Arrêt de l’USAID : un grand frein aux recherches sur la santé et le développement
La mise à l’arrêt de l’Agence des États-Unis pour le développement international (United States Agency for International Development, USAID) annoncée fin janvier pour une période de quatre-vingt-dix jours a de nombreuses conséquences sur les programmes humanitaires, de nutrition, de traitement du VIH ou d’aide au développement, abondamment commentées dans les médias.

Une autre conséquence est la mise en pause, du jour au lendemain, du programme d’enquêtes démographiques et de santé (Demographic and Health Surveys, DHS), avec l’arrêt de la mise à disposition de toutes les données démographiques et de santé produites depuis plusieurs décennies par plus de trois cents enquêtes nationales conduites dans plus de quatre-vingt-dix pays, mais aussi l’arrêt de toutes les opérations de collecte, y compris pour les personnels sur le terrain.
Si l’impact sur les populations n’est pas aussi immédiat qu’il peut l’être avec l’arrêt d’un programme humanitaire, il préoccupe fortement la communauté des chercheurs et décideurs qui se basent sur ces données pour leurs études et leurs politiques dans de nombreux domaines : la fécondité, la santé et la mortalité des enfants, la santé reproductive, la planification familiale, l’autonomisation de la femme, le paludisme, la mortalité adulte, le handicap, etc.
C’est en effet le financement de l’USAID, par le biais de l’Inner City Fund (ICF), qui fournit une assistance technique et financière aux pays qui souhaitent implémenter ces enquêtes démographiques et de santé appelées DHS. Une de leurs forces est de proposer des questionnaires relativement standardisés, avec des questions posées de manière similaire d’une enquête à l’autre et d’un pays à l’autre, ce qui permet la comparabilité dans le temps et dans l’espace et a aussi l’intérêt de minimiser l’influence des gouvernements des pays qui pourraient être tentés de modifier les questionnaires au gré de leur sensibilité politique et idéologique.
Le site web du programme DHS fournissait des ressources gratuites pour toute personne souhaitant avoir des informations sur ces enquêtes ou des indicateurs produits à partir des données collectées. On pouvait y consulter tous les rapports d’enquête, mais aussi des publications, des informations méthodologiques, télécharger les données et, pour les non-spécialistes, un outil en ligne permettait de produire quelques statistiques simples sans avoir besoin de programme.
Les associations internationales pour l’étude scientifique de la population ont fait part de leurs préoccupations en matière de restriction des données, comme par exemple l’Association asiatique de la population (Asian Population Association, APA).
Le contexte global du déficit de données
La production de statistiques démographiques et de santé de qualité à l’échelle nationale et collectées en routine coûte chère et est réservée aux pays les plus riches, dits à revenu élevé. De nombreux pays ne disposent pas de système d’état civil permettant un enregistrement exhaustif des naissances et des décès sur l’ensemble du territoire. D’après le Fonds des Nations unies pour l’enfance (United Nations International Children’s Emergency Fund, Unicef), près de la moitié des enfants de moins de cinq ans vivant sur le continent africain ne seraient pas enregistrés. Par ailleurs, les recensements se font au mieux tous les dix ans et ne permettent pas d’avoir un suivi fin de la population et de savoir comment les individus naissent, vivent et meurent.
Au final, on dispose de peu d’éléments précis sur les populations des pays à revenu faible et intermédiaire, qui concentrent pourtant la plus grande partie de la population mondiale (84 % en 2024, d’après les estimations des Nations unies) et la quasi-totalité de la croissance de la population mondiale. Un des pays les plus peuplés d’Afrique, la République démocratique du Congo, que la forte croissance devrait positionner dans les dix pays les plus peuplés au monde d’ici 2050, n’a organisé qu’un seul recensement, en 1983, et l’essentiel des informations provient d’enquêtes menées auprès d’un échantillon de la population.
Dans les pays à revenu faible et intermédiaire, la principale source d’informations sur la population générale provient des DHS, qui existent maintenant depuis les années 1980. Ces enquêtes ont succédé aux enquêtes mondiales de fécondité qui étaient régulièrement organisées dans les pays en développement dans les années 1960 et 1970. Ce type d’enquêtes reposent sur le principe de collecter de manière rétrospective des informations sur ce qu’il s’est passé avant l’enquête.
Pour estimer la fécondité, par exemple, on demande à un échantillon de femmes en union ou, plus largement, en âge d’avoir des enfants si elles ont déjà eu des enfants et le calendrier des naissances. En posant des questions additionnelles sur la survie de leurs enfants, on peut aussi estimer la mortalité infantile et juvénile. La fécondité, la mortalité des enfants et la planification familiale sont des sujets qui restent centraux dans les DHS, mais le questionnaire permet de recueillir de nombreuses autres informations sur la santé maternelle et infantile, les conditions d’accouchement, la vaccination, la nutrition, le recours aux soins, etc. Selon les pays, des modules de questions peuvent être ajoutés ayant trait au VIH, au paludisme, avec l’utilisation de biomarqueurs pour mesurer des conditions de santé objectives telles que l’anémie, la taille/le poids et la prévalence du VIH. Plus récemment, ces enquêtes comprennent la collecte de données GPS permettant d’étudier le lien entre population et environnement et de les lier à d’autres sources de données.
En posant des questions sur les conditions socioéconomiques des individus, des ménages et des communautés dans lesquels ils vivent, on peut observer des différences dans les indicateurs entre groupes de population et identifier des facteurs explicatifs des situations observées et élaborer des politiques. De nombreux facteurs jouent sur les prises de décisions dans ces domaines et des questions sont aussi posées sur l’autonomie des femmes, les sources d’information, etc.
Ces enquêtes, renouvelées régulièrement, produisent des indicateurs essentiels qui permettent de suivre les évolutions, d’identifier des leviers d’action et de mesurer l’impact de politiques publiques. C’est sur ce format que sont construites les DHS.
Quelles conséquences si le programme s’arrête ?
Ces enquêtes jouent un rôle essentiel dans la connaissance de la situation démographique des pays, surtout dans l’étude de la fécondité et de la santé reproductive. Elles constituent une source indispensable au suivi des indicateurs de développement durable signés par les Nations unies en 2015, par exemple pour mesurer la baisse de la mortalité infantile, de la fécondité adolescente, de la mesure des besoins non-satisfaits en matière de contraception, ou encore de la mortalité maternelle…
Même si on peut espérer que les données seront récupérées et mises à disposition de manière centralisée par ailleurs, les bases de données ne sont actuellement plus disponibles alors même qu’elles constituaient la principale source en accès libre et gratuit pour nombre de chercheurs, universitaires, étudiants à travers le monde, en particulier celles et ceux résidant dans les pays à revenu faible et intermédiaire. De nombreux études, recherches et travaux sont ainsi empêchés.
L’arrêt de toutes les activités et enquêtes en cours sans préavis a aussi un impact direct sur les agences nationales de statistiques qui produisent ces enquêtes – devenues partie intégrante de la statistique publique – et les nombreux enquêteurs sur le terrain qui ont perdu, du jour au lendemain, leur unique source de revenu. En outre, leur pérennité est mise en question si, dans les quatre-vingt-dix jours impartis, le gouvernement décide de ne pas reprendre cette activité.
On peut imaginer une coupe budgétaire importante, si elle n’est pas totale, qui limitera les possibilités d’action, de soutien, de formation et de mise à disposition de ces données. Une autre crainte est de réorienter des sujets, notamment en santé reproductive (contraception, avortement), dans la philosophie de ce qu’il se passe aux États-Unis sur les questions de genre.
Les DHS fournissent des ensembles de données uniques, librement accessibles et comparables, couvrant plusieurs continents et décennies. Mettre fin au programme et empêcher les chercheurs d’accéder à ces données compromet les efforts de recherche internationaux, tant dans le Sud que dans le Nord.
Si ces enquêtes étaient remplacées par des efforts de collecte de données nationales, nous perdrions la comparabilité entre les pays et dans le temps, et ce serait probablement aussi une perte pour la science ouverte car ces efforts de collecte de données nationales sont moins susceptibles d’être accessibles à tous les chercheurs. Si l’enquête démographique et de santé ne peut être le seul outil utilisé pour comprendre la dynamique démographique d’un pays (en raison du manque de nuance contextuelle, qui est la contrepartie du fait de poser les mêmes questions dans des contextes différents), elle est indispensable pour comprendre l’évolution de la population dans le temps et dans l’espace, faire évoluer la science et, à terme, améliorer les conditions de vie des individus et sauver des vies.
Le relais devra assurément être pris par d’autres organismes d’aide au développement, mais il est à craindre que ces organismes seront fortement mobilisés par de très nombreuses autres urgences plus pressantes, liées ou non au gel de l’aide internationale américaine. Alors même que l’on peut craindre une dégradation de la situation sanitaire des populations, les spécialistes seront désormais bien en peine pour pouvoir la mesurer.