conçus pour être entendus du plus grand nombre, les messages sont souvent « désocialisés », ignorant les variables sociodémographiques qui président pourtant à leur appropriation. Dès lors, en plus d’occulter l’origine industrielle des substances et la responsabilité des fabricants, ces politiques participent directement à la reproduction des inégalités sociales.
Des politiques vectrices d’inégalités
Les travaux en sciences humaines et sociales ont bien documenté tant les inégalités d’expositions environnementales d’une part que les inégalités dans la manière de se « prémunir » des menaces et d’adopter des comportements vertueux. Se dessine donc un phénomène de double exclusion. Les individus qui appartiennent aux classes sociales les plus populaires sont ceux qui sont généralement les plus touchés par les phénomènes de pollution. Sur ce point, les travaux des sciences sociales et des sciences médicales convergent. Les études épidémiologiques ont bien montré comment les populations dites « racisées », touchées par les inégalités socioéconomiques et habitant dans des zones fortement polluées, étaient proportionnellement plus contaminées que les individus appartenant aux classes supérieures[9].
La propension à se conformer aux recommandations sanitaires et environnementales est également déterminée socialement. Les classes supérieures s’alignent davantage sur les discours de prévention et de sensibilisation qui correspondent peu ou prou aux pratiques sociales qu’elles mettent en place par ailleurs. Elles disposent généralement d’un capital économique qui leur permet d’assumer le coût engendré par ces pratiques, comme la consommation régulière d’aliments issus de l’agriculture biologique. Elles tirent également des profits symboliques de ces pratiques qui leur permettent de se valoriser dans l’espace social auprès d’autres groupes sociaux desquels elles se distinguent par ailleurs. Les femmes sont celles qui assument généralement davantage la transition vers des pratiques écologiques, comme l’ont montré des enquêtes sur l’adoption de la couche lavable, réputée moins polluante et plus sûre d’un point de vue sanitaire.
L’enquête ethnographique que j’ai menée sur les ateliers de prévention de l’exposition aux perturbateurs endocriniens dans deux services de maternité publique rejoint ces travaux. 95 % des personnes qui les fréquentent sont des femmes. La participation à l’atelier est aussi très marquée socialement. Les participantes se recrutent également parmi les classes supérieures ou bien les fractions hautes des classes moyennes. Elles sont déjà relativement bien informées des risques liés aux perturbateurs endocriniens et viennent plutôt conforter leurs pratiques. Cette position dans l’espace social s’accompagne souvent d’une très bonne littératie en santé environnementale, c’est-à-dire d’une capacité à lire et comprendre les enjeux parfois complexes des liens entre environnement et santé. Là encore, ces capacités renforcent la propension à appliquer les recommandations le plus fidèlement, comme l’invitation à lire la composition des produits pour repérer les perturbateurs endocriniens ou bien le conseil de se référer à des labels environnementaux reconnus (Écocert, agriculture biologique, Cosmébio, etc.).
La répartition genrée de la prévention apparaît aussi très nettement dans les entretiens conduits auprès des participantes. Après l’atelier, les (futures) mères sont celles qui mettent en œuvre les recommandations dans la mesure où les conseils redoublent des catégories déjà structurées par les inégalités de genre (alimentation, soins au bébé, cosmétiques, entretien du foyer…). Les femmes sont aussi plus concernées par la modification de leurs pratiques que leurs conjoints. La prévention des perturbateurs endocriniens, comme d’autres enjeux écologiques, s’ajoute à leur charge mentale. C’est à elles qu’il revient non seulement de conduire le travail de comparaison des bons produits, mais aussi de sensibiliser leurs conjoints et leur entourage. Elles assument également d’autres coûts immatériels du travail préventif, comme le fait de devoir concilier la préparation de repas sains, conformes aux normes sanitaires, tout en s’octroyant des écarts ponctuels, conformes aux pratiques de l’entourage proche (famille, ami·es, collègues…).
Naviguer entre ces injonctions parfois contradictoires implique un important « travail émotionnel » des femmes qui cherchent à échapper aux stigmates de la « mère bio folledingue » qui prendrait trop à cœur les recommandations et de celle de la « mère fast-food » qui, au contraire, les mettrait trop à distance. Ces enjeux apparaissent actuellement comme des angles morts de la prévention, d’où la nécessité de réinscrire la réduction de l’exposition des populations comme un enjeu politique collectif.
Penser les enjeux politiques de la prévention
La charte d’Ottawa pour la promotion de la santé vise cinq piliers structurants, parmi lesquels la participation des citoyen·nes aux politiques publiques qui les concernent. Des dispositifs tels que la charte des « Villes et territoires sans perturbateurs endocriniens » constituent des pistes intéressantes pour relever un tel défi. Ils restent cependant ambigus, en raison des propriétés structurelles de ces substances et de la contamination généralisée des milieux. Plusieurs des collectivités territoriales signataires de cette charte abritent des zones de pollution importante. C’est notamment le cas de la métropole de Lyon. Signataire depuis 2021, plusieurs villes de l’agglomération sont confrontées à la contamination des ressources en eau potable par les substances per- et polyfluoroalkylées (PFAS). Des contradictions analogues s’observent à Annecy ou encore à Grenoble.
On touche ici aux limites des politiques de prévention par l’information et la communication qui visent à régler une exposition collective et ubiquitaire par des mesures essentiellement individuelles. C’est ce que le sociologue américain Andrew Szasz a théorisé dans les années 2000 par le concept de « quarantaine inversée »[10]. Les pratiques d’évitement des pollutions génèrent un autre problème identifié par le sociologue, celui de « l’anesthésie politique ». Autrement dit, les individus, dont on a vu qu’il s’agissait des mieux positionnés dans l’espace social, n’associent pas leurs pratiques individuelles à des objectifs de transformation politique par la participation et l’engagement civiques. Elles et ils ont tendance à privilégier un « refuge imaginaire » que leur offre la quarantaine inversée, cultivant l’illusion d’être protégé·e·s des pollutions.
Si l’information des populations est essentielle, elle ne peut constituer le principal instrument d’action publique. Une réappropriation du problème comme un enjeu politique collectif permettrait de tendre vers une société non seulement plus durable, mais également plus juste en matière de santé environnementale.